jeudi 30 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Les Anciens et les Modernes dans l'art de Mantegna, par Jacques Darriulat

Les rencontres sont peu fréquentes entre les philosophes de l'art et les historiens de l'art, et un artiste aussi intellectuel que Mantegna convenait parfaitement pour clore ce cycle par un propos assez original sur l'artiste. Jacques Darriulat, éminent professeur à la Sorbonne, a peu ou prou tenter de sonder le jugement moral de Mantegna sur son époque à travers la dialectique des Anciens et des Modernes.
Cette opposition récurrente depuis Pline le jeune_ et qu'on pourrait résumer un peu trivialement par l'adage populaire : "c'était mieux avant..."_ est largement développé par le traité sur la peinture d'Alberti (1446). Dans cet ouvrage faisant l'état des lieux sur l'art de son temps, l'intellectuel florentin regrette que la vertu des anciens, à travers l'art, n'influence pas la création de son temps. Il reconnaît que les modernes en savent plus que leurs prédécesseurs, mais considère cette connaissance comme un intellectualisme excessif de ses contemporains, qui restent des nains comparés aux géants de l'Antiquité. Il y a tout de même une lueur d'espoir avec des personnalités telles que Masaccio en peinture, Donatello concernant la sculpture, et Brunelleschi (à qui Alberti dédie son traité) pour l'architecture. Le rapprochement d'Alberti avec Mantegna n'est en rien fortuit, puisque le toscan non seulement fréquentait la cour de Mantoue (où on lui doit d'ailleurs l'une de ses grandes réalisations en tant qu'architecte, l'église de Sant'Andrea, dédié au saint patron de la ville...et de Mantegna !), mais était aussi, à l'instar du peintre des Gonzaga, un génie nostalgique de l'Antiquité. Jacques Darriulat ne s'arrête guère sur le "mysticisme archéologique" (Roberto Longhi) d'Andrea Mantegna, largement traité, pour envisager comment un tel artiste s'intègre dans le conflit opposant les anciens aux modernes, les géants aux nains.

Les figures de géant ne manquent pas dans son oeuvre, aussi bien avec la figure majestueuse de ses saint Sébastien que le démesuré saint Christophe dans la chapelle Ovetari, encore plus grand mort que vivant. Paradoxalement, le raccourci, hérité de Masaccio, accroît la taille : ainsi le Christ mort de la Brera, dont la stature colossale n'est autre que celle du fils de Dieu, visible encore avec l'Ecce Omo (Musée Jacquemart André) où Jésus écrase les bourreaux. Quant aux légionnaires des Triomphes, ce sont de véritables colosses_ Antiquité romaine oblige ! Le géant paraît encore plus grand quand les nains l'entourent, tel le Saint Sébastien (Louvre) dominant un monde minuscule visible derrière lui. Dans le domaine profane, la fresque de La rencontre dans la Chambre des époux (Mantoue, Palais ducal) accuse la grandeur des personnages en les plaçant devant un paysage, où se distingue un peuple infime s'activant dans une Rome lilliputienne. Vingt ans plus tôt, Mantegna avait déjà expérimenté un tel procédé visuel avec son Christ au jardin des oliviers (Londres, National Gallery), décrit par Bernard Berenson comme un "géant né de la roche", prenant place devant une Jérusalem aux faux airs de Constantinople...A l'arrière-plan du Christ mort de Copenhague, dans la partie droite, on remarque de petits personnages s'activant dans une carrière (un motif visible dans d'autres oeuvres de l'artiste, notamment la bien nommée Vierge des carrières aux Offices) : faut-il voir ces rochers comme les ruines colossales de la tour de Babel ou d'une civilisation ancienne sur laquelle se seraient édifiés les bâtiments modernes, de sorte que les nains modernes habitent les ruines des titans d'autrefois ?

Chez Mantegna, la construction perspective oppose le proche au lointain comme une dramaturgie : l'espace est dynamique, créant un premier plan s'arrachant à la profondeur et un fond comme dissocié. Dans La Crucifixion du Louvre, la verticalité des croix s'oppose à la fuite des personnages. Avec le Saint Sébastien (Louvre) triomphe la puissance de la perspective : Jacques Darriulat parle même d'une pathétique de la perspective, qu'il suppose être empruntée à Masaccio (et il compare, assez justement, le tableau de Mantegna à la célèbre Trinité de l'église florentine de Santa Maria Novella, dans laquelle Masaccio fait résister le groupe divin à la trouée perspective).

Pour Alberti, la peinture doit plutôt mettre en avant l'histoire plutôt que les figures. Sur ce point, Mantegna s'oppose avec son illustre contemporain, car il célèbre les grandes figures avec une perspective héroïque : cet effet spatial prend le nom de da sotto in su, donnant l'impression d'un colosse qui nous surplombe et nous écrase. Il faut de nouveau invoquer le Saint Sébastien du Louvre avec sa poussée perspective, sans oublier l'imposante Sainte Euphémie (Naples, Museo di Capodimonte) qui rappelle l'art de Piero della Francesca. Parfois ces géants nous toisent, tel saint Pierre dans le retable de San Zeno ou le saint Jérôme de La Madone Trivulzio (Milan, Castello Sforzesco).

Il semblerait qu'en représentant les figures sacrées ou les héros antiques, Mantegna ait exprimé par opposition son mépris de contemporains qu'il trouvait bien médiocres. Le séjour à Rome en est symptomatique puisque, au lieu de se confronter à la grandeur des Anciens, il rencontra surtout la vertu impuissante et l'ignorance au pouvoir. Une de ses dernières gravures (qu'on retrouve dans l'exposition) représente d'ailleurs l'humanité sous le règne de l'ignorance, avec en filigrane un culte à la vertu des anciens Romains, dont ne sont pas dignes leurs descendants. Les ultimes années du maître sont donc assombries par la mélancolie puisqu'il n'a plus la même place à la cour de Mantoue : le milieu qui l'avait autrefois glorifié est dominé, dès la fin du XVe siècle, par l'incontournable Isabella d'Este qui se tourne vers des artistes plus jeunes, Léonard de Vinci entre autres. Ce dépit de Mantegna se traduit par une critique plus ou moins cachée de la société, apparaissant déjà avec une certaine facétie dans la scène du baptême du magicien Hermogène par saint Jacques dans la chapelle Ovetari : au-dessus du groupe, un putto prêt à vaciller urine de peur sur les guirlandes, d'où une analogie plus ou moins piquante avec le geste du saint versant l'eau baptismale (comme l'a relevé Keith Christiansen)...
Le peintre au service du pouvoir fait preuve d'une véritable insolence dans la Chambre des Epoux, notamment dans les détails de La Cour de Mantoue : le puissant Ludovico se montre dans une sorte de robe de chambre, sa cour est peu flattée par l'accentuation des traits et des tares physiques, tandis que le seul personnage nous toisant d'un regard condescendant n'est autre que la naine. Ce trait pour le moins subversif atteint des sommets_ c'est le cas de le dire !_ avec le fameux oculus du plafond et ses putti malicieux (Jacques Darriulat signale aussi un autoportrait de profil du peintre dans les nuages, malheureusement difficile à déceler). Rarement un artiste de la Renaissance au service de l'aristocratie n'aura montré autant d'aversion pour la courtisanerie, préférant la dure franchise à la flatterie : Isabella d'Este juge son portrait par Mantegna peu ressemblant (on se doute plutôt que le tableau devait être trop réaliste aux yeux de la marquise !), alors qu'un de ses amis érudits, Battista Fiera, lui consacrera post-mortem en 1515 un dialogue imaginaire avec l'antique dieu Molus, personnification de la critique implacable.

