dimanche 18 octobre 2009

Peindre à Venise au XVIe siècle : Variations de la couleur à Venise de Titien à Véronèse, par Paul Hills

De couleur, comme dans la prestation de Michel Hochmann, il fut encore question avec Paul Hills, mais sous l'angle de la symbolique et de la définition que leur accordèrent les peintres de la Renaissance et leurs contemporains. Cette question a maintes fois intrigué ce professeur enseignant actuellement au Courtauld Institute, passé auparavant par des prestigieuses institutions à New York ou Florence : ses publications portent sur la lumière dans la peinture vénitienne (ainsi un article sur la question du feu chez Titien), mais aussi le verre ou la mosaïque, comme si toutes les expressions artistiques de la Sérénissime tendaient finalement aux variations sur la couleur. Conscients de la complexité de telles recherches, les intellectuels du XVIe siècle enrichirent et affinèrent leur vocabulaire lié à la perception optique. Il faut ainsi entendre le terme colorito sous une double acception : matière et manière ; les subtilités du terme italien seront reprises par les commentateurs français du XVIIe siècle lorsqu'ils évoqueront le coloris. Deux remarques d'apologistes vénitiens complètent cet enrichissement du langage, à travers des formules à même de célébrer leurs champions. Le théoricien Paolo Pino déclare ainsi que "la lumière est l'âme de la couleur" à propos de Titien, tandis que selon l'écrivain Ludovico Dolce "l'élément prédominant de la couleur est le contraste"_ cette dernière formule énonce empiriquement ce que la science démontrera au XIXe siècle. Ces commentateurs avaient certes un avis fort subjectif et ne procédaient pas véritablement à une analyse des phénomènes visuels ; il n'en reste pas moins qu'ils comprirent la relation dynamique entre la lumière et l'ombre, donnant toute sa force à la peinture vénitienne.


Paul Hills souligne combien la peinture de Titien fait sans cesse référence à l'acte même de peindre_ sous-entendu, même avant le "tachisme" de sa vieillesse. Maîtrisant parfaitement la viscosité de l'huile, le jeune artiste établit dans La Femme aux miroirs un parallélisme entre la main de la jeune femme appliquant l'onguent sur ses mèches, et l'artiste décrivant la chevelure sur la toile grâce à la matière finement appliquée par le pinceau. La Mise au tombeau peinte pour Philippe II, donc bien plus tardive, inclut le peintre qui s'est représenté dans la figure de Nicodème. L'orateur fait remarquer que le vieillard soutenant le corps du Christ pointe son petit doigt sur la plaie sanglante du crucifié ; il propose de confronter ce geste au fameux témoignage de Palma Giovane sur le travail de Titien, qui aurait employé ses doigts pour certaines toiles de sa fin de vie : ici, le sang et le drap blanc feraient allusion à l'action du peintre, étalant ou résorbant la matière sur son support. Au sein cet échange incessant entre l'image et son élaboration, s'instaure un dialogue sur le toucher et le voir, plusieurs fois cristallisé par un miroir : hormis La Femme aux miroirs déjà citée, La Vénus au miroir affirme nettement le contraste entre les deux sens. Alors que l'image reflétée est évidemment hors de portée et dénuée de toute substance concrète, les bords du miroir peuvent être touchés ; de même, les textures tactiles successives des vêtements et des figures peuvent faire penser aux couches de peinture recouvertes d'un vernis. Le dialogue se crée aussi entre surfaces imaginées et surfaces réelles dans cette même œuvre : de telles images étaient, comme il est rappelé, alors cachées par un voile ou un rideau, élément qu'on retrouve probablement dans la main gauche de Cupidon dévoilant le miroir. Son geste fait écho à celui très prude de Vénus, exprimant la retenue. Le retrait avait déjà été rendu par Titien avec Le Transport du Christ du Louvre, dans lequel la partie supérieure de Jésus était caché dans la pénombre. Paul Hills souligne aussi combien les teintes du ciel sont en accord avec celles éteintes des drapés, comme le bleu dilué du manteau de la Vierge : cette tonalité pertinemment assourdie provoquera d'ailleurs l'admiration d'un Philippe de Champaigne, lorsqu'il commentera le tableau devant ses collègues de l'Académie en évoquant l'importance de l'ombre sur le Christ. Considéré comme une des créations les plus "classiques" du jeune Titien, Le Transport du Christ se place néanmoins au début du cheminement amenant l'artiste à un emploi plus vibrant du clair et du sombre à des fins pathétiques_ métaphores visuelles de la pensée théologique remontant en fait à l'époque médiévale. Cette sensibilité doit probablement trouver ses origines dans la formation même de Titien, qui fréquenta des mosaïstes peu de temps après son arrivée à Venise. Or, l'effet dramatique de la mosaïque peut être atteint en élaborant des rangées de couleurs, et il ne serait pas impossible que Titien se soit souvenu de ce procédé en peignant l'écharpe à carreaux, d'aspect linéaire, du jeune homme portant le Christ sur la droite du tableau du Louvre.

