jeudi 25 décembre 2008

Joyeux Noël !




Federico Barocci, La Nativité, 1597, huile sur toile, 134x105 cm, Madrid, Museo del Prado

mercredi 24 décembre 2008

Le Futurisme à Paris une avant-garde explosive : exposition à Paris, Centre Pompidou

En 1909, alors que Paris avait supplanté Rome comme capitale des arts depuis près d'un siècle, quelques artistes italiens installés dans la capitale française proclamaient la naissance d'un nouveau mouvement esthétique, prônant une modernité industrielle et urbaine radicale face au poids du classicisme de leur culture d'origine. N'en déplaise au Centre Pompidou, le futurisme n'est pas à proprement parler la première avant-garde du XXe siècle, puisque déjà le fauvisme en 1905 et le cubisme en 1907 bousculent le paysage artistique. Toutefois, on saura gré aux organisateurs de l'exposition d'avoir présenté une vision toutes en nuances de cette esthétique de la machine et de la vitesse, en la comparant à tous les "isme" occupant le devant de la scène culturelle en Europe jusqu'en 1914.

Si l'on peut définir le futurisme comme une réaction à l'art développé par Picasso, Braque et leurs émules, il ne faut pas seulement y voir une réaction uniquement au traitement du nu ou à la restriction de la palette. Les causes de cette opposition initiale tiennent aussi aux tenant et aux aboutissants de ces deux tendances plastiques : alors que le cubisme cherche à saisir tous les aspects d'un objet à un moment quelconque_ ou, pour le dire autrement, donner sur la toile une définition formelle totale de l'objet sans considérations temporelles, le futurisme se veut expression de la forme et ses mouvements dans la fugacité de l'instant, avec une décomposition presque obsessionnelle du geste et ses conséquences dans un contexte temporel précis, d'où l'engouement pour la machine et les foules. Le poète Marinetti expose avec fougue et révolte ses arguments dans un Manifeste du futurisme publié dans Le Figaro (journal pourtant aujourd'hui peu révolutionnaire...), bel exercice de rage littéraire qui n'attendait plus que des prolongements picturaux. Utopique à l'extrême, Marinetti propose en 1911 de réinventer Venise à la mode ultra-moderne, quitte à détruire le Rialto ou Saint-Marc pour y bâtir des usines et même une Tour Eiffel !

Les commissaires de l'exposition ont cédé à la mode d'inviter un artiste contemporain dans les salles et, alors que cette tendance se révèle trop souvent artificielle, l'initiative est ici réussie. Une installation sonore et visuelle de Jeff Mills, pionnier de la musique techno à Détroit dans les années 1980, mêle images saccadées et sons électro cristallisant les angoisses modernes dans une veine proche du Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Toutefois, ajoutons une autre référence musicale, pas si éloignée du futurisme, omise par le panneau évoquant la création récente à Détroit : si, à côté de Jeff Mills, Motown s'est imposé comme un label mythique pour la musique noire américaine depuis les années 1960, les seventies de la cité automobile ont aussi été marqués par Iggy Pop et ses sulfureux Stooges, promoteurs déchaînés d'un rock nihiliste, volontiers bruitiste au point d'être taxé de garage, préludant aux assauts punk dont le credo sera..."no future" ! En bref, l'antithèse de nos héros de 1909.

L'épreuve du feu des peintres futuristes italiens sur la scène parisienne eut véritablement lieu en février 1912 lors d'une exposition organisée par la Galerie Bernheim Jeune et Cie, dont la plupart des toiles alors réunies sont exposées dans la salle centrale du parcours. Le futurisme s'articulait à ce moment autour de quatre jeune gens dans le vent du progrès, à l'affût des soubresauts de la ville fiévreuse, lumineuse et instable : Russolo, auteur d'une Révolte que rien ne saurait arrêter ; Severini décomposant le spectacle urbain en une mosaïque de parallèlèpipèdes imbriqués ; Boccioni, qui bouscule l'espace pictural en y intégrant signes et symboles dans un esprit pas si éloigné du cubisme ; et le très lyrique Carrà, digne héritier de l'impressionnisme par sa capacité à restituer la banalité par une touche aux vibrations exaltées et parfois fondues, et son coloris magnifiant l'éclat terne des rues le soir.



Alors que ce petit monde exhibe ses aspirations artistiques nouvelles, d'autres s'engouffrent dans des voies tout aussi originales : en 1912, non seulement Picasso mène le cubisme dans ses aboutissements les plus extrêmes avec une peinture synthétique et la mise au point du collage, mais aussi Kandinsky monte au créneau de la modernité en osant la première œuvre revendiquée comme non figurative (une aquarelle conservée dans les collections permanentes du Centre Pompidou). D'ailleurs, dès cette cruciale année 1912, les frontières se dissipent et chacun zyeute les coups d'éclats que propose tel ou tel pionnier. Cubisme et futurisme trouvent ainsi un terrain d'entente, grâce notamment à des "hybrides" tels que Fernand Léger s'essayant à des formes tubulaires saisies en pleine action ou encore Robert Delaunay dont L'Equipe de Cardiff (3e représentation) plaque un match de rugby devant sa chère Tour Eiffel, selon des modalités formelles et coloristes rappelant la peinture de Severini. La crise du cubisme des origines culmine avec le Salon de la Section d'or de 1912 (organisé peu après la fameuse exposition futuriste), où prédomine un éclectisme révélateur des émulations, interrogations et autres tensions provoquées par les artistes italiens : alors que les grands formats de Picabia ressemblent à des explosions de formes errantes, ou que Kupka décompose le mouvement d'une femme cueillant des fleurs dans une série de pastels s'attachant à l'harmonie de l'action (ensemble apparemment influencée par la chronophotographie d'Etienne-Jules Marey), Marcel Duchamp propose une synthèse convaicante entre Picasso et Boccioni avec son fameux Nu descedant un escalier, décrivant les rythmes successifs du corps dans des teintes ocres.

Le succès du futurisme dépasse largement la sphère parisienne, entre autres grâce à la bonne parole d'un Marinetti jouant les missionnaires en Russie ou en Grande-Bretagne. Dans un pays encore dominé pour peu de temps par le pouvoir tsariste s'épanouit néanmoins une vie intellectuelle très moderne et au fait des tendances développées en France : dans la peinture russe, le futurisme sert de base aux expériences rayonnistes de Larionov et Gontcharova, tandis que Malévitch y trouve les éléments formels nécessaires aux futures rigueurs géométriques du suprématisme. L'effervescence n'est pas moindre outre-Manche, où se développe un vorticisme adepte de la froideur industrielle et de l'univers mécanique.



Au final, le futurisme s'estompe aussi vite qu'il était apparu, pareil à ces bolides fendant l'air dont il avait fait des sujets de tableau. Ne résistant pas longtemps à l'appel des influences si nombreuses dans la peinture européenne de l'époque, cette esthétique se dissout ou plutôt aboutit à un mariage de raison avec la couleur pure mise en mouvement par le cercle et la courbe. Cette synthèse aux accents musicaux a son théoricien, Apollinaire, qui lui donne justement le nom d'orphisme. Sonia Delaunay en est une des plus brillantes représentantes, avec ses grandes toiles fascinantes d'équilibre chromatique et formel, régulièrement associées aux écrits de Blaise Cendrars, qu'on peut qualifier d'abstraites. Pourtant, plus que les évolutions culturelles, c'est bien la première guerre mondiale qui mit un terme au futurisme : ironie de l'histoire, un attentat anarchiste, la violence belliqueuse, la froideur du métal ou le bruit des armes, si vantés par le mouvement, devaient freiner toutes les avant-gardes et leur imposer une modernité non plus désinvolte dans sa théorie audacieuse mais atroce dans sa tragique réalité.


Le Futurisme à Paris une avant-garde explosive, du 15 octobre 2008 au 26 janvier 2009. Centre Pompidou, Place Georges Pompidou 75004 Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 11H00 à 21H00 ; nocturnes le jeudi jusqu'à 23H00 . Tarif plein : 12 euros ; tarif réduit : 9 euros. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger (Paris, Editions du Centre Pompidou, 400 pages, 39,90 euros).

Références photographiques :
- Carlo Carra, L'Uscita dal teatro (La Sortie du théâtre), 1909, huile sur toile, 69x91 cm, Londres, Collection Estorick
- Gino Severini, La Danse du "pan-pan" au Monico, 1909-1911/1959-1960, huile sur toile, 280x400 cm, Paris, Centre Pompidou/Musée national d'art moderne (C) ADAGP
(C) Photo CNAC/MNAM, Dist. RMN / Droits réservés

mercredi 10 décembre 2008

Giovanni Bellini : catalogue de l'exposition à Rome, Scuderie del Quirinale


Reconnu dès son vivant comme le plus grand peintre vénitien de la seconde moitié du XVe siècle, Giovanni Bellini n'avait pourtant jamais vraiment été l'objet d'une grande exposition monographique. Comme pour bon nombre d'artistes de cette époque, les tableaux de ce maître étant de dimensions très variables (du petit panneau aux immenses polyptyques) et souvent fragiles, il n'était guère facile de les réunir. D'autant que, à ces difficultés matérielles, s'en ajoutent d'autres, d'ordre davantage intellectuel : le catalogue de Giovanni Bellini reste encore à géométrie variable, que ce soit pour la chronologie de certaines œuvres ou l'autographie très discutée d'autres_ Bellini dirigeait probablement le plus grand atelier de peinture de la Sérénissime vers 1500, par lequel sont tout de même passés Giorgione, Titien ou encore Sebastiano del Piombo ! L'exposition qui se tient actuellement à Rome était donc plus qu'attendue, et peut donc être saluée comme la première manifestation monographique dédiée à cette personnalité artistique. N'ayant pu voir ladite exposition, je m'en tiendrai à la critique du catalogue. Sur la forme, peu à redire : comme d'habitude avec les éditions Silvana, les illustrations de qualité (ce qui vaut d'être souligner, vu la difficulté à rendre par la photographie le tonalisme de la peinture vénitienne), avec notamment des détails en pleine page, contribuent à faire de l'ouvrage scientifique aussi un beau livre d'art. Quant au fond proprement dit, il apporte quelques éléments intéressants mais aussi un certain nombre de déceptions, qu'on ne saurait totalement ignorer.