Si Mantegna a pu se montrer aussi dur avec son époque, c'est qu'il souhaitait que les princes de la Renaissance adhèrent à la nécessité morale et politique de la vertu, la même pratiquée par les Anciens lorsque l'Italie dominait le monde. L'artiste n'ignorait pas le déclin des Gonzaga, et l'on peut imaginer que la ruine perpétuelle de la ville éternelle visible dans ses oeuvres ou bien La Vierge de la Victoire (Louvre) célébrant une victoire des plus contestables, reflète cette conscience. L'Antiquité n'est plus alors que l'alibi ruiné des principautés ruinées. Ce désarroi apparaît en substance dans le dernier Saint Sébastien (Venise, Ca'd'Oro) du maître, trouvé dans son atelier à sa mort : aux pieds du supplicié, un bandeau autour d'une bougie porte une inscription qu'on pourrait lire comme "tout n'est que fumée, sauf le divin". Mantegna a manifesté sa morale austère mais sincère jusque dans la tombe, par le biais d'un buste en bronze représentant ses traits sévères pour l'éternité. Ses conceptions morales ont rendu son art exigeant, mais eut-il pensé différemment que Mantegna n'aurait peut-être pas été l'un des plus grands maîtres du Quattrocento que nous admirons encore...

mardi 28 octobre 2008

Accrochage d'automne à la Galerie Artesepia

A l'occasion des expositions d'Automne rive gauche, dans la rue Verneuil (autrement plus connue pour la maison de Serge Gainsbourg...), la galerie Artesepia présente ses dernières acquisitions_ essentiellement des dessins originaires de toute la péninsule italienne, de la Renaissance au XIXe siècle. On peut aussi y voir un bel ensemble d'oeuvres dues à des artistes français qui, dans leur majorité, ont mis sur le papier ce qu'ils virent lors d'un séjour transalpin. Il y a même un flamand "vénétianisé", Ludwig Toeput dit Pozzosserrrato, représenté par une délicate Aubade en barque dans un parc : dans ce dessin jouant sur les effets atmosphériques du lavis domine une ambiance courtoise, au sein d'un jardin au bord de l'eau, qui paraît une fête galante avant l'heure.


Parmi les feuilles les plus anciennes, un beau paysage de Domenico Campagnola illustre magistralement la manière sensible de cet artiste padouan du début du XVIe siècle, dont on confond encore parfois la main avec celle de Titien. Il est vrai que Campagnola est particulièrement habile à rendre le monde champêtre par un jeu de fines hachures, esquissant les courbes des vallons et les toits de chaume, tout en restituant la paisible harmonie d'une nature sauvage avec l'environnement humain. Du côté de la Vénétie encore mais autour de 1600, Palma Giovane est à l'honneur avec deux dessins autographes, dont un Tarquin et Lucrèce, dont les lignes nerveusement mêlées traduisent la tension effroyable avant le viol imminent. D'après le même artiste, une bataille âpre mais cadencée reprend une composition peinte pour la Salle du Grand Conseil au Palais des Doges. Le dernier chapitre artistique de la Sérénissime est brillamment évoqué par Francesco Guardi et ses quelques spectateurs d'un tableau, figures croquées dans une manière vibrante et déliquescente à la fois, comme si l'artiste pressentait que son art participait à un chant du cygne...


Aucun grand centre baroque n'est oublié : le génois Giovanni Battista Poggi, auteur d'une Crucifixion de saint André et d'une Ascension, perpétue le style "géométrique" de Luca Cambiaso avec une emphase propre au XVIIe siècle ; l'école romaine se distingue avec une sanguine attribuée à Maratta, Vénus donnant des armes à Enée, où l'on sent poindre à la fin du Seciento cette élégance légère qui se muera bientôt en rococo (et le sujet mythologique sera d'ailleurs mis à l'honneur par les peintres français sous Louis XV) ; à Naples, Salvator Rosa provoque des émules comme en témoigne une petite copie de son Glaucus et Sylla (l'original est conservé à Bruxelles), où l'artiste anonyme a modéré le clair-obscur du tableau initial pour une palette éclaircie qui, du même coup, rend plus visible le geste brutal de la créature marine...On n'oubliera évidemment pas Bologne avec Le Jugement dernier de Giovanni Andrea Sirani, un élève de Guido Reni qui délaisse dans cette petite composition la grâce de son maître pour une mise en page subtilement chaotique, opposant l'élan impérieux du Christ aux assauts furieux d'un démon_ c'est la fin des temps dans quelques centimètres carrés !

Mentionnons encore Venise, où Fabio Canal dessine au début du XVIIIe siècle une très gracile Allégorie de l'Histoire, dans laquelle la ligne compte autant que les vides et les aplats. Longtemps ignoré voire méprisé, le XIXe est d'habitude le grand absent le panorama esthétique de l'Italie, surtout en ce qui concerne les arts graphiques. La surprise est pour le moins agréable avec Un Mendiant avec un enfant dans les rues de Naples (1840) d'Achille Vianelli, une scène de genre pittoresque au possible, qui semble prendre ses racines dans les petits miséreux de Zurbaran et Ribera, et connaîtra en tout cas une certaine fortune en France auprès de Théophile Gautier ou d'Ernest Hébert.

La France, justement, est l'autre grand axe de cet accrochage, autour surtout de paysages tous plus ou moins liés à l'Italie. Le rapport s'opère d'une part par le biais de vues imaginaires, notamment des caprices et des paysages avec monuments antiques, proches d'une veine largement développée par Giovanni Paolo Panini à Rome. De la Ville éternelle, plusieurs représentations du Panthéon et du Colisée exécutées entre le milieu du XVIIIe siècle et les années 1820, perpétuent le culte du monument antique, non sans ajouter quelques promeneurs anecdotiques ou rendre l'éclat de la lumière romaine frappant les témoins glorieux du passé. On conclura avec un véritable coup de coeur, prenant la forme d'un hommage d'un maître à un autre : il s'agit d'une copie de Fragonard de La Présentation au Temple qu'avait peinte Véronèse sur les volets d'orgue de l'église vénitienne de San Sebastiano. Par-delà les siècles, les deux immenses artistes se rejoignent dans ce même amour de la lumière claire, de la composition simple mais gracieuse et du mouvement suspendu dans la sérénité de l'instant. Si l'on ignorait la chronologie, on se laisserait aller à penser que Véronèse enseigna directement son art auprès de Fragonard. C'est, littéralement, une de ces belles pages d'un dialogue intemporel entre l'Italie et ceux qui la contemplent...

