jeudi 25 décembre 2008

Joyeux Noël !




Federico Barocci, La Nativité, 1597, huile sur toile, 134x105 cm, Madrid, Museo del Prado

mercredi 24 décembre 2008

Le Futurisme à Paris une avant-garde explosive : exposition à Paris, Centre Pompidou

En 1909, alors que Paris avait supplanté Rome comme capitale des arts depuis près d'un siècle, quelques artistes italiens installés dans la capitale française proclamaient la naissance d'un nouveau mouvement esthétique, prônant une modernité industrielle et urbaine radicale face au poids du classicisme de leur culture d'origine. N'en déplaise au Centre Pompidou, le futurisme n'est pas à proprement parler la première avant-garde du XXe siècle, puisque déjà le fauvisme en 1905 et le cubisme en 1907 bousculent le paysage artistique. Toutefois, on saura gré aux organisateurs de l'exposition d'avoir présenté une vision toutes en nuances de cette esthétique de la machine et de la vitesse, en la comparant à tous les "isme" occupant le devant de la scène culturelle en Europe jusqu'en 1914.

Si l'on peut définir le futurisme comme une réaction à l'art développé par Picasso, Braque et leurs émules, il ne faut pas seulement y voir une réaction uniquement au traitement du nu ou à la restriction de la palette. Les causes de cette opposition initiale tiennent aussi aux tenant et aux aboutissants de ces deux tendances plastiques : alors que le cubisme cherche à saisir tous les aspects d'un objet à un moment quelconque_ ou, pour le dire autrement, donner sur la toile une définition formelle totale de l'objet sans considérations temporelles, le futurisme se veut expression de la forme et ses mouvements dans la fugacité de l'instant, avec une décomposition presque obsessionnelle du geste et ses conséquences dans un contexte temporel précis, d'où l'engouement pour la machine et les foules. Le poète Marinetti expose avec fougue et révolte ses arguments dans un Manifeste du futurisme publié dans Le Figaro (journal pourtant aujourd'hui peu révolutionnaire...), bel exercice de rage littéraire qui n'attendait plus que des prolongements picturaux. Utopique à l'extrême, Marinetti propose en 1911 de réinventer Venise à la mode ultra-moderne, quitte à détruire le Rialto ou Saint-Marc pour y bâtir des usines et même une Tour Eiffel !

Les commissaires de l'exposition ont cédé à la mode d'inviter un artiste contemporain dans les salles et, alors que cette tendance se révèle trop souvent artificielle, l'initiative est ici réussie. Une installation sonore et visuelle de Jeff Mills, pionnier de la musique techno à Détroit dans les années 1980, mêle images saccadées et sons électro cristallisant les angoisses modernes dans une veine proche du Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Toutefois, ajoutons une autre référence musicale, pas si éloignée du futurisme, omise par le panneau évoquant la création récente à Détroit : si, à côté de Jeff Mills, Motown s'est imposé comme un label mythique pour la musique noire américaine depuis les années 1960, les seventies de la cité automobile ont aussi été marqués par Iggy Pop et ses sulfureux Stooges, promoteurs déchaînés d'un rock nihiliste, volontiers bruitiste au point d'être taxé de garage, préludant aux assauts punk dont le credo sera..."no future" ! En bref, l'antithèse de nos héros de 1909.

L'épreuve du feu des peintres futuristes italiens sur la scène parisienne eut véritablement lieu en février 1912 lors d'une exposition organisée par la Galerie Bernheim Jeune et Cie, dont la plupart des toiles alors réunies sont exposées dans la salle centrale du parcours. Le futurisme s'articulait à ce moment autour de quatre jeune gens dans le vent du progrès, à l'affût des soubresauts de la ville fiévreuse, lumineuse et instable : Russolo, auteur d'une Révolte que rien ne saurait arrêter ; Severini décomposant le spectacle urbain en une mosaïque de parallèlèpipèdes imbriqués ; Boccioni, qui bouscule l'espace pictural en y intégrant signes et symboles dans un esprit pas si éloigné du cubisme ; et le très lyrique Carrà, digne héritier de l'impressionnisme par sa capacité à restituer la banalité par une touche aux vibrations exaltées et parfois fondues, et son coloris magnifiant l'éclat terne des rues le soir.