Différentes approches de l'art de Bellini sont envisagées dans la série d'essais précédant les notices. Après une rapide mais savante présentation de l'artiste par l'incontournable Mauro Lucco quand on parle d'art vénitien, est abordé une thématique généralement peu abordée : le dessin sous-jacent dans les tableaux. Grâce aux examens par réflectographie, il est désormais possible de déceler sous la couche picturale tout un réseau de lignes formant la structure de l'œuvre finale. Et ces études apportent tout un lot d'éléments cruciaux pour l'historien de l'art. On constate en effet que Bellini conserva cette technique préparatoire durant toute sa carrière, depuis les premiers tableaux au style assez graphique jusqu'aux Madones des dernières années. Cette observation incontestable permet ainsi de nuancer le jugement commun sur la peinture vénitienne, qui serait uniquement fondé sur la touche. D'ailleurs, la technique se retrouve ultérieurement (même si beaucoup moins prégnant qu'au Quattrocento) chez quelques élèves de l'artiste, ne serait-ce que Titien et sa fameuse Allégorie Conjugale du Louvre qui a révélé un tel tracé préparatoire.

Les autres essais se montrent plus classiques dans leur approche, qu'il s'agisse des sujets profanes dans la peinture de Bellini (qu'on connaît surtout par les toiles mythologiques de la fin de vie, alors que l'artiste fût chargé d'exécuter des compositions pour le Palais des doges à la fin du XVe siècle, toutes détruites dans un incendie en 1577), les divers commanditaires du peintre officiel de la Sérénissime autour de 1500 ou encore la production de portraits. Ce dernier point mérite une allusion car cet aspect de l'œuvre de Bellini est souvent éludé voire incompris, tant la production déconcerte : comme dans la peinture d'histoire, l'artiste a évolué de façon assez magistrale en quelques décennies, depuis l'encore très gothique Portrait de jeune homme de Birmingham à son chef-d'œuvre du genre qu'est le Portrait du doge Leonardo Loredan (Londres, National Gallery) en passant par le Portrait de Giovanni Emo (Washington, National Gallery of Art) à la sévérité proche de Mantegna. Les dernières études se focalisent plus particulièrement sur la construction spatiale et conceptuelle des tableaux, notamment dans le rapport qu'entretient la peinture avec la sculpture ou bien une évocation de la Transfiguration de Naples, encore empreinte de schémas byzantins malgré son style indéniablement renaissant.

Le catalogue des œuvres se révèle par contre assez déconcertant. Non pas tant pour la qualité ou l'intérêt des tableaux exposés que pour l'appréhension d'un tel artiste en 2008. On pourrait croire les propos purement et simplement monographiques d'un autre temps, comme le prouve superbement Mantegna au Louvre, dont l'exposition romaine est un peu une antithèse, comme il a été ici démontré. Comment peut-on encore traiter un artiste comme une sorte de figure isolée, en occultant non seulement ses contemporains mais aussi l'atelier ? Sur les 62 œuvres réunies pour l'occasion, seuls sont visibles des tableaux revenant à Bellini_ ou du moins prétendues autographes, comme on le verra. Rien de ses collaborateurs ou de ses suiveurs, pourtant bien connus, tels Vincenzo Catena ou Marco Baisati pour ne citer que les plus proches de la manière de Bellini. Alors que le Louvre analyse avec justesse les rapports stylistiques entre Mantegna et son beau-frère, il n'y a même pas d'œuvre de comparaison du peintre mantouan, seulement quelques vagues allusions dans les premières notices...Qu'une manifestation ne soit articulée qu'autour d'une seule et même figure reste discutable mais peut encore s'argumenter. Par contre, l'ensemble bellinien exposé à Rome appelle des critiques scientifiques moins amènes.


Tout d'abord, le catalogue est uniquement consacré à la peinture, et occulte donc complètement le dessin. L'occasion était pourtant rêvée pour démontrer combien l'artiste était aussi remarquable dans la couleur que dans la ligne ! On pourra toujours arguer que le corpus graphique est aujourd'hui mince, il existe encore quelques belles feuilles à la paternité peu discutée : on verra ainsi trois dessins de Giovanni Bellini rien que dans l'exposition Mantegna. Hélas, il y a encore pire puisque la quasi-intégralité des oeuvres sont présentées comme autographes alors qu'un regard un minimum exercé sera frappé par la différence d'un tableau à l'autre, et pas seulement en terme d'évolution du peintre. Si l'on peut assez bien comprendre le passage d'une manière encore gothique_ avec même des réminiscences byzantines_ d'une Madone conservée à Los Angeles (cat. 1) à l'interprétation renaissante du thème, avec la sensibilité atmosphérique propre à Venise, dans un panneau du Metropolitan Museum (cat. 4), comment croire de la même main l'admirable Transfiguration du Museo Correr et le bien plus médiocre Polyptyque de Genzano (cat. 9), censés avoir été peints par Bellini à peu d'années de distance ? Ce véritable écueil critique est assez bien rattrapé par une très belle sélection d'œuvres autour de la Passion, thème abondamment médité par l'artiste dans les années 1460-1470 : ses Crucifixions font d'abord apparaître Marie et Jean sur le Golgotha (cat. 8 et 15), avant de laisser progressivement le Christ seul devant un paysage sévère de roches et de cités, baigné d'une lumière tellement douce qu'elle semble vouloir atténuer les souffrances du martyre christique (cat. 22 et 23)...Bellini a surtout développé l'iconographie bien particulière du Christ mort de la Pietà, représenté soutenu par ses proches (cat. 10, 12, 18) ou bien des anges (cat. 11, 14), l'œuvre la plus impressionnante sur ce thème étant peut-être une magistrale grisaille des Offices (cat. 27), concentrant sept personnages autour du cadavre christique d'une profonde sérénité.

La mise en page à mi-corps privilégiée par Bellini pour ces sujets doloristes est largement reprise pour les Madones, abondamment produites tout au long de la carrière de l'artiste. Et l'on sait que la quantité n'a jamais gâché la qualité : on peut même dire que le peintre a sublimé une tradition picturale très forte à Venise, comptant de nombreux peintres de madones aux talents très divers, en donnant progressivement à l'arrière-plan une importance aussi forte qu'au groupe sacré. Le paysage s'oriente, en effet, vers une vision lyrique qui fait de l'image une véritable poésie sacrée (dont l'apogée sera bien entendue atteint avec Giorgione et Titien). Après les grandes étendues bleutées de ciel embrassant l'eau et les courbes des vallons, place vers 1500 aux panoramas plus fouillés, allant de pair avec une tendresse maternelle de la Vierge pour son fils. A côté des exemples bien connus de l'Accademia de Venise (cat. 33, 42) ou de Milan (cat. 59), quelques œuvres moins fameuses (mais pas moins intéressantes) tel ce panneau de Détroit (cat. 58) plaçant la Vierge à l'Enfant devant un rideau sur la partie gauche du tableau, pour laisser place de l'autre côté à une vue arcadienne. Ce format en largeur reste surtout l'apanage des Saintes Conversations : à ce sujet, on rappellera qu'une très belle Madone entourée de deux saintes (cat. 26), plongées dans un délicat clair-obscur, date du début des années 1480, c'est-à-dire qu'elle anticipe de près de 20 ans les expériences de Giorgione sur les figures émergeant de la pénombre, et doit être contemporaine de La Vierge aux rochers de Léonard...Cette manière "ténébriste" prend, dans les ultimes œuvres, des accents pathétiques autour de la figure isolée du Christ, bénissant ou portant sa croix (ce dernier type d'œuvre étant d'ailleurs très proche, par son cadrage, de compositions élaborées aussi bien par Giorgione et Mantegna que Dürer ou Léonard, et plus tard repris par Lorenzo Lotto dans un tableau aujourd'hui au Louvre). Quoique d'une haute qualité picturale, dans l'exécution comme dans le sentiment, ces "icônes renaissantes" posent d'évident problèmes d'attribution, et il apparaît clairement que les trois panneaux dont dus à des mains différentes qui reprennent une même invention de Bellini.