Je remercie vivement Georges et Angélique Franck, à la tête de la galerie Artesepia, pour leurs informations et leurs visuels aimablement transmis.

Galerie Artesepia, 40, rue de Verneuil, 75007 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 11H00 à 12H30 et de 14H00 à 19H00. Tél. : 01 42 96 29 21.

Références photographiques :
- Carlo Maratta (attribué à), Vénus donnant des armes à
Enée, sanguine sur papier, 26,8x19,5 cm
- Achille Vianelli, Un Mendiant avec enfant dans les rues de Naples, 1840, crayon et aquarelle, 22,3x14,7 cm
- Jean-Honoré Fragonard (d'après Véronèse), La Présentation au temple, contre-épreuve à la pierre noire, 19,8x29 cm

vendredi 24 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Itinéraires de la fortune moderne de Mantegna, par Alessandro del Puppo

Des Temps modernes à l'art moderne, il n'y a qu'un pas de quelques siècles et de beaucoup d'images que traverse sans peine le professeur d'art contemporain de l'université d'Udine (qui, par ailleurs, a prononcé sa conférence dans un français irréprochable). Il faut entendre le terme "art contemporain" au sens le plus large puisqu'on peut y inclure aussi bien Ingres et son Romulus vainqueur d'Acron (1812, Louvre) qu'une sculpture datée de 1987 et réalisée par le britannique Anthony Caro. En dépit du fossé chronologique et conceptuel existant entre les deux œuvres, le rapport se fait par l'intermédiaire des Triomphes de César, plus précisément des lances et des enseignes portées par les soldats romains. Il s'agit là d'une citation plus ou moins directe dans chaque cas, et Alessandro del Puppo s'est davantage attardé sur des exemples plus subtils, qu'ils classent en 3 catégories.

- Réélaboration iconographique : par leur "romanité primordiale et héroïque", Les Triomphes de César ont marqué la grande peinture d'histoire en France au XIXe siècle, notamment La Justice de Trajan de Delacroix (Rouen, Musée des Beaux-Arts) et L'Enrôlement des volontaires peint par Thomas Couture_ le maître de Manet_ en 1848. L'évolution se fait vers des formes plus allusives, justement avec Manet dans son Christ aux anges de 1864, qui fait référence au sublime tableau de même sujet de Mantegna à Copenhague, dont le peintre d'Olympia reprend l'humanité du modèle, chère à son contemporain Ernest Renan ; mais là où Manet se montre moderne, c'est avec le drapé cachant le sarcophage, qui permet à la peinture de s'affranchir du dogme du lien avec le passé.
Le cas de Gustave Moreau est des plus éloquents, et l'on se rend compte que dans cette filiation avec Mantegna, le peintre français se rapproche des préraphaëlites anglais. Le Parnasse a tout particulièrement intéressé Moreau puisqu'il s'inspire des motifs de ce tableau du studiolo d'Isabella d'Este pour une figure de Licorne, un Mercure et Pégase ou encore le Jason du Musée d'Orsay. Ces citations forment une sorte de pastiche où l'Antiquité devient décorative et les références littéraires nourrissent l'antinaturalisme_ en bref, une "mystique d'antiquaire", pour reprendre le mot de Focillon. Dès les années 1840, Le Parnasse avait commencé à féconder la peinture, notamment dans la grande composition inachevée de L'Âge d'or, imaginée par Ingres au château de Dampierre (Yvelines), qui inclut aussi des réminiscences des fêtes galantes et de Raphaël (influence peu étonnante chez Ingres...). Toutefois, le premier moderne à étudier Mantegna de façon systématique reste Degas, qui copie La Crucifixion du Louvre et réinterprète de façon synthétique Minerve chassant les Vices du jardin des Vertus. Marqué lui aussi par Les Triomphes de César (qu'il connaît surtout par la gravure), Degas n'hésite pas à reprendre littéralement une figure de porte-drapeau pour Les Fils de Jephté.

- Interprétation littérale : si l'on en croit Alessandro del Puppo, les danseuses de Degas associent Mantegna à la calligraphie orientale, tandis qu'une Madone du peintre italien (Berlin) est comparable à une statue asiatique...Si ce genre d'analogie peut prêter à discussion, il paraît assez manifeste que Mantegna devient un artiste particulièrement encensé dans l'Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle, tant dans la littérature (le peintre Rossetti lui dédie un poème, et l'érudit Simmons un ouvrage où il montre une admiration particulière pour La Madone de la Victoire) que dans les arts plastiques. C'est ainsi que le triptyque véronais de San Zeno retient l'attention de Burne-Jones, transposant la peinture du Quattrocento dans un univers romantique et allusif, au point d'ailleurs que le critique d'art Bernard Berenson voit en lui le Mantegna de son époque. Au début du XXe siècle, l'intérêt se fait moins passionné, quoique tout aussi intense, avec les jugements bien distincts des artistes et des historiens de l'art, qui se mettent à rédige les premières monographies modernes. Ce qui n'empêche guère un esprit aussi éminent que Roberto Longhi de voir chez son contemporain Giorgio de Chirico comme un écho de l'Antiquité magnifiée par Mantegna...

- Réduction formaliste : dans les années 1920 se produit un renouvellement du goût pour les primitifs. Cette tendance est le fait non seulement d'artistes italiens, mais aussi d'autres créateurs européens qui trouvent chez Mantegna une nouvelle voie pour la modernité. C'est le cas du jeune Dali qui fut visiblement inspiré par La Mort de la Vierge, seul tableau du maître au Prado, pour peindre les nuages de son Portrait de Luis Bunuel (1924), ou encore de la Gradiva d'André Masson (oeuvre emblématique du surréalisme dont j'avais eu l'occasion de parler ici) qui interprète le Saint Sébastien du maître avec des tensions psychanalytiques autour de la mort et de la régénération. Le tableau de Mantegna qui allait bientôt remporter tous les suffrages, tant auprès du grand public que des artistes, n'est autre que l'impressionnant Christ mort de la Brera, dont les innombrables paraphrases tendront à un rendu de plus en plus synthétique et désacralisé du corps vu en raccourci.