Alors que ce petit monde exhibe ses aspirations artistiques nouvelles, d'autres s'engouffrent dans des voies tout aussi originales : en 1912, non seulement Picasso mène le cubisme dans ses aboutissements les plus extrêmes avec une peinture synthétique et la mise au point du collage, mais aussi Kandinsky monte au créneau de la modernité en osant la première œuvre revendiquée comme non figurative (une aquarelle conservée dans les collections permanentes du Centre Pompidou). D'ailleurs, dès cette cruciale année 1912, les frontières se dissipent et chacun zyeute les coups d'éclats que propose tel ou tel pionnier. Cubisme et futurisme trouvent ainsi un terrain d'entente, grâce notamment à des "hybrides" tels que Fernand Léger s'essayant à des formes tubulaires saisies en pleine action ou encore Robert Delaunay dont L'Equipe de Cardiff (3e représentation) plaque un match de rugby devant sa chère Tour Eiffel, selon des modalités formelles et coloristes rappelant la peinture de Severini. La crise du cubisme des origines culmine avec le Salon de la Section d'or de 1912 (organisé peu après la fameuse exposition futuriste), où prédomine un éclectisme révélateur des émulations, interrogations et autres tensions provoquées par les artistes italiens : alors que les grands formats de Picabia ressemblent à des explosions de formes errantes, ou que Kupka décompose le mouvement d'une femme cueillant des fleurs dans une série de pastels s'attachant à l'harmonie de l'action (ensemble apparemment influencée par la chronophotographie d'Etienne-Jules Marey), Marcel Duchamp propose une synthèse convaicante entre Picasso et Boccioni avec son fameux Nu descedant un escalier, décrivant les rythmes successifs du corps dans des teintes ocres.

Le succès du futurisme dépasse largement la sphère parisienne, entre autres grâce à la bonne parole d'un Marinetti jouant les missionnaires en Russie ou en Grande-Bretagne. Dans un pays encore dominé pour peu de temps par le pouvoir tsariste s'épanouit néanmoins une vie intellectuelle très moderne et au fait des tendances développées en France : dans la peinture russe, le futurisme sert de base aux expériences rayonnistes de Larionov et Gontcharova, tandis que Malévitch y trouve les éléments formels nécessaires aux futures rigueurs géométriques du suprématisme. L'effervescence n'est pas moindre outre-Manche, où se développe un vorticisme adepte de la froideur industrielle et de l'univers mécanique.



Au final, le futurisme s'estompe aussi vite qu'il était apparu, pareil à ces bolides fendant l'air dont il avait fait des sujets de tableau. Ne résistant pas longtemps à l'appel des influences si nombreuses dans la peinture européenne de l'époque, cette esthétique se dissout ou plutôt aboutit à un mariage de raison avec la couleur pure mise en mouvement par le cercle et la courbe. Cette synthèse aux accents musicaux a son théoricien, Apollinaire, qui lui donne justement le nom d'orphisme. Sonia Delaunay en est une des plus brillantes représentantes, avec ses grandes toiles fascinantes d'équilibre chromatique et formel, régulièrement associées aux écrits de Blaise Cendrars, qu'on peut qualifier d'abstraites. Pourtant, plus que les évolutions culturelles, c'est bien la première guerre mondiale qui mit un terme au futurisme : ironie de l'histoire, un attentat anarchiste, la violence belliqueuse, la froideur du métal ou le bruit des armes, si vantés par le mouvement, devaient freiner toutes les avant-gardes et leur imposer une modernité non plus désinvolte dans sa théorie audacieuse mais atroce dans sa tragique réalité.


Le Futurisme à Paris une avant-garde explosive, du 15 octobre 2008 au 26 janvier 2009. Centre Pompidou, Place Georges Pompidou 75004 Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 11H00 à 21H00 ; nocturnes le jeudi jusqu'à 23H00 . Tarif plein : 12 euros ; tarif réduit : 9 euros. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger (Paris, Editions du Centre Pompidou, 400 pages, 39,90 euros).

