Parcourir les salles de la Galerie J. Kugel, c'est visiter une véritable caverne d'Ali Baba, dans les murs d'un hôtel particulier sur les bords de Seine. Sur trois étages, pièces de mobilier néoclassique, peintures XVIIIe siècle, éléments d'orfèvrerie d'Augsbourg, etc...attendent le visiteur curieux ou bien l'éventuel acheteur. Néanmoins, les objets présentés en ce moment au rez-de-chaussée de ce palais des arts ne sont pas à vendre : il s'agit en effet d'une partie de la collection de bronzes du prince de Liechteinstein, dont la famille a acquis de nombreuses sculptures depuis le XVIIe siècle. Fortement remaniée par les ventes et les achats, la collection princière compte actuellement un grand nombre de bronzes italiens ou réalisés par des artistes actifs de l'autre côté des Alpes. Les œuvres exposées Galerie Kugel couvrent ainsi la période allant des années 1470 au premier quart du XVIIIe siècle, autour des grands centres de Florence, Venise et Rome.
La plus ancienne pièce présentée s'intitule Le Peltaste, à cause du bouclier pelte que tient cette petite figure de guerrier. On la doit à Bertoldo di Giovanni, actif à peu près au même moment que Verrochio ou Pollaiuolo, soit à une époque où la tendresse du stile dolce en vigueur à Florence au milieu du XVe siècle cède le pas devant une manière héroïque et virile. C'est ce que confirme cette statuette, toute en force contenue, puissamment articulée malgré sa petite taille. L'oeuvre s'inscrit tout à fait dans la production du sculpteur, privilégiant un univers belliqueux comme dans sa création la plus fameuse, la Bataille de cavaliers. Son style de reliefs fait d'ailleurs l'exacte jonction stylistique entre la fluidité de Donatello et la nervosité de Michel-ange_ ce qui n'est pas un hasard puisque Bertoldo assista le premier dans sa vieillesse et influença les oeuvres de jeunesse du second.
Un Saint Sébastien joue les arlésiennes, et pour cause : peu de temps après sa présentation dans la galerie Kugel, il a traversé la Seine pour participer à la rétrospective Mantegna. Il faut dire que certains critiques n'ont pas hésité à donner l'œuvre au grand artiste d'Italie du Nord, mais la plupart des spécialistes la placent dans son entourage. Le débat reste ouvert dans la mesure où l'hypothèse d'un Mantegna sculpteur reste plausible mais sans être confirmée. Quoi qu'il soit, on peut aisément rapprocher le corps apollonien à peine touché par la souffrance, si ce n'est le visage âprement découpé par la douleur, des tableaux de Mantegna (de Vienne, du Louvre ou de la Ca'd'Oro à Venise) sur le même sujet.
Le foyer vénitien est, quant à lui, uniquement représenté par Sansovino, florentin établi dans la Cité des Doges, avec son Saint Jean-Baptiste. Bien que sa paternité ne soit guère indiscutable (notamment pour le travail très fluide du métal), cette représentation quasi expressionniste du cousin du Christ est relativement isolée dans la production vénitienne de Sansovino, caractérisée par une douceur des surfaces et une idéalisation classicisante des formes. On serait presque tenté de dire que le modèle de cette statuette atypique serait un autre Jean-Baptiste réalisé par un toscan de passage dans la Sérénissime, la fameuse statue en bois peint de Donatello dans l'église Santa Maria dei Frari. Certes, la silhouette de ce dernier est bien plus frêle que celle de son homologue de bronze : toujours est-il que l'effet d'animation de la peau de mouton et surtout la lassitude gravée dans le visage du saint ramènent inévitablement à la tutelle du plus grand sculpteur florentin du XVe siècle...
De Florence, il est encore question très largement avec les autres bronzes, qui sont pour la plupart issus de la ville des Médicis. Un noyau très intéressant est formé autour de Giambologna et son atelier. De "Jean de Boulogne" (ou plutôt originaire de Douai), qui domine littéralement la sculpture florentine du dernier tiers du XVIe siècle, une seule pièce est visible_ ce qui est peu étonnant, vu que sa production est majoritairement composée de marbres monumentaux. Il s'agit d'une Figure équestre de Ferdinand Ier de Médicis, qui n'est autre que la réduction du grand groupe dominant la Piazza dell'Annunziata depuis les années 1600. La figure du duc de Toscane sur son destrier, mêlant la puissance à la souplesse, fonctionne à merveille_ il faut dire que Giambologna n'en était pas à son coup d'essai, ayant déjà réalisé une pareille effigie du prédécesseur de Ferdinand Ier, Cosme Ier, qui se dresse elle sur la Piazza della Signoria.