Ainsi triompha Mantegna au XXe siècle, fortement aidé par la photographie dont les vues de détail et autres agrandissements donnaient une nouvelle impression de la force de l'oeuvre un demi-millénaire après sa création. Par le biais d'utilisations visuelles des plus variées, l'oeuvre de Mantegna (comme d'autres maîtres anciens, d'ailleurs) connut une fortune qui s'affranchit des modalités habituelles de transmission, avec un destin autonome des images forgé par le jeu complexe des références et d'interférences. Les nouvelles expressions artistiques y trouvèrent aussi leur compte : que l'on songe au plus génial des élèves de Longhi, Pasolini, et sa façon de montrer le petit Ettore, tel un nouvel avatar du Christ mort, dans Mama Roma en 1962...

mardi 21 octobre 2008

Francesca Curti, Committenza, collezionismo e mercato dell'arte tra Roma e Bologna nel Seicento La quadreria di Cristina Duglioli Angelelli


La grande mode récemment développée des études sur l'histoire du goût a permis sortir de l'ombre des collectionneurs, longtemps éclipsé par le prestige de leurs biens artistiques. Aussi ponctuelle soit-elle, cette tendance de la recherche a le mérite de déborder du cadre de l'histoire de l'art, ou du moins de rattacher la disciple à l'évolution sociale selon les époques, les lieux, voire les personnes. Dans l'Italie du XVIIe siècle, on observe une forte demande des notables et grands bourgeois, faisant concurrence au mécénat princier si caractéristique de la Renaissance. Cristiana Duglioli Angelelli appartient bel et bien à cette nouvelle catégorie d'amateurs d'art, rien d'étonnant jusque là. Sauf qu'il s'agit d'une femme, cas rare voire unique dans un tel contexte.

Mariée au sénateur bolonais Andrea Angelelli, Cristiana a en effet constitué une collection en parallèle de celle de son époux, assassiné en 1643. Ce meutre provoquera le départ de la veuve pour la Ville éternelle, où elle réunit un ensemble comptant de nombreux tablaux baroques d'artistes contemporains. A côté des pièces d'orfèvrerie, Cristiana fait la part belle aux plus éminents maîtres de la première moitié du XVIIe siècle. Au-delà de l'intérêt esthétiquer, faut-il y voir un désir d'égaler le prestige des grandes familles romaines vivant dans le voisinage de Cristiana Duglioli Angelelli, à savoir les Barberini, les Pamphili et les Aldobrandini ? L'inventaire dressé à la mort de la collectionneuse en 1669 comptait 29 tableaux, essentiellement italiens. Quelques hollandais néanmoins trouvèrent place dans cet ensemble, comme une Scène d'école de Michael Sweerts que Francesca Curti identifie avec une toile aujourd'hui à Berkeley Castle, en Grande-Bretagne.



























Partant de cette liste post-mortement jusqu'alors rarement exploitée, L'auteure s'est efforcée de retrouver les oeuvres de Cristiana en proposant des rapprochement parfois inédits. Parmi les tableaux caravagesques se distingue un Dédale et Icare de Bartolomeo Manfredi, peut-être l'un des seuls élèves du maître du clair-obscur, qui donne une saveur psychologique assez savoureuse dans cet instant d'avant le drame fatal, tandis qu'un Saint Jérôme écrivant de Valentin de Boulogne est malheureusement perdu_ peut-être une variation sur l'un des tableaux peints sur le même thème par Caravage (Monserrat, monastère ; Rome, Galerie Borghèse) ? De Mattia Preti, originaire de Calabre mais actif aussi bien à Rome qu'à Naples, beaucoup d'oeuvres sont mentionnées et peu ont été retrouvées. C'est le cas des Evangélistes Luc et Jean passés sur le marché de l'art, et surtout du joyau du joyau de la collection, La Crucifixion de saint Pierre. Cette composition puissamment dramatique, dont le thème avait aussi été traité par Caravage ou Guido Reni dans ses jeunes années, se distingue non seulement par sa qualité esthétique incontestable, mais aussi par un historique prestigieux. Directement commandée par Cristiana à l'artiste, la toile se trouvait à la fin du XVIIe siècle entre les mains d'une autre collectionneuse, la reine Christine de Suède ; passée par la collection du duc d'Orléans, elle est désormais visible au Musée des Beaux-Arts de Grenoble.

Autre thème favorisé par la peinture baroque, La Mort de Cléopâtre (Milan, Collection Koelliker) revient à un peintre peu connu, Niccolo Tornioli (dont la Galleria Spada conserve à Rome Les Astronomes), natif de Sienne mais plutôt actif à Bologne. La cité émilienne est d'ailleurs l'un des points forts de la collection de Cristiana Dugliolo Angelelli, qui comprenait une Crucifixion de Guido Reni (aujourd'hui dans l'église de San Lorenzo in Lucina à Rome), un petit tableau de l'Albane représentant La Vierge en gloire avec saint Jérôme et saint François d'Assise (Bologne, Pinacoteca Nazionale), et surtout la très réussie Résurrection du Christ d'Annibale Carracci, une des meilleures compositions du peintre avant son départ pour Rome. La fortune de ce retable mérite d'être contée, car il s'agit bien à l'origine d'un tableau exécuté pour la chapelle privée d'un palais, bâtiment acquis avec ses biens en 1593 par Giovanni Angelelli, le beau-père de Cristiana, cette dernière l'ayant par la suite emmené avec elle à Rome en 1645. Son fils Francesco le rapporta en 1650 à Bologne, avant que le tableau ne soit de nouveau à Rome où il apparaît parmi les biens de l'inventaire post-mortem de Cristiana en 1669. On sait que, par la suite, La Résurrection revint finalement à Bologne en 1674 où elle ne bougea pas, jusqu'à son transfert définitif à Paris par les troupes napoléoniennes. Du palais bolonais au Louvre en passant par la collection romaine, c'est dire combien le culte religieux fit de plus en plus place à la ferveur esthétique. Derrière ces aléas de l'Histoire et ces histoires de famille, le curieux ne peut que s'essayer à l'archéologie du goût_ surtout à travers l'exemple singulier mais significatif d'une femme s'affirmant par le biais de la collection artistique

Francesca Curti, Committenza, collezionismo e mercato dell'arte tra Roma e Bologna nel Seicento La quadreria di Cristina Duglioli Angelelli, préface de Silvia Danesi Squarzina, Rome, Gangemi Editore, 2007, 157 p., 26 euros.

Crédits photographiques : © musée de Grenoble

vendredi 17 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Mantegna, Mantoue et l'image de l'empire romain, par Stephen J. Campbell

Le propos était dense mais clair avec la troisième conférence du cycle Mantegna, prononcée avec brio par l'universitaire américain Stephen J. Campbell, spécialiste de la culture d'Italie du Nord des XVe et XVIe siècles. La complexité iconographique des tableaux de la Renaissance révèle encore de belles surprises, ou du moins permet des interprétations jusque là guère étudiées. Les niveaux de lecture s'additionnent, se croisent et s'enrichissent mutuellement. Ainsi en va-t-il de L'Introduction du culte de Cybèle (Londres, National Gallery), peint à la fin de la carrière de l'artiste pour le studiolo du vénitien Francesco Cornaro : à première vue, il s'agit d'une de ces reconstitutions virtuoses de l'Antiquité, à grands coups d'imitations de reliefs anciens et d'effets scénographiques, comme on le voit dans les comparables "grisailles" présentées en ce moment au Louvre. Cette frise, narrant l'arrivée dans la Ville éternelle d'une statue de déesse orientale, s'articule en fait comme une réflexion plastique sur le pouvoir des images, par le biais de cette image de culte capable de fasciner ceux qui la regardent.