La peinture religieuse a beau voir été la principale expression de l'artiste, il n'en reste pas moins qu'il a été particulièrement innovant dans deux domaines, très diversement représentés dans l'exposition. Le genre du portrait est rapidement évoqué avec trois belles têtes d'hommes (cat. 35-37), découpant sur un fond azur leur buste, dont le visage aux traits concentrés contraste admirablement avec la délicatesse de leur chevelure (qui avait tant fasciné Dürer lors de ses séjours à Venise). Malheureusement, cette séquence s'arrête à la fin des années 1480, excluant de fait l'apogée de Bellini portraitiste qu'incarne vers 1501-1504 le Portrait du doge Leonardo Loredan (Londres, The National Gallery), effigie solaire toute en sérénité et en force contenue. Quant à l'histoire profane (autant les représentations symboliques que les scènes issues du monde antique), son traitement laisse à désirer. Il y a bien la présence de cette fascinante Allégorie sacrée (cat. 30) des Offices, bénéficiant d'une admirable notice de l'éminent Peter Humfrey retraçant les différentes interprétations de ce type d'image, qui conjugue de façon si troublante les registres de lecture au mystère de l'atmosphère aussi étrange que familière, et dont la polysémie iconographique sera bientôt amplifiée par Giorgione. Tout aussi troublant, un ensemble de quatre petites scènes allégoriques (cat. 44 a-d) pose des problèmes à la fois d'interprétation et d'iconographie qui, là encore, ont été lues selon différentes considérations parfois contradictoires mais qui ne s'annulent pas forcément entre elles...Le dernier tableau a beau être La Dérision de Noé (cat. 62) de Besançon, où le vieux maître s'incline désormais devant son ancien élève Giorgione, Bellini a surtout terminé sa carrière par quelques compositions mythologiques appelées à une grande fortune dans la peinture vénitienne de la première moitié du XVIe siècle : Bacchus enfant (Washington), la Jeune femme à sa toilette (Vienne) et La Fête des dieux (Washington). Or, aucune de ces pièces, incontournables pour l'articulation de la carrière de l'artiste, n'est exposée à Rome (même si elles sont évoquées dans l'un des essais introductifs : "Temi profani e pittura narrativa in Giovanni Bellini", d'Anchise Tempestini), privant le visiteur des ultimes coups d'éclat de Bellini et du même coup donnant une vision quelque peu fausse de sa production finale. On a ainsi le sentiment d'avoir pu apprécier le génie d'un maître sans en avoir saisi toute la richesse_ autrement dit, il manque encore à Giovanni Bellini l'exposition qui saura lui rendre le juste hommage et la place qui lui revient parmi les pionniers de la grande peinture européenne, celle qui allie la force du sentiment à la beauté du réel.

Giovanni Bellini, Milan, Silvana Editoriale, 2008, 383 p., 35 euros. L'exposition a lieu à Rome, Scuderie del Quirinale, du 30 septembre 2008 au 11 janvier 2009.

Références photographiques :
- Giovanni Bellini, Christ mort avec quatre anges, vers 1468, huile sur panneau, 80,5x120 cm, Rimini, Musei Comunali (cat. 14)
- Giovanni Bellini et atelier, Vierge à l'Enfant avec saint Siméon (?) et une sainte (dite aussi Nunc Dimitis), vers 1500, huile sur panneau, 62x82,5 cm, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza (cat. 52)

dimanche 9 novembre 2008

Exposition Mantegna au Musée du Louvre

Je ne traiterais pas de la fameuse exposition sur ce blog dans la mesure où je viens de publier un long article à ce sujet ailleurs.
Les commentaires sur ce texte sont bien sûr les bienvenus à la suite de cette annonce.

jeudi 6 novembre 2008

Entre tradition et modernité Peinture italienne des XIVe et XVe siècles : exposition à Paris, Galerie Sarti

Tous les deux ans environ, la Galerie Sarti organise une exposition présentant ses dernières acquisitions. Alors que la dernière manifestation en 2006 traitait de mobilier, Entre tradition et modernité renoue avec le domaine de spécialité de Giovanni Sarti : les primitifs italiens. C'est, à vrai dire, la seule galerie parisienne à proposer ce type d'œuvres, plutôt rares et faisant l'objet de peu d'expositions (on peut néanmoins signaler prochainement au Musée Jacquemart-André, Les Primitifs du Musée d'Altenbourg, prévu au printemps 2009). On sait malheureusement que ces panneaux extrêmement fragiles ont été bien souvent démembrés, quand ils n'ont pas simplement disparu (ce qui n'empêche pas les découvertes, comme ces panneaux du siennois Sano di Pietro venant juste d'être identifiés dans une église anglaise du Yorkshire). C'est pourquoi le nombre d'œuvres sur bois montrées à cette occasion pourrait sembler assez modeste, alors qu'il s'agit là d'un choix hautement exigeant et représentatif de la peinture italienne entre 1300 et 1500, encore largement dominée par la commande religieuse. Si les thèmes restent relativement restreints aux figures et aux scènes sacrées, leur traitement révèle une diversité extraordinaire qui tient tout à la fois du format de l'oeuvre, de sa destination, des inflexions artistiques propres à chaque région italienne ou encore de la personnalité de l'artiste. Il est donc plus malaisé qu'il n'y paraît de comprendre ces tableaux dans leur ensemble ou en particulier, et un catalogue superbement illustré et érudit saura satisfaire ceux qui cherchent à comprendre ce monde d'or et de foi.

La grande majorité de ces panneaux fut réalisée en Italie centrale, berceau des expériences menant à la Renaissance, et dans la région de Venise, qui longtemps maintint un séduisant mélange entre sa tradition byzantine et les nouveautés esthétiques venues de Toscane. L'ensemble d'œuvres vénètes permet d'ailleurs assez bien de suivre l'évolution artistique de ce territoire, avec tout d'abord une petite Crucifixion de Paolo Veneziano, considéré plus ou moins comme le fondateur de l'école vénitienne. La musculature du Christ en croix y est encore très schématique, de même que la topographie sommaire et l'échelle antinaturaliste des personnages renvoient encore à des schémas médiévaux_ et pourtant s'amorce déjà, certes timidement, l'étude proprement matérielle du corps et de son volume dans l'espace, sans oublier cette recherche de l'harmonie du coloris qui fera la renommée des peintres de la Sérénissime. Un demi-siècle plus tard, l'évolution se fait sensible avec la délicate Annonciation de Simone da Cusighe, peintre actif à Belluno à l'extrême fin du XIVe siècle et dont on ne conserve presque plus rien. Il ne s'agit là que d'un fragment de la fameuse scène biblique, l'ange Gabriel devant se trouver sur un panneau aujourd'hui perdu. Simone a dépeint la maison de la Vierge comme une sorte de petite chapelle (la pensée catholique, rappelons-le, assimile Marie à l'Église) à la perspective maladroite, mais non dépourvue d'une certaine grâce décorative avec ses colonnes fuselées et sa stricte symétrie, qui rattache l'artiste aux modes courtois du gothique international.


Il faut véritablement attendre la seconde moitié du XVe siècle pour que s'établissent en Vénétie les concepts esthétiques et intellectuels propres à la Renaissance, tels qu'on peut les voir dans la Vierge à l'Enfant allaitant de Bartolomeo Vivarini, dont les plis lourds et les formes bien arrondies participent au même courant pictural que le padouan Andrea Squarcione et son disciple le plus doué_ Mantegna, pour ne pas le nommer....Une place intéressante est accordée à la peinture de Vérone à la même époque, à travers Francesco Benaglio et sa Vierge à l'Enfant dont les attitudes hiératiques, le souci décoratif et la stylisation de la forme s'intègrent dans une composition typiquement renaissante : la fenêtre ouverte sur un paysage. Quant au Christ à la colonne de Liberale da Verona, moins connu pour la peinture de chevalet que la miniature, c'est une œuvre d'une profonde violence pathétique, et qui a plus à voir avec la tension doloriste de l'art germanique contemporain que de la sérénité confiante du Quattrocento. On osera même voir dans cette image frontale, au clair-obscur expressif, sans aucune issue heureuse prévisible, un avant-goût de la façon dont Caravage traitera les épisodes de la Passion plus d'un siècle après.

Si l'on tourne désormais vers l'art de l'Ombrie et de la Toscane, les plus anciens panneaux démontrent clairement la forte influence de Giotto mais aussi les divergences d'interprétation de celui qui passait pour le rénovateur du grand art antique. Il suffit de comparer les membres bien potelés de l'Enfant de Francesco Traini avec le bambin à la pose bien plus raide peint par Andrea di Nerio pour constater que la recherche d'un rendu plausible de l'anatomie ne part pas dans une seule direction. Il y a toutefois une forte tendance à une manière synthétique et monumentale, dont témoignent très bien les saints peints par Giusto de' Menabuoi dans des médaillons qui, malgré leur petite taille, possèdent la présence qui sied à leur aura sacrée. Sur la côte Adriatique, les tempéraments sont pour le moins singuliers : qu'on en juge avec le Noli me tangere d'Antonio da Atri qui s'articule autour du beau geste, tout en retenue, du Christ repoussant la Madeleine, un mouvement comme souligné par la sobriété d'un paysage d'arbustes nains et de petites collines ; actif dans les Marches, Pietro di Domenico da Montepulciano est l'auteur d'un Pape saint Pierre, hélas fragmentaire, mais imposant par sa position très frontale. Le premier souverain pontife a l'air palpable, mais il appartient bien aux sphères célestes comme témoignent les anges évanescents, créatures célestes rendues par filaments de lumière.