Références photographiques :
- Carlo Carra, L'Uscita dal teatro (La Sortie du théâtre), 1909, huile sur toile, 69x91 cm, Londres, Collection Estorick
- Gino Severini, La Danse du "pan-pan" au Monico, 1909-1911/1959-1960, huile sur toile, 280x400 cm, Paris, Centre Pompidou/Musée national d'art moderne (C) ADAGP
(C) Photo CNAC/MNAM, Dist. RMN / Droits réservés

mercredi 10 décembre 2008

Giovanni Bellini : catalogue de l'exposition à Rome, Scuderie del Quirinale


Reconnu dès son vivant comme le plus grand peintre vénitien de la seconde moitié du XVe siècle, Giovanni Bellini n'avait pourtant jamais vraiment été l'objet d'une grande exposition monographique. Comme pour bon nombre d'artistes de cette époque, les tableaux de ce maître étant de dimensions très variables (du petit panneau aux immenses polyptyques) et souvent fragiles, il n'était guère facile de les réunir. D'autant que, à ces difficultés matérielles, s'en ajoutent d'autres, d'ordre davantage intellectuel : le catalogue de Giovanni Bellini reste encore à géométrie variable, que ce soit pour la chronologie de certaines œuvres ou l'autographie très discutée d'autres_ Bellini dirigeait probablement le plus grand atelier de peinture de la Sérénissime vers 1500, par lequel sont tout de même passés Giorgione, Titien ou encore Sebastiano del Piombo ! L'exposition qui se tient actuellement à Rome était donc plus qu'attendue, et peut donc être saluée comme la première manifestation monographique dédiée à cette personnalité artistique. N'ayant pu voir ladite exposition, je m'en tiendrai à la critique du catalogue. Sur la forme, peu à redire : comme d'habitude avec les éditions Silvana, les illustrations de qualité (ce qui vaut d'être souligner, vu la difficulté à rendre par la photographie le tonalisme de la peinture vénitienne), avec notamment des détails en pleine page, contribuent à faire de l'ouvrage scientifique aussi un beau livre d'art. Quant au fond proprement dit, il apporte quelques éléments intéressants mais aussi un certain nombre de déceptions, qu'on ne saurait totalement ignorer.

Différentes approches de l'art de Bellini sont envisagées dans la série d'essais précédant les notices. Après une rapide mais savante présentation de l'artiste par l'incontournable Mauro Lucco quand on parle d'art vénitien, est abordé une thématique généralement peu abordée : le dessin sous-jacent dans les tableaux. Grâce aux examens par réflectographie, il est désormais possible de déceler sous la couche picturale tout un réseau de lignes formant la structure de l'œuvre finale. Et ces études apportent tout un lot d'éléments cruciaux pour l'historien de l'art. On constate en effet que Bellini conserva cette technique préparatoire durant toute sa carrière, depuis les premiers tableaux au style assez graphique jusqu'aux Madones des dernières années. Cette observation incontestable permet ainsi de nuancer le jugement commun sur la peinture vénitienne, qui serait uniquement fondé sur la touche. D'ailleurs, la technique se retrouve ultérieurement (même si beaucoup moins prégnant qu'au Quattrocento) chez quelques élèves de l'artiste, ne serait-ce que Titien et sa fameuse Allégorie Conjugale du Louvre qui a révélé un tel tracé préparatoire.

Les autres essais se montrent plus classiques dans leur approche, qu'il s'agisse des sujets profanes dans la peinture de Bellini (qu'on connaît surtout par les toiles mythologiques de la fin de vie, alors que l'artiste fût chargé d'exécuter des compositions pour le Palais des doges à la fin du XVe siècle, toutes détruites dans un incendie en 1577), les divers commanditaires du peintre officiel de la Sérénissime autour de 1500 ou encore la production de portraits. Ce dernier point mérite une allusion car cet aspect de l'œuvre de Bellini est souvent éludé voire incompris, tant la production déconcerte : comme dans la peinture d'histoire, l'artiste a évolué de façon assez magistrale en quelques décennies, depuis l'encore très gothique Portrait de jeune homme de Birmingham à son chef-d'œuvre du genre qu'est le Portrait du doge Leonardo Loredan (Londres, National Gallery) en passant par le Portrait de Giovanni Emo (Washington, National Gallery of Art) à la sévérité proche de Mantegna. Les dernières études se focalisent plus particulièrement sur la construction spatiale et conceptuelle des tableaux, notamment dans le rapport qu'entretient la peinture avec la sculpture ou bien une évocation de la Transfiguration de Naples, encore empreinte de schémas byzantins malgré son style indéniablement renaissant.