Avec une aisance que seuls possèdent les chercheurs les plus subtils, Campbell convoque les écrits d'Alberti sur l'apparence presque vivante des morts dans la peinture, et n'hésite pas à mettre en parallèle Mantegna et Léonard pour leur interprétation du poème Sur la nature de l'auteur romain Lucrèce. Ce dernier, connu pour sa philosophie matérialiste niant l'immortalité de l'âme, affirmait que l'esprit était trompé par le simulacre des images, en parlant justement du culte de Cybèle. Ce qui nous ramène encore à Mantegna !Cette force de l'image puise aussi ses ressources artistiques en se mettant à la croisée des traditions anciennes et présentes. Une oeuvre telle que le Christ bénissant de Washington évoque aussi bien le naturalisme de l'Enfant Jésus sculpté par Donatello pour le Santo de Padoue que l'aspect frontal d'une icône miraculeuse du même sanctuaire.

Toutes ces considérations sur le génie visuel de Mantegna amènent à considérer sous l'angle de la conception formelle la série de 9 grandes toiles intitulées Les Triomphes de César, aujourd'hui toutes conservées dans les collections royales anglaises. L'intervenant s'est bien gardé de préciser les conditions de création de ce cycle fort complexe, car cette question fait encore débat, au point que le catalogue de l'exposition lui-même reste évasif sur l'identité précise du Gonzaga (Ludovico ? Federico ?) commanditaire de l'ensemble et sur la datation...Quoi qu'il en soit, il faut placer cette réalisation à la fin de la vie de Mantegna, très probablement après 1485, alors que l'artiste avait déjà acquis une profonde connaissance du monde romain ancien.
Ces processions de généraux et d'objets pillés touchent bien évidemment au domaine politique, et il a été justement rappelé combien au XVe siècle les cours de Ferrare, Florence et Naples avaient favorisé les triomphes, en y intégrant tous les arts. Quant à l'ensemble de Mantegna, il accorde une place toute particulière à Rome : en effet, la dernière toile dans l'ordre logique se révèle être en fait la première réalisée, en intégrant César sur fond d'arc de triomphe orné de Dioscures, définissant le lieu comme la Ville éternelle. C'est ainsi que la suite des tableaux décrit une procession partant de Rome. Un tel programme dénote une assez grande liberté d'invention par rapport aux sources : on sait en effet que Mantegna voyagea à Rome en 1488, soit à une date proche de l'exécution des Triomphes, mais son intérêt prononcé pour l'arc de Constantin dans son œuvre graphique n'est guère visible dans ces tableaux. En somme, le cycle est conçu comme un modèle canonique et même un modèle pour les autres.

La grande source ancienne ayant véritablement influencé les Triomphes de César est le fait de Virgile, auteur latin né à Mantoue, qui célèbre sa ville natale dans le 3e Géorgique : sous le panégyrique se cache aussi le procédé de la translatio, par lequel la ville des Gonzaga devient une nouvelle Rome. Mantegna cherche ainsi à être sur un pied d'égalité avec Virgile, analogie qui illustre brillamment la fameuse formule d'Horace, souvent employée à propos de l'art de la Renaissance, ut pictura poesis. La Rome-Mantoue de Mantegna se présente comme un assemblage de vestiges et d'objets accumulés, rappelant l'emphase des collectionneurs de la Renaissance, extrêmement conscients du caractère significatif de leurs oeuvres d'art, notamment le fait que la possession et la collection d'antiquités participe à la connaissance. Les triomphes semblent s'effacer devant l'objet, comme si le pouvoir était dépendant d'une illusion qu'il a créée. Cette fausseté des apparences prend entre autres la forme de visages dans les nuages, matérialisant la fausseté des apparences chères à Lucrèce.

Comme souvent chez Mantegna, la méditation humaniste est sévère : Rome en ruines ne triomphe que d'elle-même, et la gloire passée sert un prestige ouveau. La ruine d'une culture donne naissance à une autre, de Rome à Mantoue, puis dans l'Angleterre de Charles 1er, comme par une curieuse ironie du sort. Seule reste la gloire de l'artiste, décrivant un âge d'or provisoire : mais son message saura être entendu quelques décennies plus tard par Giulio Romano, son digne successeur dans la célébration des hauts faits des maîtres de Mantoue.

vendredi 10 octobre 2008

Les bronzes du prince de Liechtenstein Chefs-d'oeuvre de la Renaissance et du baroque : exposition à Paris, Galerie J. Kugel

Parcourir les salles de la Galerie J. Kugel, c'est visiter une véritable caverne d'Ali Baba, dans les murs d'un hôtel particulier sur les bords de Seine. Sur trois étages, pièces de mobilier néoclassique, peintures XVIIIe siècle, éléments d'orfèvrerie d'Augsbourg, etc...attendent le visiteur curieux ou bien l'éventuel acheteur. Néanmoins, les objets présentés en ce moment au rez-de-chaussée de ce palais des arts ne sont pas à vendre : il s'agit en effet d'une partie de la collection de bronzes du prince de Liechteinstein, dont la famille a acquis de nombreuses sculptures depuis le XVIIe siècle. Fortement remaniée par les ventes et les achats, la collection princière compte actuellement un grand nombre de bronzes italiens ou réalisés par des artistes actifs de l'autre côté des Alpes. Les œuvres exposées Galerie Kugel couvrent ainsi la période allant des années 1470 au premier quart du XVIIIe siècle, autour des grands centres de Florence, Venise et Rome.

La plus ancienne pièce présentée s'intitule Le Peltaste, à cause du bouclier pelte que tient cette petite figure de guerrier. On la doit à Bertoldo di Giovanni, actif à peu près au même moment que Verrochio ou Pollaiuolo, soit à une époque où la tendresse du stile dolce en vigueur à Florence au milieu du XVe siècle cède le pas devant une manière héroïque et virile. C'est ce que confirme cette statuette, toute en force contenue, puissamment articulée malgré sa petite taille. L'oeuvre s'inscrit tout à fait dans la production du sculpteur, privilégiant un univers belliqueux comme dans sa création la plus fameuse, la Bataille de cavaliers. Son style de reliefs fait d'ailleurs l'exacte jonction stylistique entre la fluidité de Donatello et la nervosité de Michel-ange_ ce qui n'est pas un hasard puisque Bertoldo assista le premier dans sa vieillesse et influença les oeuvres de jeunesse du second.