Une place à part doit être donnée à Sienne, cité où domine longtemps une forte tradition médiévale, mais qui s'accommode régulièrement des nouveautés de Florence, dans un mélange unique en son genre. Les peintres donnent notamment une certaine expressivité à leurs figures sacrées, tel Andrea di Bartolo di Fredi imprimant une certaine mélancolie à son Saint Marc, plongé dans une intense méditation pour transcrire par la plume le Verbe divin, ou encore les visages mi-sévères mi-boudeurs de Giovanni di Paolo. C'est dans un contexte aussi singulier qu'évolue une des personnalités les plus fascinantes du Quattrocento : Sassetta, à qui on doit des retables extrêmement sophistiqués dans leur structure comme dans leur style, hélas aujourd'hui fragmentés en multiples panneaux conservés dans des collections publiques et privées à travers le monde. Ainsi, le saint Augustin en buste acquis par Giovanni Sarti était à l'origine intégré dans un polyptyque très complexe, appelé la Madone de la neige (en référence à une chute de neige miraculeuse, à Rome en plein mois d'août, qui détermina le tracé de la basilique de Sainte-Marie-Majeure sous le pape Libère en 356_ un miracle d'ailleurs représenté, peu avant Sassetta, par Masolino sur un panneau pour un retable à Sainte-Marie-Majeure, aujourd'hui conservé à Naples). Tandis que le panneau principal avec ses saints réunis autour de la Madone se trouve au Palazzo Pitti à Florence, les autres vestiges se trouvent aussi bien à Londres qu'à Berlin, Paris, New York, Chantilly, Detroit, Moscou,..._ on imagine bien le cauchemar qu'aurait le commissaire d'une exposition monographisque sur Sassetta ! Quant à notre saint Augustin, il témoigne d'une personnalité extrêmement subtile entre justement tradition et modernité, qui cultive cet espèce de féérie lyrique du Moyen Âge sans négliger l'apparence vraie de ces livres prêts à tomber du panneau ou des rides sillonnant le visage. Mais que regarde, avec une lassitude mêlée de fascination, l'auteur de La Cité de Dieu ? Si l'on en croit la très savante reconstitution du retable proposée par Keith Christiansen, les yeux de saint Augustin étaient tournés vers la scène la plus imaginative du polyptyque : au revers de la Madone, un Saint François en gloire (Florence, Villa I Tatti) atteint dans l'extase la révélation divine, avec une expression qui n'a désormais plus rien à voir avec l'expérience sensible. Rarement une commande religieuse, nécessairement codifiée, n'avait alors atteint un tel degré d'invention et d'expressionnisme, et une telle audace formelle ne se retrouvera véritablement qu'avec les maniéristes. Entre temps s'épanouit la grandeur classique des deux premières décennies du XVIe siècle, parfois agitée et tragique comme dans Lucrèce annonce son suicide destiné à une chambre nuptiale à cause des vertus morales de la scène. Cette haute Renaissance se retrouve davantage dans La Vierge allaitant l'Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste de Girolamo Genga, modèle d'équilibre, de sérénité et d'élégance, réussisant parfaitement à replacer l'homme au coeur de la nature, selon des formules directement empruntées à Raphaël, originaire d'Urbino comme Genga. Le rêve d'un monde en parfait harmonie, à défaut d'être concrétisé, était mis en image...


Ceux qui n'auront pu voir la manifestation parisienne mais qui auront la possibilité de voyager pourront profiter d'une présentation encore plus fournie : avec d'autres primitifs, les tableaux de la galerie Sarti seront en effet exposés à Vienne, au Liechtenstein Museum, du 12 décembre 2008 au 14 avril 2009. Une "séance de rattrapage" guère déplaisante !

Je remercie la Galerie Sarti pour leurs visuels aimablements transmis.

Entre tradition et modernité Peinture italienne des XIVe et XVe siècles, du 19 septembre au 15 novembre 2008. Galerie G. Sarti , 137, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 10H00 à 18H00. Entrée libre. Catalogue collectif (Paris, G. Sarti, 2008, 281 pages, 50 euros).

Références photographiques :
- Bartolomeo Vivarini, Vierge à l'Enfant allaitant, vers 1450, tempera et or sur panneau, 55,5x37,6 cm
- Andrea di Nerio, Vierge à l'Enfant, vers 1330, tempera, or et argent sur panneau, 80x62 cm
- Giovanni di Paolo, Vierge à l'Enfant entre sainte Catherine martyre, sainte Dorothée (?) et deux anges, vers 1420, tempera et or sur panneau, 34,6x22,6 cm
- Donnino et Agnolo di Domenico del Mazziere (Maître de Santo Spirito), Lucrèce annonce son suicide, vers 1505-1510, panneau, 63x113,5 cm
- Girolamo Genga, La Vierge allaitant l'Enfant, avec le jeune saint Jean-Baptiste, vers 1510, huile sur panneau, 95x73 cm

jeudi 30 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Les Anciens et les Modernes dans l'art de Mantegna, par Jacques Darriulat

Les rencontres sont peu fréquentes entre les philosophes de l'art et les historiens de l'art, et un artiste aussi intellectuel que Mantegna convenait parfaitement pour clore ce cycle par un propos assez original sur l'artiste. Jacques Darriulat, éminent professeur à la Sorbonne, a peu ou prou tenter de sonder le jugement moral de Mantegna sur son époque à travers la dialectique des Anciens et des Modernes.
Cette opposition récurrente depuis Pline le jeune_ et qu'on pourrait résumer un peu trivialement par l'adage populaire : "c'était mieux avant..."_ est largement développé par le traité sur la peinture d'Alberti (1446). Dans cet ouvrage faisant l'état des lieux sur l'art de son temps, l'intellectuel florentin regrette que la vertu des anciens, à travers l'art, n'influence pas la création de son temps. Il reconnaît que les modernes en savent plus que leurs prédécesseurs, mais considère cette connaissance comme un intellectualisme excessif de ses contemporains, qui restent des nains comparés aux géants de l'Antiquité. Il y a tout de même une lueur d'espoir avec des personnalités telles que Masaccio en peinture, Donatello concernant la sculpture, et Brunelleschi (à qui Alberti dédie son traité) pour l'architecture. Le rapprochement d'Alberti avec Mantegna n'est en rien fortuit, puisque le toscan non seulement fréquentait la cour de Mantoue (où on lui doit d'ailleurs l'une de ses grandes réalisations en tant qu'architecte, l'église de Sant'Andrea, dédié au saint patron de la ville...et de Mantegna !), mais était aussi, à l'instar du peintre des Gonzaga, un génie nostalgique de l'Antiquité. Jacques Darriulat ne s'arrête guère sur le "mysticisme archéologique" (Roberto Longhi) d'Andrea Mantegna, largement traité, pour envisager comment un tel artiste s'intègre dans le conflit opposant les anciens aux modernes, les géants aux nains.

Les figures de géant ne manquent pas dans son oeuvre, aussi bien avec la figure majestueuse de ses saint Sébastien que le démesuré saint Christophe dans la chapelle Ovetari, encore plus grand mort que vivant. Paradoxalement, le raccourci, hérité de Masaccio, accroît la taille : ainsi le Christ mort de la Brera, dont la stature colossale n'est autre que celle du fils de Dieu, visible encore avec l'Ecce Omo (Musée Jacquemart André) où Jésus écrase les bourreaux. Quant aux légionnaires des Triomphes, ce sont de véritables colosses_ Antiquité romaine oblige ! Le géant paraît encore plus grand quand les nains l'entourent, tel le Saint Sébastien (Louvre) dominant un monde minuscule visible derrière lui. Dans le domaine profane, la fresque de La rencontre dans la Chambre des époux (Mantoue, Palais ducal) accuse la grandeur des personnages en les plaçant devant un paysage, où se distingue un peuple infime s'activant dans une Rome lilliputienne. Vingt ans plus tôt, Mantegna avait déjà expérimenté un tel procédé visuel avec son Christ au jardin des oliviers (Londres, National Gallery), décrit par Bernard Berenson comme un "géant né de la roche", prenant place devant une Jérusalem aux faux airs de Constantinople...A l'arrière-plan du Christ mort de Copenhague, dans la partie droite, on remarque de petits personnages s'activant dans une carrière (un motif visible dans d'autres oeuvres de l'artiste, notamment la bien nommée Vierge des carrières aux Offices) : faut-il voir ces rochers comme les ruines colossales de la tour de Babel ou d'une civilisation ancienne sur laquelle se seraient édifiés les bâtiments modernes, de sorte que les nains modernes habitent les ruines des titans d'autrefois ?

Chez Mantegna, la construction perspective oppose le proche au lointain comme une dramaturgie : l'espace est dynamique, créant un premier plan s'arrachant à la profondeur et un fond comme dissocié. Dans La Crucifixion du Louvre, la verticalité des croix s'oppose à la fuite des personnages. Avec le Saint Sébastien (Louvre) triomphe la puissance de la perspective : Jacques Darriulat parle même d'une pathétique de la perspective, qu'il suppose être empruntée à Masaccio (et il compare, assez justement, le tableau de Mantegna à la célèbre Trinité de l'église florentine de Santa Maria Novella, dans laquelle Masaccio fait résister le groupe divin à la trouée perspective).

Pour Alberti, la peinture doit plutôt mettre en avant l'histoire plutôt que les figures. Sur ce point, Mantegna s'oppose avec son illustre contemporain, car il célèbre les grandes figures avec une perspective héroïque : cet effet spatial prend le nom de da sotto in su, donnant l'impression d'un colosse qui nous surplombe et nous écrase. Il faut de nouveau invoquer le Saint Sébastien du Louvre avec sa poussée perspective, sans oublier l'imposante Sainte Euphémie (Naples, Museo di Capodimonte) qui rappelle l'art de Piero della Francesca. Parfois ces géants nous toisent, tel saint Pierre dans le retable de San Zeno ou le saint Jérôme de La Madone Trivulzio (Milan, Castello Sforzesco).

