Voilà un ouvrage qu'on devrait recommander à tout étudiant en histoire de l'art italien, tant le propos de cet essai apporte un éclairage limpide, érudit et peu contestable sur une période des plus difficiles à appréhender. En un peu plus de 300 pages, cette synthèse permet à peu près d'en finir avec les inexactitudes et les raccourcis traînant ici ou là sur l'histoire globale de l'art italien du XVIe siècle. Professeur d'histoire de l'art à l'université de Pise, Antonio Pinelli est un véritable touche-à-tout, qui passe avec aisance d'une question ardue à une autre. Les grands concepts d'anticlassicisme, de seconde Renaissance, de maniérisme ne lui font pas peur, et c'est bien là son principal mérite : rendre à ces termes parfois un peu vides tout leur sens et articuler une histoire de l'art trop longtemps perdue dans une vision floue face aux tendances nombreuses et parfois opposées du Cinquecento.
Depuis les travaux fondateurs des spécialistes anglais et germaniques dès la fin du XIXe siècle, le maniérisme a connu un retour en grâce pour le moins mérité. Cette revalorisation avait toutefois été largement conditionnée par une quête implicite des racines "préhistoriques" des avant-gardes modernes : le XVIe siècle s'ouvrait avec le génie névrosé mais superbe de Michel-Ange pour se terminer avec l'art fiévreux et délicieusement irrationnel de Greco. Entre ces deux extrémités chronologiques, un ensemble hétéroclite d'oeuvres, de talents et d'inventions trouvait une unité artificielle sous le vocable très convenu de "maniérisme". Il y a bien sûr eu quelques nuances, largement discutées dans les années 1960 à 1980 par les historiens de l'art anglais et américains, avec des ruptures liées entre autre à la mort de Raphaël en 1520 ou au sac de Rome en 1527. On parlait, et l'on parle encore dans un certain nombre de livres généralistes sur la question, de premier puis de second maniérisme, point. A partir de cette vision forcément biaisée, Antonio Pinelli décortique l'historiographie précédant ses recherches, en en pointant les apports et les carences, pour proposer une thèse bien plus intéressante. Et force d'admettre que, sur la base des témoignages contemporains et de l'examen d'oeuvres issues des grands centres de la péninsule au XVIe siècle, la démonstration convainc aisément et se montre difficile à affiner davantage.
Ainsi, le Pontormo de Pinelli est moins maniériste qu'anticlassique. Le grand peintre toscan appartient à cette génération d'artistes qui, comme Rosso ou Beccafumi, rompt violemment avec l'esthétique sereine et idéale triomphant dans la Florence des années 1500-1510 avec Andrea del Sarto, Fra Bartolommeo et le jeune Raphaël. Pontormo est d'ailleurs âprement jugé par Vasari, le chantre du maniérisme, qui considère avec un dédain mêlé d'incompréhension les oeuvres de son aîné. La démonstration s'appuie d'abord, en effet, sur Florence qui a l'avantage de présenter de précieux témoignages sur l'interprétation contemporaine des oeuvres de la Renaissance_ mais l'on pourra regretter que Pinelli ne fait que survoler les cas moins connus, mais loin d'être moins passionnants, de Girolamo Genga à Urbino ou d'Amico Aspertini à Bologne (ce dernier fait d'ailleurs actuellement l'objet d'une exposition monographique, sur laquelle nous reviendrons peut-être).
Malgré tout, cette "insurrection anticlassique", ainsi que l'appelle l'auteur, touche de nombreux foyers artistiques avec à la fois certaines caractéristiques communes_ discontinuités de la perspective, exacerbation des expressions, contrastes tranchés des couleurs_ et des variations très fortes d'un artiste à l'autre. Comme un certain nombre de commentateurs avant lui, Pinelli décèle très clairement dans les années 1520-1530 une nette inflexion de ces expériences : aux tendances exubérantes s'ajoute l'élégance classique, recherchée et souvent virtuose qui donne presque naturellement naissance au maniérisme. Dans ce mouvement progressif mais presque uniforme, la puissante recherche personnelle (et parfois solitaire!) se fond souvent dans un art de cour à la désinvolture bien maîtrisée. Désormais, le style, ou plutôt la "maniera" énoncée par Vasari, fait l'art. Et contrairement à la définition que Patricia Falguières donne au maniérisme dans son Découvertes Gallimard, le maniérisme n'est en rien une avant-garde, mais bien la tendance intellectuelle dominante dans l'Europe entière entre 1530 et 1600. Sans surprise, Antonio Pinelli fait remonter les origines de cette manière à la diaspora des élèves romains de Raphaël dans les années 1520. Le séjour de Perin del Vaga à Gênes ou l'établissement de Giulio Romano à Mantoue sont autant d'épisodes bien connus, tout comme le centre artistique de Fontainebleau voit triompher au milieu du XVIe siècle un art à l'artificialité séduisante avec la venue en France de Cellini et Primatice. Les extensions de la manière sont, dans la suite de l'ouvrage, moins envisagées d'un point de vue géographique que conceptuel et chronologique.