Un Saint Sébastien joue les arlésiennes, et pour cause : peu de temps après sa présentation dans la galerie Kugel, il a traversé la Seine pour participer à la rétrospective Mantegna. Il faut dire que certains critiques n'ont pas hésité à donner l'œuvre au grand artiste d'Italie du Nord, mais la plupart des spécialistes la placent dans son entourage. Le débat reste ouvert dans la mesure où l'hypothèse d'un Mantegna sculpteur reste plausible mais sans être confirmée. Quoi qu'il soit, on peut aisément rapprocher le corps apollonien à peine touché par la souffrance, si ce n'est le visage âprement découpé par la douleur, des tableaux de Mantegna (de Vienne, du Louvre ou de la Ca'd'Oro à Venise) sur le même sujet.
Le foyer vénitien est, quant à lui, uniquement représenté par Sansovino, florentin établi dans la Cité des Doges, avec son Saint Jean-Baptiste. Bien que sa paternité ne soit guère indiscutable (notamment pour le travail très fluide du métal), cette représentation quasi expressionniste du cousin du Christ est relativement isolée dans la production vénitienne de Sansovino, caractérisée par une douceur des surfaces et une idéalisation classicisante des formes. On serait presque tenté de dire que le modèle de cette statuette atypique serait un autre Jean-Baptiste réalisé par un toscan de passage dans la Sérénissime, la fameuse statue en bois peint de Donatello dans l'église Santa Maria dei Frari. Certes, la silhouette de ce dernier est bien plus frêle que celle de son homologue de bronze : toujours est-il que l'effet d'animation de la peau de mouton et surtout la lassitude gravée dans le visage du saint ramènent inévitablement à la tutelle du plus grand sculpteur florentin du XVe siècle...

De Florence, il est encore question très largement avec les autres bronzes, qui sont pour la plupart issus de la ville des Médicis. Un noyau très intéressant est formé autour de Giambologna et son atelier. De "Jean de Boulogne" (ou plutôt originaire de Douai), qui domine littéralement la sculpture florentine du dernier tiers du XVIe siècle, une seule pièce est visible_ ce qui est peu étonnant, vu que sa production est majoritairement composée de marbres monumentaux. Il s'agit d'une Figure équestre de Ferdinand Ier de Médicis, qui n'est autre que la réduction du grand groupe dominant la Piazza dell'Annunziata depuis les années 1600. La figure du duc de Toscane sur son destrier, mêlant la puissance à la souplesse, fonctionne à merveille_ il faut dire que Giambologna n'en était pas à son coup d'essai, ayant déjà réalisé une pareille effigie du prédécesseur de Ferdinand Ier, Cosme Ier, qui se dresse elle sur la Piazza della Signoria.
Les petites répliques des chefs-d'oeuvre imposants de Giambologna ont permis une grande diffusion de l'art du maître dans l'Europe entière, surtout grâce à l'activité des disciples. Ce phénomène est particulièrement bien illustré par les quelques compositions décrivant des scènes violentes, tel le très virtuose Enlèvement d'une Sabine, dont le prototype a définitivement assis la réputation de Giambologna à Florence. Un autre groupe mérite quelque développement, car il prouve bien la profonde méditation du sculpteur d'origine flamande sur l'art de Michel-Ange : Hercule et le Centaure. La mise en page, avec le mouvement très brutal du demi-dieu s'apprêtant à frapper de sa massue l'ennemi tordu à ses pieds, est en effet une interprétation très subtile d'un Hercule et Cacus conçu par Michel-Ange comme pendant à son David (le groupe est seulement connu par une terre cuite autographe à la Casa Buonnaroti de Florence ainsi que par quelques bronzes d'après Michel-Ange). A ma connaissance, il n'existe pas de composition monumentale d'Hercule et Cacus exécutée par Giambologna, et le petit bronze pourrait bien s'inspirer d'un modèle perdu ou resté à l'état d'ébauche. Cette hypothèse se révèle plausible dans la mesure où tous ces groupes fondus d'après le maître sont dus au même disciple, Giovanni Francesco Susini, auteur aussi d'inventions purement personnelles comme David tenant la tête de Goliath. Le traitement du sujet est très différent des très célèbres sculptures florentines de la Renaissance, en montrant le jeune héros biblique assis près de la tête tranchée de son terrible adversaire. Il faut reconnaître à Susini une belle trouvaille formelle dans l'écho des courbes de l'énorme cimeterre et de l'anatomie encore adolescente de David.

Si Rome éclipse Florence à l'ère baroque sur le plan des arts plastiques, ce n'est pas pour autant que la cité toscane n'est plus productive, bien au contraire. On ne saurait pourtant passer sous silence le rayonnement durable de Bernin, aussi bien dans la ville éternelle que dans le reste de l'Italie. Avec le Buste du Pape Alexandre VIII Ottoboni réalisé par Domenico Guidi vers 1690-1691, se retrouve le type de portrait inventé par Bernin dans les années 1620 : du vêtement froissé au visage si vivant en passant par la mise en page, les jalons sculptés dans le marbre par le génie virtuose dans son Buste du Cardinal Scipion Borghèse (1632) sont ici transposés dans le métal. Les statues en pierre du Cavalier Bernin reçurent d'ailleurs un autre accueil critique très précoce, par le biais de répliques comme les deux belles têtes dites "L'âme bienheureuse" et "L'âme damné". En passant d'un matériau à l'autre, le bronzier a fidèlement restitué la force émotionnelle de ces oeuvres de jeunesse du sculpteur romain, illustrant à merveille ce que les théoriciens du XVIIe siècle ont intitulé "expression des passions".
La belle patine dorée sur ces bustes est visible sur d'autres copies, cette fois d'antiques des collections des Médicis, et ce traitement du matériau est en quelque sorte la signature du sculpteur florentin le plus notoire de l'ère baroque, Massimiliano Soldani-Benzi. Malgré une reconnaissance très relative à notre époque, cet artiste est particulièrement bien représenté dans les collections du Liechtenstein, avec près d'une douzaine de ses oeuvres inspirées par d'autres ou entièrement autographes. Dans cette dernière catégorie se distinguent des reliefs aux motifs très bien agencés malgré leur taille (notamment un Christ au Mont des Oliviers) et des petits groupes mythologiques en ronde-bosse exploitant tous les effets de mouvement et de surface du bronze pour parvenir à un véritable effet narratif. Dans un cas comme dans l'autre, Soldani-Benzi exécute de véritables tableaux sculptés, semblables à ces petites peintures d'amateur où la rhétorique baroque commence à prendre les inflexions plus légères du rococo.