Il semblerait qu'en représentant les figures sacrées ou les héros antiques, Mantegna ait exprimé par opposition son mépris de contemporains qu'il trouvait bien médiocres. Le séjour à Rome en est symptomatique puisque, au lieu de se confronter à la grandeur des Anciens, il rencontra surtout la vertu impuissante et l'ignorance au pouvoir. Une de ses dernières gravures (qu'on retrouve dans l'exposition) représente d'ailleurs l'humanité sous le règne de l'ignorance, avec en filigrane un culte à la vertu des anciens Romains, dont ne sont pas dignes leurs descendants. Les ultimes années du maître sont donc assombries par la mélancolie puisqu'il n'a plus la même place à la cour de Mantoue : le milieu qui l'avait autrefois glorifié est dominé, dès la fin du XVe siècle, par l'incontournable Isabella d'Este qui se tourne vers des artistes plus jeunes, Léonard de Vinci entre autres. Ce dépit de Mantegna se traduit par une critique plus ou moins cachée de la société, apparaissant déjà avec une certaine facétie dans la scène du baptême du magicien Hermogène par saint Jacques dans la chapelle Ovetari : au-dessus du groupe, un putto prêt à vaciller urine de peur sur les guirlandes, d'où une analogie plus ou moins piquante avec le geste du saint versant l'eau baptismale (comme l'a relevé Keith Christiansen)...
Le peintre au service du pouvoir fait preuve d'une véritable insolence dans la Chambre des Epoux, notamment dans les détails de La Cour de Mantoue : le puissant Ludovico se montre dans une sorte de robe de chambre, sa cour est peu flattée par l'accentuation des traits et des tares physiques, tandis que le seul personnage nous toisant d'un regard condescendant n'est autre que la naine. Ce trait pour le moins subversif atteint des sommets_ c'est le cas de le dire !_ avec le fameux oculus du plafond et ses putti malicieux (Jacques Darriulat signale aussi un autoportrait de profil du peintre dans les nuages, malheureusement difficile à déceler). Rarement un artiste de la Renaissance au service de l'aristocratie n'aura montré autant d'aversion pour la courtisanerie, préférant la dure franchise à la flatterie : Isabella d'Este juge son portrait par Mantegna peu ressemblant (on se doute plutôt que le tableau devait être trop réaliste aux yeux de la marquise !), alors qu'un de ses amis érudits, Battista Fiera, lui consacrera post-mortem en 1515 un dialogue imaginaire avec l'antique dieu Molus, personnification de la critique implacable.

Si Mantegna a pu se montrer aussi dur avec son époque, c'est qu'il souhaitait que les princes de la Renaissance adhèrent à la nécessité morale et politique de la vertu, la même pratiquée par les Anciens lorsque l'Italie dominait le monde. L'artiste n'ignorait pas le déclin des Gonzaga, et l'on peut imaginer que la ruine perpétuelle de la ville éternelle visible dans ses oeuvres ou bien La Vierge de la Victoire (Louvre) célébrant une victoire des plus contestables, reflète cette conscience. L'Antiquité n'est plus alors que l'alibi ruiné des principautés ruinées. Ce désarroi apparaît en substance dans le dernier Saint Sébastien (Venise, Ca'd'Oro) du maître, trouvé dans son atelier à sa mort : aux pieds du supplicié, un bandeau autour d'une bougie porte une inscription qu'on pourrait lire comme "tout n'est que fumée, sauf le divin". Mantegna a manifesté sa morale austère mais sincère jusque dans la tombe, par le biais d'un buste en bronze représentant ses traits sévères pour l'éternité. Ses conceptions morales ont rendu son art exigeant, mais eut-il pensé différemment que Mantegna n'aurait peut-être pas été l'un des plus grands maîtres du Quattrocento que nous admirons encore...

mardi 28 octobre 2008

Accrochage d'automne à la Galerie Artesepia

A l'occasion des expositions d'Automne rive gauche, dans la rue Verneuil (autrement plus connue pour la maison de Serge Gainsbourg...), la galerie Artesepia présente ses dernières acquisitions_ essentiellement des dessins originaires de toute la péninsule italienne, de la Renaissance au XIXe siècle. On peut aussi y voir un bel ensemble d'oeuvres dues à des artistes français qui, dans leur majorité, ont mis sur le papier ce qu'ils virent lors d'un séjour transalpin. Il y a même un flamand "vénétianisé", Ludwig Toeput dit Pozzosserrrato, représenté par une délicate Aubade en barque dans un parc : dans ce dessin jouant sur les effets atmosphériques du lavis domine une ambiance courtoise, au sein d'un jardin au bord de l'eau, qui paraît une fête galante avant l'heure.


Parmi les feuilles les plus anciennes, un beau paysage de Domenico Campagnola illustre magistralement la manière sensible de cet artiste padouan du début du XVIe siècle, dont on confond encore parfois la main avec celle de Titien. Il est vrai que Campagnola est particulièrement habile à rendre le monde champêtre par un jeu de fines hachures, esquissant les courbes des vallons et les toits de chaume, tout en restituant la paisible harmonie d'une nature sauvage avec l'environnement humain. Du côté de la Vénétie encore mais autour de 1600, Palma Giovane est à l'honneur avec deux dessins autographes, dont un Tarquin et Lucrèce, dont les lignes nerveusement mêlées traduisent la tension effroyable avant le viol imminent. D'après le même artiste, une bataille âpre mais cadencée reprend une composition peinte pour la Salle du Grand Conseil au Palais des Doges. Le dernier chapitre artistique de la Sérénissime est brillamment évoqué par Francesco Guardi et ses quelques spectateurs d'un tableau, figures croquées dans une manière vibrante et déliquescente à la fois, comme si l'artiste pressentait que son art participait à un chant du cygne...


Aucun grand centre baroque n'est oublié : le génois Giovanni Battista Poggi, auteur d'une Crucifixion de saint André et d'une Ascension, perpétue le style "géométrique" de Luca Cambiaso avec une emphase propre au XVIIe siècle ; l'école romaine se distingue avec une sanguine attribuée à Maratta, Vénus donnant des armes à Enée, où l'on sent poindre à la fin du Seciento cette élégance légère qui se muera bientôt en rococo (et le sujet mythologique sera d'ailleurs mis à l'honneur par les peintres français sous Louis XV) ; à Naples, Salvator Rosa provoque des émules comme en témoigne une petite copie de son Glaucus et Sylla (l'original est conservé à Bruxelles), où l'artiste anonyme a modéré le clair-obscur du tableau initial pour une palette éclaircie qui, du même coup, rend plus visible le geste brutal de la créature marine...On n'oubliera évidemment pas Bologne avec Le Jugement dernier de Giovanni Andrea Sirani, un élève de Guido Reni qui délaisse dans cette petite composition la grâce de son maître pour une mise en page subtilement chaotique, opposant l'élan impérieux du Christ aux assauts furieux d'un démon_ c'est la fin des temps dans quelques centimètres carrés !

Mentionnons encore Venise, où Fabio Canal dessine au début du XVIIIe siècle une très gracile Allégorie de l'Histoire, dans laquelle la ligne compte autant que les vides et les aplats. Longtemps ignoré voire méprisé, le XIXe est d'habitude le grand absent le panorama esthétique de l'Italie, surtout en ce qui concerne les arts graphiques. La surprise est pour le moins agréable avec Un Mendiant avec un enfant dans les rues de Naples (1840) d'Achille Vianelli, une scène de genre pittoresque au possible, qui semble prendre ses racines dans les petits miséreux de Zurbaran et Ribera, et connaîtra en tout cas une certaine fortune en France auprès de Théophile Gautier ou d'Ernest Hébert.

La France, justement, est l'autre grand axe de cet accrochage, autour surtout de paysages tous plus ou moins liés à l'Italie. Le rapport s'opère d'une part par le biais de vues imaginaires, notamment des caprices et des paysages avec monuments antiques, proches d'une veine largement développée par Giovanni Paolo Panini à Rome. De la Ville éternelle, plusieurs représentations du Panthéon et du Colisée exécutées entre le milieu du XVIIIe siècle et les années 1820, perpétuent le culte du monument antique, non sans ajouter quelques promeneurs anecdotiques ou rendre l'éclat de la lumière romaine frappant les témoins glorieux du passé. On conclura avec un véritable coup de coeur, prenant la forme d'un hommage d'un maître à un autre : il s'agit d'une copie de Fragonard de La Présentation au Temple qu'avait peinte Véronèse sur les volets d'orgue de l'église vénitienne de San Sebastiano. Par-delà les siècles, les deux immenses artistes se rejoignent dans ce même amour de la lumière claire, de la composition simple mais gracieuse et du mouvement suspendu dans la sérénité de l'instant. Si l'on ignorait la chronologie, on se laisserait aller à penser que Véronèse enseigna directement son art auprès de Fragonard. C'est, littéralement, une de ces belles pages d'un dialogue intemporel entre l'Italie et ceux qui la contemplent...

Je remercie vivement Georges et Angélique Franck, à la tête de la galerie Artesepia, pour leurs informations et leurs visuels aimablement transmis.

