Des Temps modernes à l'art moderne, il n'y a qu'un pas de quelques siècles et de beaucoup d'images que traverse sans peine le professeur d'art contemporain de l'université d'Udine (qui, par ailleurs, a prononcé sa conférence dans un français irréprochable). Il faut entendre le terme "art contemporain" au sens le plus large puisqu'on peut y inclure aussi bien Ingres et son Romulus vainqueur d'Acron (1812, Louvre) qu'une sculpture datée de 1987 et réalisée par le britannique Anthony Caro. En dépit du fossé chronologique et conceptuel existant entre les deux œuvres, le rapport se fait par l'intermédiaire des Triomphes de César, plus précisément des lances et des enseignes portées par les soldats romains. Il s'agit là d'une citation plus ou moins directe dans chaque cas, et Alessandro del Puppo s'est davantage attardé sur des exemples plus subtils, qu'ils classent en 3 catégories.
- Réélaboration iconographique : par leur "romanité primordiale et héroïque", Les Triomphes de César ont marqué la grande peinture d'histoire en France au XIXe siècle, notamment La Justice de Trajan de Delacroix (Rouen, Musée des Beaux-Arts) et L'Enrôlement des volontaires peint par Thomas Couture_ le maître de Manet_ en 1848. L'évolution se fait vers des formes plus allusives, justement avec Manet dans son Christ aux anges de 1864, qui fait référence au sublime tableau de même sujet de Mantegna à Copenhague, dont le peintre d'Olympia reprend l'humanité du modèle, chère à son contemporain Ernest Renan ; mais là où Manet se montre moderne, c'est avec le drapé cachant le sarcophage, qui permet à la peinture de s'affranchir du dogme du lien avec le passé.
Le cas de Gustave Moreau est des plus éloquents, et l'on se rend compte que dans cette filiation avec Mantegna, le peintre français se rapproche des préraphaëlites anglais. Le Parnasse a tout particulièrement intéressé Moreau puisqu'il s'inspire des motifs de ce tableau du studiolo d'Isabella d'Este pour une figure de Licorne, un Mercure et Pégase ou encore le Jason du Musée d'Orsay. Ces citations forment une sorte de pastiche où l'Antiquité devient décorative et les références littéraires nourrissent l'antinaturalisme_ en bref, une "mystique d'antiquaire", pour reprendre le mot de Focillon. Dès les années 1840, Le Parnasse avait commencé à féconder la peinture, notamment dans la grande composition inachevée de L'Âge d'or, imaginée par Ingres au château de Dampierre (Yvelines), qui inclut aussi des réminiscences des fêtes galantes et de Raphaël (influence peu étonnante chez Ingres...). Toutefois, le premier moderne à étudier Mantegna de façon systématique reste Degas, qui copie La Crucifixion du Louvre et réinterprète de façon synthétique Minerve chassant les Vices du jardin des Vertus. Marqué lui aussi par Les Triomphes de César (qu'il connaît surtout par la gravure), Degas n'hésite pas à reprendre littéralement une figure de porte-drapeau pour Les Fils de Jephté.
- Interprétation littérale : si l'on en croit Alessandro del Puppo, les danseuses de Degas associent Mantegna à la calligraphie orientale, tandis qu'une Madone du peintre italien (Berlin) est comparable à une statue asiatique...Si ce genre d'analogie peut prêter à discussion, il paraît assez manifeste que Mantegna devient un artiste particulièrement encensé dans l'Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle, tant dans la littérature (le peintre Rossetti lui dédie un poème, et l'érudit Simmons un ouvrage où il montre une admiration particulière pour La Madone de la Victoire) que dans les arts plastiques. C'est ainsi que le triptyque véronais de San Zeno retient l'attention de Burne-Jones, transposant la peinture du Quattrocento dans un univers romantique et allusif, au point d'ailleurs que le critique d'art Bernard Berenson voit en lui le Mantegna de son époque. Au début du XXe siècle, l'intérêt se fait moins passionné, quoique tout aussi intense, avec les jugements bien distincts des artistes et des historiens de l'art, qui se mettent à rédige les premières monographies modernes. Ce qui n'empêche guère un esprit aussi éminent que Roberto Longhi de voir chez son contemporain Giorgio de Chirico comme un écho de l'Antiquité magnifiée par Mantegna...
- Réduction formaliste : dans les années 1920 se produit un renouvellement du goût pour les primitifs. Cette tendance est le fait non seulement d'artistes italiens, mais aussi d'autres créateurs européens qui trouvent chez Mantegna une nouvelle voie pour la modernité. C'est le cas du jeune Dali qui fut visiblement inspiré par La Mort de la Vierge, seul tableau du maître au Prado, pour peindre les nuages de son Portrait de Luis Bunuel (1924), ou encore de la Gradiva d'André Masson (oeuvre emblématique du surréalisme dont j'avais eu l'occasion de parler ici) qui interprète le Saint Sébastien du maître avec des tensions psychanalytiques autour de la mort et de la régénération. Le tableau de Mantegna qui allait bientôt remporter tous les suffrages, tant auprès du grand public que des artistes, n'est autre que l'impressionnant Christ mort de la Brera, dont les innombrables paraphrases tendront à un rendu de plus en plus synthétique et désacralisé du corps vu en raccourci.
Ainsi triompha Mantegna au XXe siècle, fortement aidé par la photographie dont les vues de détail et autres agrandissements donnaient une nouvelle impression de la force de l'oeuvre un demi-millénaire après sa création. Par le biais d'utilisations visuelles des plus variées, l'oeuvre de Mantegna (comme d'autres maîtres anciens, d'ailleurs) connut une fortune qui s'affranchit des modalités habituelles de transmission, avec un destin autonome des images forgé par le jeu complexe des références et d'interférences. Les nouvelles expressions artistiques y trouvèrent aussi leur compte : que l'on songe au plus génial des élèves de Longhi, Pasolini, et sa façon de montrer le petit Ettore, tel un nouvel avatar du Christ mort, dans Mama Roma en 1962...
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