Concluons par deux ensembles de bustes français, qui s'écartent à peine de la sphère italienne ancienne et moderne ou montre plutôt sa réception chez les sculpteurs de Louis XIV. Le contraste est saisissant entre le maître et l'élève, et pas seulement pour des raisons chronologiques et stylistiques : d'un côté, les deux bustes masculins de Pierre Puget, surnommé le "Michel-Ange de la France", accusent un vérisme prononcé en creusant les rides et en durcissant le regard, à la manière des austères effigies de la Rome républicaine, voire de Bernin dont Puget est finalement le sculpteur hexagonal le plus proche. De l'autre, Robert Le Lorrain laisse transparaître dans Thétis et Apollon une manière beaucoup plus idéalisée, voire abstraite, mais non dépourvue de beauté. Lisses et sans exubérance, ces pièces incarnent parfaitement l'évolution sensible de l'art français vers cette épure de l'héritage antique.

Les bronzes du prince de Liechtenstein Chefs-d'oeuvre de la Renaissance et du baroque, du 10 septembre au 7 novembre 2008. Galerie J. Kugel, 25, quai Anatole France, 75007 Paris. Ouvert du lundi au samedi de 10H00 à 18H30. Entrée libre. Catalogue par Alexis Kugel (Paris, J. Kugel, 2008, 133 pages, 40 euros).

Références photographiques :
- Bertoldo di Giovanni, "Le Peltaste", personnage porte-écu, vers 1473, bronze doré, H. 23 cm
- Giovanni Francesco Susini, David tenant la tête de Goliath, vers 1625-1630, bronze avec verni brun mat sur patine rouge mordoré, H. 30 cm
- Massimiliano Soldani-Benzi (d'après Bernin, Buste de l'âme damnée, vers 1705-1707, bronze à patine mordoré translucide, H. 40 cm

mardi 7 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Andrea Mantegna et les fresques de la chapelle Ovetari dans l'église des Eremitani à Padoue,...

...par Alberta Da Nicolo Salmazo

La deuxième conférence du cycle Mantegna avait des airs de bilan. L'intervention de l'historienne de l'art et professeur à l'université de Padoue, à qui on doit aussi la monographie sur le peintre parue aux prestigieuses éditions Citadelles et Mazenod en 2004, relatait les dernières avancées du chantier de restauration des fresques ruinées de l'église padouane des Eremitani, où Mantegna réalisa dès l'âge de 17 son premier chef-d'œuvre, hélas réduit à l'état de fragments par un bombardement aérien le 11 mai 1944. Mme Da Nicolo Salmazo connaît bien cette victime artistique de la seconde guerre mondiale puisqu'elle travaille depuis 2001 à la lente remise en place des multiples fragments ornant autrefois la chapelle.

Dans son testament, Antonio Ovetari demandait à ce qu'on peigne sur les murs de sa chapelle les saints auxquels était consacré le lieu, Christophe et Jacques. Son souhait fut exaucé le 16 mai 1448, date du contrat signé par deux artistes de Venise, Giovanni d'Allemagna et Alvise Vivarini (collaborant alors tous deux au sein l'atelier le plus actif de la Cité des Doges, à part celui des Bellini), et deux disciples du peintre padouan Nicolo Pizzolo et le précoce Mantegna. Ce dernier n'en était pourtant pas à son coup d'essai, puisqu'il avait alors réalisé en 1548, l'année même du départ fracassant de l'atelier de son maître, un retable pour l'église dédié à sainte Sophie à Padoue. Ce petit groupe de peintres avait déjà sous les yeux des ensembles locaux insignes, dont la chapelle Scrovegni peinte par Giotto au début du XIVe siècle. Néanmoins, la solution proposée par nos artistes appartient pleinement à la Renaissance par son travail de l'espace, qui explore la profondeur à la façon des reliefs qu'avait laissés Donatello dans la basilique de la ville. Le plus sensible à cette manière sculpturale n'est autre que Mantegna, qui finalement réalise la majeure partie des peintures.

Par un concours de circonstances assez singulier, le tout jeune artiste fut amené en effet à peindre la majeure partie des peintures de la chapelle Ovetari, dont les trois compositions ayant survécu à la seconde guerre mondiale (les deux scènes murales de la vie de saint Christophe en bas de la paroi, ainsi que le retable du maître-autel représentant l'Assomption). La mort de Giovanni d'Allemagna en 1450 requit la participation de deux nouveaux peintres, connus sous le nom de Bono da Ferrara et Ansuino da Forli, dont on perd très vite la trace, alors qu'Antonio Vivarini quitte lui aussi le chantier (parce qu'il se sent dépassé face à la nouvelle génération ? c'est l'hypothèse avancée par Alberta Da Nicolo Salmazo). Les deux artistes restant, à savoir Mantegna et son ancien condisciple chez Squarcione, Pizzolo, se partagent le travail. Au premier revient la paroi gauche illustrant la vie de saint Jacques (à l'exception du martyre devant être exécuté par Pizzolo), où chaque épisode est encadré par une corniche en faux marbre et mise en scène avec de fortes perspectives da sotto in su, pour accentuer l'impression qu'a le spectateur d'être le témoin direct de ces événements. Une seule étude dessinée de Mantegna pour le cycle nous est parvenue : elle représente le Miracle de Josias, avec un rendu des volumes uniquement par la lumière et les ombres. L'abside, quant à elle, fut peinte par Pizzolo, qui se démarque de son illustre collègue par un style plus expressif et moins ordonné, mais n'eut guère le temps d'exécuter davantage de compositions car il mourut en 1452. La genèse aussi compliquée des fresques de la chapelle Ovetari s'explique donc par cette succession d'intervenants sur le chantier qui, au final, laisse Mantegna seul dans la réalisation.

Alors qu'il vient à peine de quitter l'atelier du maître, notre artiste est déjà pleinement en possession de ses moyens picturaux_ en forçant le trait, on pourrait presque dire que tout le génie de Mantegna se trouve déjà dans cette chapelle. Cela est particulièrement frappant avec l'Assomption qu'il peintre pour l'autel, un tableau remarquable par sa perspective vertigineuse par en-dessous et la solennité dont est investie la Vierge montant aux cieux. Par la suite, les œuvres "ascensionnelles" de Mantegna développeront le thème à partir de ce remarquable exemplaire de jeunesse. Dans les deux compositions préservées de la vie de saint Christophe, réunies par une corniche, l'artiste démontre pareillement sa capacité virtuose à mettre en scène un espace, à l'aide de ressorts dramatiques insoupçonnés : dans le Martyre, la pergola renforce l'aspect tragique du moment en encadrant la scène du meurtre, tandis l'Enlèvement du corps exploite les jambes du géant pour creuser la profondeur. Paré d'une telle aura, Mantegna ne devait rester qu'une dizaine d'années à Padoue, avant d'être remarqué par les Gonzague qui surent, eux aussi, mettre à contribution sa virtuosité de fresquiste...

dimanche 5 octobre 2008

Deux nouvelles majoliques d'Isabelle d'Este au Louvre

Lorsqu'on évoque le mécénat de la puissante marquise de Mantoue, Isabelle d'Este (1474-1539), on évoque bien souvent la peinture (Mantegna, à tout hasard...), parfois la sculpture, mais presque jamais la céramique. Et pourtant les plats en faïence qu'elle commanda n'ont absolument rien d'une vaisselle usuelle et banale, bien au contraire : comme toutes les célèbres faïences des grands centres de Gubbio ou Derruta, ces objets s'ornent de représentations extrêmement élaborées où l'aspect symbolique et ornemental supplante toute utilité fonctionnelle_ si ce n'est d'afficher son luxe en exhibant de tels plats sur un dressoir. Sur les deux plats acquis par le Louvre par dation en 2007, datés des années 1520, les motifs tirés de gravures attestent d'ailleurs de la circulation de grands modèles à travers toute la péninsule italienne et dans tous les arts, y compris ceux parfois injustement taxés de "mineurs".