Galerie Artesepia, 40, rue de Verneuil, 75007 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 11H00 à 12H30 et de 14H00 à 19H00. Tél. : 01 42 96 29 21.

Références photographiques :
- Carlo Maratta (attribué à), Vénus donnant des armes à
Enée, sanguine sur papier, 26,8x19,5 cm
- Achille Vianelli, Un Mendiant avec enfant dans les rues de Naples, 1840, crayon et aquarelle, 22,3x14,7 cm
- Jean-Honoré Fragonard (d'après Véronèse), La Présentation au temple, contre-épreuve à la pierre noire, 19,8x29 cm

vendredi 24 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Itinéraires de la fortune moderne de Mantegna, par Alessandro del Puppo

Des Temps modernes à l'art moderne, il n'y a qu'un pas de quelques siècles et de beaucoup d'images que traverse sans peine le professeur d'art contemporain de l'université d'Udine (qui, par ailleurs, a prononcé sa conférence dans un français irréprochable). Il faut entendre le terme "art contemporain" au sens le plus large puisqu'on peut y inclure aussi bien Ingres et son Romulus vainqueur d'Acron (1812, Louvre) qu'une sculpture datée de 1987 et réalisée par le britannique Anthony Caro. En dépit du fossé chronologique et conceptuel existant entre les deux œuvres, le rapport se fait par l'intermédiaire des Triomphes de César, plus précisément des lances et des enseignes portées par les soldats romains. Il s'agit là d'une citation plus ou moins directe dans chaque cas, et Alessandro del Puppo s'est davantage attardé sur des exemples plus subtils, qu'ils classent en 3 catégories.

- Réélaboration iconographique : par leur "romanité primordiale et héroïque", Les Triomphes de César ont marqué la grande peinture d'histoire en France au XIXe siècle, notamment La Justice de Trajan de Delacroix (Rouen, Musée des Beaux-Arts) et L'Enrôlement des volontaires peint par Thomas Couture_ le maître de Manet_ en 1848. L'évolution se fait vers des formes plus allusives, justement avec Manet dans son Christ aux anges de 1864, qui fait référence au sublime tableau de même sujet de Mantegna à Copenhague, dont le peintre d'Olympia reprend l'humanité du modèle, chère à son contemporain Ernest Renan ; mais là où Manet se montre moderne, c'est avec le drapé cachant le sarcophage, qui permet à la peinture de s'affranchir du dogme du lien avec le passé.
Le cas de Gustave Moreau est des plus éloquents, et l'on se rend compte que dans cette filiation avec Mantegna, le peintre français se rapproche des préraphaëlites anglais. Le Parnasse a tout particulièrement intéressé Moreau puisqu'il s'inspire des motifs de ce tableau du studiolo d'Isabella d'Este pour une figure de Licorne, un Mercure et Pégase ou encore le Jason du Musée d'Orsay. Ces citations forment une sorte de pastiche où l'Antiquité devient décorative et les références littéraires nourrissent l'antinaturalisme_ en bref, une "mystique d'antiquaire", pour reprendre le mot de Focillon. Dès les années 1840, Le Parnasse avait commencé à féconder la peinture, notamment dans la grande composition inachevée de L'Âge d'or, imaginée par Ingres au château de Dampierre (Yvelines), qui inclut aussi des réminiscences des fêtes galantes et de Raphaël (influence peu étonnante chez Ingres...). Toutefois, le premier moderne à étudier Mantegna de façon systématique reste Degas, qui copie La Crucifixion du Louvre et réinterprète de façon synthétique Minerve chassant les Vices du jardin des Vertus. Marqué lui aussi par Les Triomphes de César (qu'il connaît surtout par la gravure), Degas n'hésite pas à reprendre littéralement une figure de porte-drapeau pour Les Fils de Jephté.

- Interprétation littérale : si l'on en croit Alessandro del Puppo, les danseuses de Degas associent Mantegna à la calligraphie orientale, tandis qu'une Madone du peintre italien (Berlin) est comparable à une statue asiatique...Si ce genre d'analogie peut prêter à discussion, il paraît assez manifeste que Mantegna devient un artiste particulièrement encensé dans l'Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle, tant dans la littérature (le peintre Rossetti lui dédie un poème, et l'érudit Simmons un ouvrage où il montre une admiration particulière pour La Madone de la Victoire) que dans les arts plastiques. C'est ainsi que le triptyque véronais de San Zeno retient l'attention de Burne-Jones, transposant la peinture du Quattrocento dans un univers romantique et allusif, au point d'ailleurs que le critique d'art Bernard Berenson voit en lui le Mantegna de son époque. Au début du XXe siècle, l'intérêt se fait moins passionné, quoique tout aussi intense, avec les jugements bien distincts des artistes et des historiens de l'art, qui se mettent à rédige les premières monographies modernes. Ce qui n'empêche guère un esprit aussi éminent que Roberto Longhi de voir chez son contemporain Giorgio de Chirico comme un écho de l'Antiquité magnifiée par Mantegna...

- Réduction formaliste : dans les années 1920 se produit un renouvellement du goût pour les primitifs. Cette tendance est le fait non seulement d'artistes italiens, mais aussi d'autres créateurs européens qui trouvent chez Mantegna une nouvelle voie pour la modernité. C'est le cas du jeune Dali qui fut visiblement inspiré par La Mort de la Vierge, seul tableau du maître au Prado, pour peindre les nuages de son Portrait de Luis Bunuel (1924), ou encore de la Gradiva d'André Masson (oeuvre emblématique du surréalisme dont j'avais eu l'occasion de parler ici) qui interprète le Saint Sébastien du maître avec des tensions psychanalytiques autour de la mort et de la régénération. Le tableau de Mantegna qui allait bientôt remporter tous les suffrages, tant auprès du grand public que des artistes, n'est autre que l'impressionnant Christ mort de la Brera, dont les innombrables paraphrases tendront à un rendu de plus en plus synthétique et désacralisé du corps vu en raccourci.

Ainsi triompha Mantegna au XXe siècle, fortement aidé par la photographie dont les vues de détail et autres agrandissements donnaient une nouvelle impression de la force de l'oeuvre un demi-millénaire après sa création. Par le biais d'utilisations visuelles des plus variées, l'oeuvre de Mantegna (comme d'autres maîtres anciens, d'ailleurs) connut une fortune qui s'affranchit des modalités habituelles de transmission, avec un destin autonome des images forgé par le jeu complexe des références et d'interférences. Les nouvelles expressions artistiques y trouvèrent aussi leur compte : que l'on songe au plus génial des élèves de Longhi, Pasolini, et sa façon de montrer le petit Ettore, tel un nouvel avatar du Christ mort, dans Mama Roma en 1962...

mardi 21 octobre 2008

Francesca Curti, Committenza, collezionismo e mercato dell'arte tra Roma e Bologna nel Seicento La quadreria di Cristina Duglioli Angelelli


La grande mode récemment développée des études sur l'histoire du goût a permis sortir de l'ombre des collectionneurs, longtemps éclipsé par le prestige de leurs biens artistiques. Aussi ponctuelle soit-elle, cette tendance de la recherche a le mérite de déborder du cadre de l'histoire de l'art, ou du moins de rattacher la disciple à l'évolution sociale selon les époques, les lieux, voire les personnes. Dans l'Italie du XVIIe siècle, on observe une forte demande des notables et grands bourgeois, faisant concurrence au mécénat princier si caractéristique de la Renaissance. Cristiana Duglioli Angelelli appartient bel et bien à cette nouvelle catégorie d'amateurs d'art, rien d'étonnant jusque là. Sauf qu'il s'agit d'une femme, cas rare voire unique dans un tel contexte.

Mariée au sénateur bolonais Andrea Angelelli, Cristiana a en effet constitué une collection en parallèle de celle de son époux, assassiné en 1643. Ce meutre provoquera le départ de la veuve pour la Ville éternelle, où elle réunit un ensemble comptant de nombreux tablaux baroques d'artistes contemporains. A côté des pièces d'orfèvrerie, Cristiana fait la part belle aux plus éminents maîtres de la première moitié du XVIIe siècle. Au-delà de l'intérêt esthétiquer, faut-il y voir un désir d'égaler le prestige des grandes familles romaines vivant dans le voisinage de Cristiana Duglioli Angelelli, à savoir les Barberini, les Pamphili et les Aldobrandini ? L'inventaire dressé à la mort de la collectionneuse en 1669 comptait 29 tableaux, essentiellement italiens. Quelques hollandais néanmoins trouvèrent place dans cet ensemble, comme une Scène d'école de Michael Sweerts que Francesca Curti identifie avec une toile aujourd'hui à Berkeley Castle, en Grande-Bretagne.



























Partant de cette liste post-mortement jusqu'alors rarement exploitée, L'auteure s'est efforcée de retrouver les oeuvres de Cristiana en proposant des rapprochement parfois inédits. Parmi les tableaux caravagesques se distingue un Dédale et Icare de Bartolomeo Manfredi, peut-être l'un des seuls élèves du maître du clair-obscur, qui donne une saveur psychologique assez savoureuse dans cet instant d'avant le drame fatal, tandis qu'un Saint Jérôme écrivant de Valentin de Boulogne est malheureusement perdu_ peut-être une variation sur l'un des tableaux peints sur le même thème par Caravage (Monserrat, monastère ; Rome, Galerie Borghèse) ? De Mattia Preti, originaire de Calabre mais actif aussi bien à Rome qu'à Naples, beaucoup d'oeuvres sont mentionnées et peu ont été retrouvées. C'est le cas des Evangélistes Luc et Jean passés sur le marché de l'art, et surtout du joyau du joyau de la collection, La Crucifixion de saint Pierre. Cette composition puissamment dramatique, dont le thème avait aussi été traité par Caravage ou Guido Reni dans ses jeunes années, se distingue non seulement par sa qualité esthétique incontestable, mais aussi par un historique prestigieux. Directement commandée par Cristiana à l'artiste, la toile se trouvait à la fin du XVIIe siècle entre les mains d'une autre collectionneuse, la reine Christine de Suède ; passée par la collection du duc d'Orléans, elle est désormais visible au Musée des Beaux-Arts de Grenoble.