Le catalogue des œuvres se révèle par contre assez déconcertant. Non pas tant pour la qualité ou l'intérêt des tableaux exposés que pour l'appréhension d'un tel artiste en 2008. On pourrait croire les propos purement et simplement monographiques d'un autre temps, comme le prouve superbement Mantegna au Louvre, dont l'exposition romaine est un peu une antithèse, comme il a été ici démontré. Comment peut-on encore traiter un artiste comme une sorte de figure isolée, en occultant non seulement ses contemporains mais aussi l'atelier ? Sur les 62 œuvres réunies pour l'occasion, seuls sont visibles des tableaux revenant à Bellini_ ou du moins prétendues autographes, comme on le verra. Rien de ses collaborateurs ou de ses suiveurs, pourtant bien connus, tels Vincenzo Catena ou Marco Baisati pour ne citer que les plus proches de la manière de Bellini. Alors que le Louvre analyse avec justesse les rapports stylistiques entre Mantegna et son beau-frère, il n'y a même pas d'œuvre de comparaison du peintre mantouan, seulement quelques vagues allusions dans les premières notices...Qu'une manifestation ne soit articulée qu'autour d'une seule et même figure reste discutable mais peut encore s'argumenter. Par contre, l'ensemble bellinien exposé à Rome appelle des critiques scientifiques moins amènes.


Tout d'abord, le catalogue est uniquement consacré à la peinture, et occulte donc complètement le dessin. L'occasion était pourtant rêvée pour démontrer combien l'artiste était aussi remarquable dans la couleur que dans la ligne ! On pourra toujours arguer que le corpus graphique est aujourd'hui mince, il existe encore quelques belles feuilles à la paternité peu discutée : on verra ainsi trois dessins de Giovanni Bellini rien que dans l'exposition Mantegna. Hélas, il y a encore pire puisque la quasi-intégralité des oeuvres sont présentées comme autographes alors qu'un regard un minimum exercé sera frappé par la différence d'un tableau à l'autre, et pas seulement en terme d'évolution du peintre. Si l'on peut assez bien comprendre le passage d'une manière encore gothique_ avec même des réminiscences byzantines_ d'une Madone conservée à Los Angeles (cat. 1) à l'interprétation renaissante du thème, avec la sensibilité atmosphérique propre à Venise, dans un panneau du Metropolitan Museum (cat. 4), comment croire de la même main l'admirable Transfiguration du Museo Correr et le bien plus médiocre Polyptyque de Genzano (cat. 9), censés avoir été peints par Bellini à peu d'années de distance ? Ce véritable écueil critique est assez bien rattrapé par une très belle sélection d'œuvres autour de la Passion, thème abondamment médité par l'artiste dans les années 1460-1470 : ses Crucifixions font d'abord apparaître Marie et Jean sur le Golgotha (cat. 8 et 15), avant de laisser progressivement le Christ seul devant un paysage sévère de roches et de cités, baigné d'une lumière tellement douce qu'elle semble vouloir atténuer les souffrances du martyre christique (cat. 22 et 23)...Bellini a surtout développé l'iconographie bien particulière du Christ mort de la Pietà, représenté soutenu par ses proches (cat. 10, 12, 18) ou bien des anges (cat. 11, 14), l'œuvre la plus impressionnante sur ce thème étant peut-être une magistrale grisaille des Offices (cat. 27), concentrant sept personnages autour du cadavre christique d'une profonde sérénité.

La mise en page à mi-corps privilégiée par Bellini pour ces sujets doloristes est largement reprise pour les Madones, abondamment produites tout au long de la carrière de l'artiste. Et l'on sait que la quantité n'a jamais gâché la qualité : on peut même dire que le peintre a sublimé une tradition picturale très forte à Venise, comptant de nombreux peintres de madones aux talents très divers, en donnant progressivement à l'arrière-plan une importance aussi forte qu'au groupe sacré. Le paysage s'oriente, en effet, vers une vision lyrique qui fait de l'image une véritable poésie sacrée (dont l'apogée sera bien entendue atteint avec Giorgione et Titien). Après les grandes étendues bleutées de ciel embrassant l'eau et les courbes des vallons, place vers 1500 aux panoramas plus fouillés, allant de pair avec une tendresse maternelle de la Vierge pour son fils. A côté des exemples bien connus de l'Accademia de Venise (cat. 33, 42) ou de Milan (cat. 59), quelques œuvres moins fameuses (mais pas moins intéressantes) tel ce panneau de Détroit (cat. 58) plaçant la Vierge à l'Enfant devant un rideau sur la partie gauche du tableau, pour laisser place de l'autre côté à une vue arcadienne. Ce format en largeur reste surtout l'apanage des Saintes Conversations : à ce sujet, on rappellera qu'une très belle Madone entourée de deux saintes (cat. 26), plongées dans un délicat clair-obscur, date du début des années 1480, c'est-à-dire qu'elle anticipe de près de 20 ans les expériences de Giorgione sur les figures émergeant de la pénombre, et doit être contemporaine de La Vierge aux rochers de Léonard...Cette manière "ténébriste" prend, dans les ultimes œuvres, des accents pathétiques autour de la figure isolée du Christ, bénissant ou portant sa croix (ce dernier type d'œuvre étant d'ailleurs très proche, par son cadrage, de compositions élaborées aussi bien par Giorgione et Mantegna que Dürer ou Léonard, et plus tard repris par Lorenzo Lotto dans un tableau aujourd'hui au Louvre). Quoique d'une haute qualité picturale, dans l'exécution comme dans le sentiment, ces "icônes renaissantes" posent d'évident problèmes d'attribution, et il apparaît clairement que les trois panneaux dont dus à des mains différentes qui reprennent une même invention de Bellini.