Le plat et la coupe n'ont vraiment rien de productions artisanales sérielles, car non seulement elles ont été créées dans des circonstances bien particulières, mais de plus leur auteur est un vrai maître de la faïence. Nicola di Gabriele Sbraga, dit Nicola da Urbino (du nom de sa ville natale, dans les Marches), fait partie de ces artistes qui se distinguèrent par une minutie infaillible et une connaissance excellente des effets de glaçure faisant briller la couleur. Cependant, il ne fait que traduire sur l'argile des motifs issus d'autres supports : sur le pourtour du plat, les scènes de l'histoire d'Orphée et d'Eurydice reprennent une gravure illustrant une édition des Métamorphoses d'Ovide, publiée à Venise en 1497. Bien qu'il ne soit pas l'auteur initial de la composition (qui regroupent les différents moments de l'histoire sur la même illustration d'une page de l'ouvrage), Nicola di Gabriele Sbraga fait montre d'une réelle ingéniosité pour disposer les différents épisodes du récit mythologique autour des armes d'Isabelle d'Este au milieu du plat : de gauche à droite s'enchaînent le mariage heureux des amants, le drame fatidique d'Eurydice mordue par le serpent puis Orphée s'apprêtant à traverser le Styx sur la barque de Charon pour retrouver sa bien-aimée. La fin tragique a beau ne pas être révélée, l'invention de l'enchaînement "circulatoire" pourrait presque faire penser à l'évocation d'un cycle de la vie...Cette configuration formelle fut d'ailleurs reprise par l'artiste dans un autre plat à sujet mythologique, Apollon et Daphné (Londres, British Museum), faisant lui aussi partie du service exécuté pour la marquise de Mantoue.

Quant à la coupe narrant Le Festin de Didon et Enée, elle est une traduction inversée, colorée et mise au format arrondi d'une vignette d'une gravure assez complexe et connue sous le nom de Quos ego (allusion à un passage de L'Énéide de Virgile, où Poséidon se déchaîne contre les vents ayant soufflé sans son aval). Dans le jeu des interprétations et des reprises, le cas est encore plus subtil car il s'agit d'une estampe de Marcantonio Raimondi, graveur plus ou moins attitré de Raphaël, s'inspirant d'un dessin perdu du maître. Les amateurs du "divin peintre" reconnaîtront aisément l'ascendant raphaëlesque de la représentation du plat : le visage à l'ovale bien marqué de la reine de Carthage ou le mouvement élégamment rythmé des serviteurs portant les plats se font l'écho stylistique des grandes entreprises menées par Raphaël et son atelier dans les années 1510-1520 au Vatican.

Le hasard fait bien les choses, car le grand chantier papal a aussi servi de sources d'inspirations pour une assiette et un fond de coupe signés Nicola da Urbino et que conservait déjà le Louvre. Le premier, à rattacher au même contexte de commande que les deux pièces nouvellement acquises, prend pour modèle une des fresques des Loges du Vatican, Abimélech épiant Isaac et Rébecca (généralement donnée au plus doué des éléves de Raphaël, Giulio Romano) : avec la technique de la faïence jouant sur la brillance de l'étain, Nicola ajoute une certaine vibration solaire qui ajoute à la tension du moment où le couple se fait observer par un personnage peu amène. Quant au fond de coupe, malheureusement séparé de son pourtour, on y reconnaîtra la partie centrale du célèbre Parnasse exécuté dans la Chambre de la Signature. A bien y regarder, la citation n'est pas strictement littéral, surtout concernant Apollon : la fresque figure un personnage au regard levé au ciel qui joue d'un instrument à cordes frottées (un violon ?), tandis que la céramique met une lyre dans les mains du dieu musicien, les yeux baissés vers une nymphe alanguie. Bien avant les tongs Joconde ou les t-shirts avec la Cène de Léonard, circulaient déjà des "produits dérivés" attestant d'un certain engouement pour des oeuvres universellement reconnues comme la meilleure expression de l'idéal d'une époque.


Nicola da Urbino Le service en majolique d'Isabelle d'Este, du 24 septembre 2008 au 5 janvier 2009. Paris, Musée du Louvre, Département des Objets d'art, aile Richelieu, 1er étage, salle 96. Fiche gratuite de la présentation disponible au pôle d'information (sous la pyramide).


Crédits photographiques : (C) RMN/Jean-Gilles Berizzi

mercredi 1 octobre 2008

Une grande vente d'art italien du XXe siècle chez Sotheby's

Plus d'une cinquantaine de lots seront mis en vente le 20 octobre par la maison de vente à Londres. Si l'on trouve ici ou là quelques noms fameux du Novecento régulièrement aux enchères, il est assez peu fréquent qu'une vente non italienne réunisse autant de "stars" de l'art moderne et contemporain.

En vrac, on trouvera du presque classique avec un Intérieur métaphysique avec tête de philosophe de Giorgio de Chirico, espèce de capharnaüm intellectuel où s'épanouit le vestige de l'antique ; et du très contemporain avec un Z transperçant une toile de Maurizio Cattelan, clin d'oeil à ce cavalier qui signe son nom à la pointe de l'épée...Entre ces deux extrémités chronologiques, le mouvement de l'arte povera s'impose en force autour des toiles sobrement déchirées de Luciano Fontana, des tapisseries chatoyantes d'Alighiero Boetti, ou encore des collages singuliers de Michelangelo Pistoletto, qui peuvent faire penser à un mélange entre l'exubérance de Tom Wesselmann et l'intimité d'Edward Hopper.

Et il y aussi des cas plus singuliers, comme les bronzes et dessins de chevaux aux membres effilés de Marino Marini_ celui-là même dont on ne retient généralement que le cavalier ithyphallique trônant devant le Palazzo Venier dei Leoni, abritant le Musée Peggy Guggeinheim, à Venise, sur le Grand Canal. Tout cela reste néanmoins bien sage en comparaison de l'objet le plus iconoclaste de la vente : une des boîtes contenant la Merda d'artista de Piero Manzoni, qui réalisait ainsi en 1961 un geste encore plus sacrilège que Duchamp avec son ready-made. Ces pièces sont particulièrement recherchées car ladite boîte est tout de même estimée entre 50 000 et 7000 livres sterling ! Comme quoi, tout a un prix, même la m...