Autre thème favorisé par la peinture baroque, La Mort de Cléopâtre (Milan, Collection Koelliker) revient à un peintre peu connu, Niccolo Tornioli (dont la Galleria Spada conserve à Rome Les Astronomes), natif de Sienne mais plutôt actif à Bologne. La cité émilienne est d'ailleurs l'un des points forts de la collection de Cristiana Dugliolo Angelelli, qui comprenait une Crucifixion de Guido Reni (aujourd'hui dans l'église de San Lorenzo in Lucina à Rome), un petit tableau de l'Albane représentant La Vierge en gloire avec saint Jérôme et saint François d'Assise (Bologne, Pinacoteca Nazionale), et surtout la très réussie Résurrection du Christ d'Annibale Carracci, une des meilleures compositions du peintre avant son départ pour Rome. La fortune de ce retable mérite d'être contée, car il s'agit bien à l'origine d'un tableau exécuté pour la chapelle privée d'un palais, bâtiment acquis avec ses biens en 1593 par Giovanni Angelelli, le beau-père de Cristiana, cette dernière l'ayant par la suite emmené avec elle à Rome en 1645. Son fils Francesco le rapporta en 1650 à Bologne, avant que le tableau ne soit de nouveau à Rome où il apparaît parmi les biens de l'inventaire post-mortem de Cristiana en 1669. On sait que, par la suite, La Résurrection revint finalement à Bologne en 1674 où elle ne bougea pas, jusqu'à son transfert définitif à Paris par les troupes napoléoniennes. Du palais bolonais au Louvre en passant par la collection romaine, c'est dire combien le culte religieux fit de plus en plus place à la ferveur esthétique. Derrière ces aléas de l'Histoire et ces histoires de famille, le curieux ne peut que s'essayer à l'archéologie du goût_ surtout à travers l'exemple singulier mais significatif d'une femme s'affirmant par le biais de la collection artistique

Francesca Curti, Committenza, collezionismo e mercato dell'arte tra Roma e Bologna nel Seicento La quadreria di Cristina Duglioli Angelelli, préface de Silvia Danesi Squarzina, Rome, Gangemi Editore, 2007, 157 p., 26 euros.

Crédits photographiques : © musée de Grenoble

vendredi 17 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Mantegna, Mantoue et l'image de l'empire romain, par Stephen J. Campbell

Le propos était dense mais clair avec la troisième conférence du cycle Mantegna, prononcée avec brio par l'universitaire américain Stephen J. Campbell, spécialiste de la culture d'Italie du Nord des XVe et XVIe siècles. La complexité iconographique des tableaux de la Renaissance révèle encore de belles surprises, ou du moins permet des interprétations jusque là guère étudiées. Les niveaux de lecture s'additionnent, se croisent et s'enrichissent mutuellement. Ainsi en va-t-il de L'Introduction du culte de Cybèle (Londres, National Gallery), peint à la fin de la carrière de l'artiste pour le studiolo du vénitien Francesco Cornaro : à première vue, il s'agit d'une de ces reconstitutions virtuoses de l'Antiquité, à grands coups d'imitations de reliefs anciens et d'effets scénographiques, comme on le voit dans les comparables "grisailles" présentées en ce moment au Louvre. Cette frise, narrant l'arrivée dans la Ville éternelle d'une statue de déesse orientale, s'articule en fait comme une réflexion plastique sur le pouvoir des images, par le biais de cette image de culte capable de fasciner ceux qui la regardent.

Avec une aisance que seuls possèdent les chercheurs les plus subtils, Campbell convoque les écrits d'Alberti sur l'apparence presque vivante des morts dans la peinture, et n'hésite pas à mettre en parallèle Mantegna et Léonard pour leur interprétation du poème Sur la nature de l'auteur romain Lucrèce. Ce dernier, connu pour sa philosophie matérialiste niant l'immortalité de l'âme, affirmait que l'esprit était trompé par le simulacre des images, en parlant justement du culte de Cybèle. Ce qui nous ramène encore à Mantegna !Cette force de l'image puise aussi ses ressources artistiques en se mettant à la croisée des traditions anciennes et présentes. Une oeuvre telle que le Christ bénissant de Washington évoque aussi bien le naturalisme de l'Enfant Jésus sculpté par Donatello pour le Santo de Padoue que l'aspect frontal d'une icône miraculeuse du même sanctuaire.

Toutes ces considérations sur le génie visuel de Mantegna amènent à considérer sous l'angle de la conception formelle la série de 9 grandes toiles intitulées Les Triomphes de César, aujourd'hui toutes conservées dans les collections royales anglaises. L'intervenant s'est bien gardé de préciser les conditions de création de ce cycle fort complexe, car cette question fait encore débat, au point que le catalogue de l'exposition lui-même reste évasif sur l'identité précise du Gonzaga (Ludovico ? Federico ?) commanditaire de l'ensemble et sur la datation...Quoi qu'il en soit, il faut placer cette réalisation à la fin de la vie de Mantegna, très probablement après 1485, alors que l'artiste avait déjà acquis une profonde connaissance du monde romain ancien.
Ces processions de généraux et d'objets pillés touchent bien évidemment au domaine politique, et il a été justement rappelé combien au XVe siècle les cours de Ferrare, Florence et Naples avaient favorisé les triomphes, en y intégrant tous les arts. Quant à l'ensemble de Mantegna, il accorde une place toute particulière à Rome : en effet, la dernière toile dans l'ordre logique se révèle être en fait la première réalisée, en intégrant César sur fond d'arc de triomphe orné de Dioscures, définissant le lieu comme la Ville éternelle. C'est ainsi que la suite des tableaux décrit une procession partant de Rome. Un tel programme dénote une assez grande liberté d'invention par rapport aux sources : on sait en effet que Mantegna voyagea à Rome en 1488, soit à une date proche de l'exécution des Triomphes, mais son intérêt prononcé pour l'arc de Constantin dans son œuvre graphique n'est guère visible dans ces tableaux. En somme, le cycle est conçu comme un modèle canonique et même un modèle pour les autres.

La grande source ancienne ayant véritablement influencé les Triomphes de César est le fait de Virgile, auteur latin né à Mantoue, qui célèbre sa ville natale dans le 3e Géorgique : sous le panégyrique se cache aussi le procédé de la translatio, par lequel la ville des Gonzaga devient une nouvelle Rome. Mantegna cherche ainsi à être sur un pied d'égalité avec Virgile, analogie qui illustre brillamment la fameuse formule d'Horace, souvent employée à propos de l'art de la Renaissance, ut pictura poesis. La Rome-Mantoue de Mantegna se présente comme un assemblage de vestiges et d'objets accumulés, rappelant l'emphase des collectionneurs de la Renaissance, extrêmement conscients du caractère significatif de leurs oeuvres d'art, notamment le fait que la possession et la collection d'antiquités participe à la connaissance. Les triomphes semblent s'effacer devant l'objet, comme si le pouvoir était dépendant d'une illusion qu'il a créée. Cette fausseté des apparences prend entre autres la forme de visages dans les nuages, matérialisant la fausseté des apparences chères à Lucrèce.

Comme souvent chez Mantegna, la méditation humaniste est sévère : Rome en ruines ne triomphe que d'elle-même, et la gloire passée sert un prestige ouveau. La ruine d'une culture donne naissance à une autre, de Rome à Mantoue, puis dans l'Angleterre de Charles 1er, comme par une curieuse ironie du sort. Seule reste la gloire de l'artiste, décrivant un âge d'or provisoire : mais son message saura être entendu quelques décennies plus tard par Giulio Romano, son digne successeur dans la célébration des hauts faits des maîtres de Mantoue.

vendredi 10 octobre 2008

Les bronzes du prince de Liechtenstein Chefs-d'oeuvre de la Renaissance et du baroque : exposition à Paris, Galerie J. Kugel

Parcourir les salles de la Galerie J. Kugel, c'est visiter une véritable caverne d'Ali Baba, dans les murs d'un hôtel particulier sur les bords de Seine. Sur trois étages, pièces de mobilier néoclassique, peintures XVIIIe siècle, éléments d'orfèvrerie d'Augsbourg, etc...attendent le visiteur curieux ou bien l'éventuel acheteur. Néanmoins, les objets présentés en ce moment au rez-de-chaussée de ce palais des arts ne sont pas à vendre : il s'agit en effet d'une partie de la collection de bronzes du prince de Liechteinstein, dont la famille a acquis de nombreuses sculptures depuis le XVIIe siècle. Fortement remaniée par les ventes et les achats, la collection princière compte actuellement un grand nombre de bronzes italiens ou réalisés par des artistes actifs de l'autre côté des Alpes. Les œuvres exposées Galerie Kugel couvrent ainsi la période allant des années 1470 au premier quart du XVIIIe siècle, autour des grands centres de Florence, Venise et Rome.