La seconde partie de La Belle Manière tente de donner des contours et des principes à des lignes floues et des idées facilement antagonistes. Vasari lui-même arrivait à se contredire dans la définition du maniérisme, qu'il considérait comme un équilibre subtil entre nature et culture_ et l'historiographe est resté finalement assez vague sur les applications pratiques de cette affirmation. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'une mouvance aussi alambiquée que le maniérisme, confinant parfois à une certaine forme d'abstraction, ait cherché ses repères dans le domaine non visuel de la littérature : chiasmes, oppositions et oxymorons sont autant de figures de style qui trouvent leurs correspondances figuratives dans les figures serpentines et autre corps soumis à des torsions peu naturalistes. A cette distance par rapport à l'imitation de la réalité s'ajoute une indéniable prégnance de la mise en scène décorative, qu'il s'agisse de l'exemple particulier des grotesques (rapidement mais correctement traité, à compléter par les études d'André Chastel et Philippe Morel) ou du cas plus général d'une théâtralité touchant peinture, sculpture et architecture comme pour mieux insister sur le côté factice de l'oeuvre d'art. Hélas, beaucoup de ces inventions géniales se cristallisèrent en stéréotypes répétitifs, dans le rapport nouveau_ et indéniablement moderne_ entre l'artiste et son commanditaire incarné par la figure du courtisan.
Finalement, c'est moins l'assèchement des ressources esthétiques que l'inadéquation de cette culture aux nouvelles mentalités émergentes, qui signent l'arrêt de mort du maniérisme. Les oeuvres aux multiples degrés d'interprétation, allant jusqu'à brouiller la compréhension du sujet, n'étaient plus de mise à l'heure où le Concile de Trente et les recommandations du cardinal Paleotti exigeaient un art immédiatement lisible, c'est-à-dire débarrassé de "fioritures" alambiquées au risque d'être incompréhensibles. Sans minimiser la dimension religieuse, évidemment incontournable, on pourra aussi évoquer la sphère profane, et en particulier l'essor des sciences. A la fin du XVIe siècle, notamment à la cour de Rodolphe II ou dans la Florence de Jacopo Ligozzi, les esquisses d'animaux et de plantes prétendent à une description précise et détaillée de l'être vivant, entre naturalisme artistique et pédagogie de l'image (pour de plus amples développements sur ces prototypes des planches d'histoire naturelle, on renvoit à la récente édition chez Macula de l'ouvrage fondamental d'Ernst Kris, Le style rustique, qui comporte aussi une nouvelle publication de son essai Georg Hoefnagel et le naturalisme scientifique). Ce n'est là qu'un des aspects de cette évolution de l'art de la Renaissance vers une certaine rationalité de la forme, que le XVIIe siècle a recherché en même temps qu'il a multiplié les tentatives de rendu de l'invisible dans le visible.
Aussi étrange que cela puisse être, Antonio Pinelli est l'un des rares auteurs italiens à s'être penché sur "Anticlassicisme et maniérisme dans l'art du XVIe siècle"_ c'est le sous-titre de son essai_, dont les différentes étapes ont pourtant été principalement élaborées dans les laboratoires artistiques de Florence et Rome avant d'essaimer dans toute l'Italie et au-delà. On pourra d'ailleurs reprocher à Pinelli un trop grand "italocentrisme", par son traitement succint des modèles bellifontains, son peu d'allusions aux Flandres et à Prague, et son silence total sur le monde germanique. Et pourtant, c'est bien là où l'aventure du maniérisme avait commencé qu'elle se termine : avec les révolutions des Carrache et de Caravage, l'Italie ouvrait un nouveau chapitre de son histoire de l'art et offrait à l'Europe d'autres modèles auxquels se référer.
Antonio Pinelli, La Belle Manière Anticlassicisme et maniérisme dans l'art du XVIe siècle, traduit de l'italien par Béatrice Arnal, Paris, Le Livre de poche, 1996 [édition originale : Turin, Giulio Einaudi Editore, 1993], 316 p.
lundi 29 septembre 2008
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