La peinture religieuse a beau voir été la principale expression de l'artiste, il n'en reste pas moins qu'il a été particulièrement innovant dans deux domaines, très diversement représentés dans l'exposition. Le genre du portrait est rapidement évoqué avec trois belles têtes d'hommes (cat. 35-37), découpant sur un fond azur leur buste, dont le visage aux traits concentrés contraste admirablement avec la délicatesse de leur chevelure (qui avait tant fasciné Dürer lors de ses séjours à Venise). Malheureusement, cette séquence s'arrête à la fin des années 1480, excluant de fait l'apogée de Bellini portraitiste qu'incarne vers 1501-1504 le Portrait du doge Leonardo Loredan (Londres, The National Gallery), effigie solaire toute en sérénité et en force contenue. Quant à l'histoire profane (autant les représentations symboliques que les scènes issues du monde antique), son traitement laisse à désirer. Il y a bien la présence de cette fascinante Allégorie sacrée (cat. 30) des Offices, bénéficiant d'une admirable notice de l'éminent Peter Humfrey retraçant les différentes interprétations de ce type d'image, qui conjugue de façon si troublante les registres de lecture au mystère de l'atmosphère aussi étrange que familière, et dont la polysémie iconographique sera bientôt amplifiée par Giorgione. Tout aussi troublant, un ensemble de quatre petites scènes allégoriques (cat. 44 a-d) pose des problèmes à la fois d'interprétation et d'iconographie qui, là encore, ont été lues selon différentes considérations parfois contradictoires mais qui ne s'annulent pas forcément entre elles...Le dernier tableau a beau être La Dérision de Noé (cat. 62) de Besançon, où le vieux maître s'incline désormais devant son ancien élève Giorgione, Bellini a surtout terminé sa carrière par quelques compositions mythologiques appelées à une grande fortune dans la peinture vénitienne de la première moitié du XVIe siècle : Bacchus enfant (Washington), la Jeune femme à sa toilette (Vienne) et La Fête des dieux (Washington). Or, aucune de ces pièces, incontournables pour l'articulation de la carrière de l'artiste, n'est exposée à Rome (même si elles sont évoquées dans l'un des essais introductifs : "Temi profani e pittura narrativa in Giovanni Bellini", d'Anchise Tempestini), privant le visiteur des ultimes coups d'éclat de Bellini et du même coup donnant une vision quelque peu fausse de sa production finale. On a ainsi le sentiment d'avoir pu apprécier le génie d'un maître sans en avoir saisi toute la richesse_ autrement dit, il manque encore à Giovanni Bellini l'exposition qui saura lui rendre le juste hommage et la place qui lui revient parmi les pionniers de la grande peinture européenne, celle qui allie la force du sentiment à la beauté du réel.

Giovanni Bellini, Milan, Silvana Editoriale, 2008, 383 p., 35 euros. L'exposition a lieu à Rome, Scuderie del Quirinale, du 30 septembre 2008 au 11 janvier 2009.

Références photographiques :
- Giovanni Bellini, Christ mort avec quatre anges, vers 1468, huile sur panneau, 80,5x120 cm, Rimini, Musei Comunali (cat. 14)
- Giovanni Bellini et atelier, Vierge à l'Enfant avec saint Siméon (?) et une sainte (dite aussi Nunc Dimitis), vers 1500, huile sur panneau, 62x82,5 cm, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza (cat. 52)