La plus ancienne pièce présentée s'intitule Le Peltaste, à cause du bouclier pelte que tient cette petite figure de guerrier. On la doit à Bertoldo di Giovanni, actif à peu près au même moment que Verrochio ou Pollaiuolo, soit à une époque où la tendresse du stile dolce en vigueur à Florence au milieu du XVe siècle cède le pas devant une manière héroïque et virile. C'est ce que confirme cette statuette, toute en force contenue, puissamment articulée malgré sa petite taille. L'oeuvre s'inscrit tout à fait dans la production du sculpteur, privilégiant un univers belliqueux comme dans sa création la plus fameuse, la Bataille de cavaliers. Son style de reliefs fait d'ailleurs l'exacte jonction stylistique entre la fluidité de Donatello et la nervosité de Michel-ange_ ce qui n'est pas un hasard puisque Bertoldo assista le premier dans sa vieillesse et influença les oeuvres de jeunesse du second.



Un Saint Sébastien joue les arlésiennes, et pour cause : peu de temps après sa présentation dans la galerie Kugel, il a traversé la Seine pour participer à la rétrospective Mantegna. Il faut dire que certains critiques n'ont pas hésité à donner l'œuvre au grand artiste d'Italie du Nord, mais la plupart des spécialistes la placent dans son entourage. Le débat reste ouvert dans la mesure où l'hypothèse d'un Mantegna sculpteur reste plausible mais sans être confirmée. Quoi qu'il soit, on peut aisément rapprocher le corps apollonien à peine touché par la souffrance, si ce n'est le visage âprement découpé par la douleur, des tableaux de Mantegna (de Vienne, du Louvre ou de la Ca'd'Oro à Venise) sur le même sujet.
Le foyer vénitien est, quant à lui, uniquement représenté par Sansovino, florentin établi dans la Cité des Doges, avec son Saint Jean-Baptiste. Bien que sa paternité ne soit guère indiscutable (notamment pour le travail très fluide du métal), cette représentation quasi expressionniste du cousin du Christ est relativement isolée dans la production vénitienne de Sansovino, caractérisée par une douceur des surfaces et une idéalisation classicisante des formes. On serait presque tenté de dire que le modèle de cette statuette atypique serait un autre Jean-Baptiste réalisé par un toscan de passage dans la Sérénissime, la fameuse statue en bois peint de Donatello dans l'église Santa Maria dei Frari. Certes, la silhouette de ce dernier est bien plus frêle que celle de son homologue de bronze : toujours est-il que l'effet d'animation de la peau de mouton et surtout la lassitude gravée dans le visage du saint ramènent inévitablement à la tutelle du plus grand sculpteur florentin du XVe siècle...

De Florence, il est encore question très largement avec les autres bronzes, qui sont pour la plupart issus de la ville des Médicis. Un noyau très intéressant est formé autour de Giambologna et son atelier. De "Jean de Boulogne" (ou plutôt originaire de Douai), qui domine littéralement la sculpture florentine du dernier tiers du XVIe siècle, une seule pièce est visible_ ce qui est peu étonnant, vu que sa production est majoritairement composée de marbres monumentaux. Il s'agit d'une Figure équestre de Ferdinand Ier de Médicis, qui n'est autre que la réduction du grand groupe dominant la Piazza dell'Annunziata depuis les années 1600. La figure du duc de Toscane sur son destrier, mêlant la puissance à la souplesse, fonctionne à merveille_ il faut dire que Giambologna n'en était pas à son coup d'essai, ayant déjà réalisé une pareille effigie du prédécesseur de Ferdinand Ier, Cosme Ier, qui se dresse elle sur la Piazza della Signoria.
Les petites répliques des chefs-d'oeuvre imposants de Giambologna ont permis une grande diffusion de l'art du maître dans l'Europe entière, surtout grâce à l'activité des disciples. Ce phénomène est particulièrement bien illustré par les quelques compositions décrivant des scènes violentes, tel le très virtuose Enlèvement d'une Sabine, dont le prototype a définitivement assis la réputation de Giambologna à Florence. Un autre groupe mérite quelque développement, car il prouve bien la profonde méditation du sculpteur d'origine flamande sur l'art de Michel-Ange : Hercule et le Centaure. La mise en page, avec le mouvement très brutal du demi-dieu s'apprêtant à frapper de sa massue l'ennemi tordu à ses pieds, est en effet une interprétation très subtile d'un Hercule et Cacus conçu par Michel-Ange comme pendant à son David (le groupe est seulement connu par une terre cuite autographe à la Casa Buonnaroti de Florence ainsi que par quelques bronzes d'après Michel-Ange). A ma connaissance, il n'existe pas de composition monumentale d'Hercule et Cacus exécutée par Giambologna, et le petit bronze pourrait bien s'inspirer d'un modèle perdu ou resté à l'état d'ébauche. Cette hypothèse se révèle plausible dans la mesure où tous ces groupes fondus d'après le maître sont dus au même disciple, Giovanni Francesco Susini, auteur aussi d'inventions purement personnelles comme David tenant la tête de Goliath. Le traitement du sujet est très différent des très célèbres sculptures florentines de la Renaissance, en montrant le jeune héros biblique assis près de la tête tranchée de son terrible adversaire. Il faut reconnaître à Susini une belle trouvaille formelle dans l'écho des courbes de l'énorme cimeterre et de l'anatomie encore adolescente de David.

Si Rome éclipse Florence à l'ère baroque sur le plan des arts plastiques, ce n'est pas pour autant que la cité toscane n'est plus productive, bien au contraire. On ne saurait pourtant passer sous silence le rayonnement durable de Bernin, aussi bien dans la ville éternelle que dans le reste de l'Italie. Avec le Buste du Pape Alexandre VIII Ottoboni réalisé par Domenico Guidi vers 1690-1691, se retrouve le type de portrait inventé par Bernin dans les années 1620 : du vêtement froissé au visage si vivant en passant par la mise en page, les jalons sculptés dans le marbre par le génie virtuose dans son Buste du Cardinal Scipion Borghèse (1632) sont ici transposés dans le métal. Les statues en pierre du Cavalier Bernin reçurent d'ailleurs un autre accueil critique très précoce, par le biais de répliques comme les deux belles têtes dites "L'âme bienheureuse" et "L'âme damné". En passant d'un matériau à l'autre, le bronzier a fidèlement restitué la force émotionnelle de ces oeuvres de jeunesse du sculpteur romain, illustrant à merveille ce que les théoriciens du XVIIe siècle ont intitulé "expression des passions".
La belle patine dorée sur ces bustes est visible sur d'autres copies, cette fois d'antiques des collections des Médicis, et ce traitement du matériau est en quelque sorte la signature du sculpteur florentin le plus notoire de l'ère baroque, Massimiliano Soldani-Benzi. Malgré une reconnaissance très relative à notre époque, cet artiste est particulièrement bien représenté dans les collections du Liechtenstein, avec près d'une douzaine de ses oeuvres inspirées par d'autres ou entièrement autographes. Dans cette dernière catégorie se distinguent des reliefs aux motifs très bien agencés malgré leur taille (notamment un Christ au Mont des Oliviers) et des petits groupes mythologiques en ronde-bosse exploitant tous les effets de mouvement et de surface du bronze pour parvenir à un véritable effet narratif. Dans un cas comme dans l'autre, Soldani-Benzi exécute de véritables tableaux sculptés, semblables à ces petites peintures d'amateur où la rhétorique baroque commence à prendre les inflexions plus légères du rococo.

Concluons par deux ensembles de bustes français, qui s'écartent à peine de la sphère italienne ancienne et moderne ou montre plutôt sa réception chez les sculpteurs de Louis XIV. Le contraste est saisissant entre le maître et l'élève, et pas seulement pour des raisons chronologiques et stylistiques : d'un côté, les deux bustes masculins de Pierre Puget, surnommé le "Michel-Ange de la France", accusent un vérisme prononcé en creusant les rides et en durcissant le regard, à la manière des austères effigies de la Rome républicaine, voire de Bernin dont Puget est finalement le sculpteur hexagonal le plus proche. De l'autre, Robert Le Lorrain laisse transparaître dans Thétis et Apollon une manière beaucoup plus idéalisée, voire abstraite, mais non dépourvue de beauté. Lisses et sans exubérance, ces pièces incarnent parfaitement l'évolution sensible de l'art français vers cette épure de l'héritage antique.

Les bronzes du prince de Liechtenstein Chefs-d'oeuvre de la Renaissance et du baroque, du 10 septembre au 7 novembre 2008. Galerie J. Kugel, 25, quai Anatole France, 75007 Paris. Ouvert du lundi au samedi de 10H00 à 18H30. Entrée libre. Catalogue par Alexis Kugel (Paris, J. Kugel, 2008, 133 pages, 40 euros).

Références photographiques :
- Bertoldo di Giovanni, "Le Peltaste", personnage porte-écu, vers 1473, bronze doré, H. 23 cm
- Giovanni Francesco Susini, David tenant la tête de Goliath, vers 1625-1630, bronze avec verni brun mat sur patine rouge mordoré, H. 30 cm
- Massimiliano Soldani-Benzi (d'après Bernin, Buste de l'âme damnée, vers 1705-1707, bronze à patine mordoré translucide, H. 40 cm