Le propos était dense mais clair avec la troisième conférence du cycle Mantegna, prononcée avec brio par l'universitaire américain Stephen J. Campbell, spécialiste de la culture d'Italie du Nord des XVe et XVIe siècles. La complexité iconographique des tableaux de la Renaissance révèle encore de belles surprises, ou du moins permet des interprétations jusque là guère étudiées. Les niveaux de lecture s'additionnent, se croisent et s'enrichissent mutuellement. Ainsi en va-t-il de L'Introduction du culte de Cybèle (Londres, National Gallery), peint à la fin de la carrière de l'artiste pour le studiolo du vénitien Francesco Cornaro : à première vue, il s'agit d'une de ces reconstitutions virtuoses de l'Antiquité, à grands coups d'imitations de reliefs anciens et d'effets scénographiques, comme on le voit dans les comparables "grisailles" présentées en ce moment au Louvre. Cette frise, narrant l'arrivée dans la Ville éternelle d'une statue de déesse orientale, s'articule en fait comme une réflexion plastique sur le pouvoir des images, par le biais de cette image de culte capable de fasciner ceux qui la regardent.
Avec une aisance que seuls possèdent les chercheurs les plus subtils, Campbell convoque les écrits d'Alberti sur l'apparence presque vivante des morts dans la peinture, et n'hésite pas à mettre en parallèle Mantegna et Léonard pour leur interprétation du poème Sur la nature de l'auteur romain Lucrèce. Ce dernier, connu pour sa philosophie matérialiste niant l'immortalité de l'âme, affirmait que l'esprit était trompé par le simulacre des images, en parlant justement du culte de Cybèle. Ce qui nous ramène encore à Mantegna !Cette force de l'image puise aussi ses ressources artistiques en se mettant à la croisée des traditions anciennes et présentes. Une oeuvre telle que le Christ bénissant de Washington évoque aussi bien le naturalisme de l'Enfant Jésus sculpté par Donatello pour le Santo de Padoue que l'aspect frontal d'une icône miraculeuse du même sanctuaire.
Toutes ces considérations sur le génie visuel de Mantegna amènent à considérer sous l'angle de la conception formelle la série de 9 grandes toiles intitulées Les Triomphes de César, aujourd'hui toutes conservées dans les collections royales anglaises. L'intervenant s'est bien gardé de préciser les conditions de création de ce cycle fort complexe, car cette question fait encore débat, au point que le catalogue de l'exposition lui-même reste évasif sur l'identité précise du Gonzaga (Ludovico ? Federico ?) commanditaire de l'ensemble et sur la datation...Quoi qu'il en soit, il faut placer cette réalisation à la fin de la vie de Mantegna, très probablement après 1485, alors que l'artiste avait déjà acquis une profonde connaissance du monde romain ancien.
Ces processions de généraux et d'objets pillés touchent bien évidemment au domaine politique, et il a été justement rappelé combien au XVe siècle les cours de Ferrare, Florence et Naples avaient favorisé les triomphes, en y intégrant tous les arts. Quant à l'ensemble de Mantegna, il accorde une place toute particulière à Rome : en effet, la dernière toile dans l'ordre logique se révèle être en fait la première réalisée, en intégrant César sur fond d'arc de triomphe orné de Dioscures, définissant le lieu comme la Ville éternelle. C'est ainsi que la suite des tableaux décrit une procession partant de Rome. Un tel programme dénote une assez grande liberté d'invention par rapport aux sources : on sait en effet que Mantegna voyagea à Rome en 1488, soit à une date proche de l'exécution des Triomphes, mais son intérêt prononcé pour l'arc de Constantin dans son œuvre graphique n'est guère visible dans ces tableaux. En somme, le cycle est conçu comme un modèle canonique et même un modèle pour les autres.
La grande source ancienne ayant véritablement influencé les Triomphes de César est le fait de Virgile, auteur latin né à Mantoue, qui célèbre sa ville natale dans le 3e Géorgique : sous le panégyrique se cache aussi le procédé de la translatio, par lequel la ville des Gonzaga devient une nouvelle Rome. Mantegna cherche ainsi à être sur un pied d'égalité avec Virgile, analogie qui illustre brillamment la fameuse formule d'Horace, souvent employée à propos de l'art de la Renaissance, ut pictura poesis. La Rome-Mantoue de Mantegna se présente comme un assemblage de vestiges et d'objets accumulés, rappelant l'emphase des collectionneurs de la Renaissance, extrêmement conscients du caractère significatif de leurs oeuvres d'art, notamment le fait que la possession et la collection d'antiquités participe à la connaissance. Les triomphes semblent s'effacer devant l'objet, comme si le pouvoir était dépendant d'une illusion qu'il a créée. Cette fausseté des apparences prend entre autres la forme de visages dans les nuages, matérialisant la fausseté des apparences chères à Lucrèce.
Comme souvent chez Mantegna, la méditation humaniste est sévère : Rome en ruines ne triomphe que d'elle-même, et la gloire passée sert un prestige ouveau. La ruine d'une culture donne naissance à une autre, de Rome à Mantoue, puis dans l'Angleterre de Charles 1er, comme par une curieuse ironie du sort. Seule reste la gloire de l'artiste, décrivant un âge d'or provisoire : mais son message saura être entendu quelques décennies plus tard par Giulio Romano, son digne successeur dans la célébration des hauts faits des maîtres de Mantoue.
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3 commentaires:
Encore une fois, votre résumé de cette conférence est captivant. Félicitations.
Merci, ces encouragements me vont droit au coeur ! J'espère surtout ne pas avoir trop simplifié la pensée de l'auteur, quelque peu exigeante mais plutôt convaincante...
Pour vous le dire, il eut fallu que j'assiste à ladite conférence, ce qui n'était pas le cas. Votre propos ne m'a cependant pas paru simplificateur, et surtout, même si il ne donne pas, j'imagine, tous les détails de la réflexion , il réussit à en faire saisir la profondeur.
P.S. : autrefois Perdiccas, j'ai décidé de faire chuter mon anonymat.
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