Les petites répliques des chefs-d'oeuvre imposants de Giambologna ont permis une grande diffusion de l'art du maître dans l'Europe entière, surtout grâce à l'activité des disciples. Ce phénomène est particulièrement bien illustré par les quelques compositions décrivant des scènes violentes, tel le très virtuose Enlèvement d'une Sabine, dont le prototype a définitivement assis la réputation de Giambologna à Florence. Un autre groupe mérite quelque développement, car il prouve bien la profonde méditation du sculpteur d'origine flamande sur l'art de Michel-Ange : Hercule et le Centaure. La mise en page, avec le mouvement très brutal du demi-dieu s'apprêtant à frapper de sa massue l'ennemi tordu à ses pieds, est en effet une interprétation très subtile d'un Hercule et Cacus conçu par Michel-Ange comme pendant à son David (le groupe est seulement connu par une terre cuite autographe à la Casa Buonnaroti de Florence ainsi que par quelques bronzes d'après Michel-Ange). A ma connaissance, il n'existe pas de composition monumentale d'Hercule et Cacus exécutée par Giambologna, et le petit bronze pourrait bien s'inspirer d'un modèle perdu ou resté à l'état d'ébauche. Cette hypothèse se révèle plausible dans la mesure où tous ces groupes fondus d'après le maître sont dus au même disciple, Giovanni Francesco Susini, auteur aussi d'inventions purement personnelles comme David tenant la tête de Goliath. Le traitement du sujet est très différent des très célèbres sculptures florentines de la Renaissance, en montrant le jeune héros biblique assis près de la tête tranchée de son terrible adversaire. Il faut reconnaître à Susini une belle trouvaille formelle dans l'écho des courbes de l'énorme cimeterre et de l'anatomie encore adolescente de David.
Si Rome éclipse Florence à l'ère baroque sur le plan des arts plastiques, ce n'est pas pour autant que la cité toscane n'est plus productive, bien au contraire. On ne saurait pourtant passer sous silence le rayonnement durable de Bernin, aussi bien dans la ville éternelle que dans le reste de l'Italie. Avec le Buste du Pape Alexandre VIII Ottoboni réalisé par Domenico Guidi vers 1690-1691, se retrouve le type de portrait inventé par Bernin dans les années 1620 : du vêtement froissé au visage si vivant en passant par la mise en page, les jalons sculptés dans le marbre par le génie virtuose dans son Buste du Cardinal Scipion Borghèse (1632) sont ici transposés dans le métal. Les statues en pierre du Cavalier Bernin reçurent d'ailleurs un autre accueil critique très précoce, par le biais de répliques comme les deux belles têtes dites "L'âme bienheureuse" et "L'âme damné". En passant d'un matériau à l'autre, le bronzier a fidèlement restitué la force émotionnelle de ces oeuvres de jeunesse du sculpteur romain, illustrant à merveille ce que les théoriciens du XVIIe siècle ont intitulé "expression des passions".
La belle patine dorée sur ces bustes est visible sur d'autres copies, cette fois d'antiques des collections des Médicis, et ce traitement du matériau est en quelque sorte la signature du sculpteur florentin le plus notoire de l'ère baroque, Massimiliano Soldani-Benzi. Malgré une reconnaissance très relative à notre époque, cet artiste est particulièrement bien représenté dans les collections du Liechtenstein, avec près d'une douzaine de ses oeuvres inspirées par d'autres ou entièrement autographes. Dans cette dernière catégorie se distinguent des reliefs aux motifs très bien agencés malgré leur taille (notamment un Christ au Mont des Oliviers) et des petits groupes mythologiques en ronde-bosse exploitant tous les effets de mouvement et de surface du bronze pour parvenir à un véritable effet narratif. Dans un cas comme dans l'autre, Soldani-Benzi exécute de véritables tableaux sculptés, semblables à ces petites peintures d'amateur où la rhétorique baroque commence à prendre les inflexions plus légères du rococo.
Concluons par deux ensembles de bustes français, qui s'écartent à peine de la sphère italienne ancienne et moderne ou montre plutôt sa réception chez les sculpteurs de Louis XIV. Le contraste est saisissant entre le maître et l'élève, et pas seulement pour des raisons chronologiques et stylistiques : d'un côté, les deux bustes masculins de Pierre Puget, surnommé le "Michel-Ange de la France", accusent un vérisme prononcé en creusant les rides et en durcissant le regard, à la manière des austères effigies de la Rome républicaine, voire de Bernin dont Puget est finalement le sculpteur hexagonal le plus proche. De l'autre, Robert Le Lorrain laisse transparaître dans Thétis et Apollon une manière beaucoup plus idéalisée, voire abstraite, mais non dépourvue de beauté. Lisses et sans exubérance, ces pièces incarnent parfaitement l'évolution sensible de l'art français vers cette épure de l'héritage antique.
Les bronzes du prince de Liechtenstein Chefs-d'oeuvre de la Renaissance et du baroque, du 10 septembre au 7 novembre 2008. Galerie J. Kugel, 25, quai Anatole France, 75007 Paris. Ouvert du lundi au samedi de 10H00 à 18H30. Entrée libre. Catalogue par Alexis Kugel (Paris, J. Kugel, 2008, 133 pages, 40 euros).
Références photographiques :
- Bertoldo di Giovanni, "Le Peltaste", personnage porte-écu, vers 1473, bronze doré, H. 23 cm
- Giovanni Francesco Susini, David tenant la tête de Goliath, vers 1625-1630, bronze avec verni brun mat sur patine rouge mordoré, H. 30 cm
- Massimiliano Soldani-Benzi (d'après Bernin, Buste de l'âme damnée, vers 1705-1707, bronze à patine mordoré translucide, H. 40 cm
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