La peinture à l'huile se montre comme un processus de plus en plus actif dès les années 1550, la couleur suggérant dès lors la transformation. La preuve en est magistralement donnée par les Poesie, dont les sujets tirés des Métamorphoses s'imprègnent toutefois de la théologie chrétienne dominante et de son idée de l'incarnation, manifeste dans la Danaé envoyée à Philippe II. Autres réalisations pour le roi espagnol, Diane et Callisto comme Diane et Actéon offrent une méditation sur l'aspect corporel. Titien semble donner une réponse définitive, ou du moins très convaincante, aux débats portant sur les nuances de la peau telles qu'elles doivent être rendues par la peinture. Inspirées de poses de la statuaire antique, les nymphes sont néanmoins dépeintes avec une chair vivante et animée, surtout Diane dont l'incarnat fait contraste avec la peau de sa servante noire (les deux personnages s'opposant aussi comme les faces claire et sombre de la Lune, selon une hypothèse séduisante de David Rosand). Tandis que l'infortunée Callisto devient rouge dans la confusion, face à une Diane impitoyable dont le geste du bras singe La Création d'Adam de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine...Quant à Actéon, le crâne de cervidé lui faisant face, tout comme les bottes de cerf se reflétant dans l'eau annoncent sa funeste métamorphose, d'autant que le reflet se mêle au corail, qu'on associe au sang au XVIe siècle. Un autre aspect narratif concerne la structure de la grotte, à mi-chemin entre l'art et la nature, suivant en cela les recommandations de Serlio dans son livre IV sur l'architecture. Ce mélange entre produits artificiels et naturels se remarque aussi avec le très beau vase posé sur le rebord rugueux. Il s'agit d'un objet en verre, bien entendu de Murano : et Paul Hills de rappeler l'invention au milieu du XVIe siècle, par les artisans de cette île de la lagune, du verre craquelé, immergé après fusion dans l'eau froide, de sorte que l'effet hasardeux dépasse l'œuvre humaine_ effet analogue à celui recherché dans les grottes rustiques. Or, Philippe II appréciait particulièrement le verre craquelé, et une cargaison lui fut destinée dans le même envoi que Diane et Actéon. D'où une belle comparaison de Paul Hills entre le travail du verre et la peinture de Titien, tous deux fruit d'une longue expérience basée entre autres sur des variations entre lisse et rugueux.

Les préoccupations visuelles de Véronèse, comme on peut s'en douter, sont forts différentes de celles de Titien, même si le jeune artiste reçoit la protection du grand maître à son arrivée à Venise dans les années 1550. Au toucher essentiel à l'esthétique de Titien, Véronèse préfère se focaliser sur le cadre architectural, relativement peu exploité par le premier si ce n'est dans sa Présentation de la Vierge au temple pour la Scuola Grande di Santa Maria della Carità (actuelle Accademia). Fils d'un tailleur de pierre, le peintre de Vérone a toujours été habitué à l'architecture classique, fondamentale pour sa tendance décorative, s'exprimant aussi bien dans la fresque que la peinture de plafond. De là l'emploi de teintes plutôt pâles que l'orateur lie à l'émergence d'un style moderne, c'est-à-dire à la romaine, dans les grandes entreprises ornementales vénitiennes du milieu du XVIe siècle. Au moment même où Véronèse fait ses premières armes au Palais des Doges, le siège politique de la Sérénissime voit l'édification de la Scala d'Oro. L'escalier, achevé à la fin des années 1550, combine sur sa voûte reliefs en stuc blanc et pierres pâles, dont les teintes minérales trouvent des affinités évidentes avec l'art de Véronèse. Pour ses quatre Allégories de l'amour probablement destinées à un plafond, le peintre parvient à un accord entre la chaleur chromatique de l'huile et les teintes plus froides de la décoration, par le biais d'un ciel pâle (pour lequel fut employé un pigment nouveau, issu de l'industrie verrière), des effets de contre-jour et une lumière réfléchie. La couleur chez Véronèse se caractérise ainsi par une légèreté de la palette, dont la gamme subtile parvient à la médiation entre couleurs saturées. Cette intelligence optique ne laissa pas indifférent Nocret, dont l'exposé sur Les Pèlerins d'Emmaüs (Louvre) loue la couleur de la nappe reprenant les teintes de la peau.



Évoluant auprès d'une aristocratie et d'une grande bourgeoisie dont il percevait parfaitement les attentes, Véronèse montre dans sa peinture un grand intérêt pour la mode vestimentaire de son époque. La période connaît une multiplication des couleurs des vêtements de soie, influençant la mode en général. Le vocabulaire suit cette évolution, en s'interrogeant parfois sur la qualification d'une couleur précise : le rosa secca, par exemple, désigne la couleur des pétales de rose séchés, donc vraisemblablement un ton entre le brun et le rouge, tel celui du vêtement de l'Arétin dans son célèbre portrait par Titien. L'argent posa longtemps de grands problèmes sémantiques, mais aussi de goût puisqu'on le recouvrait jusqu'au XVIe siècle d'or pour obtenir du vermeil. La vaisselle dans Les Pèlerins d'Emmaüs reflète ce regain d'intérêt, par ses modulations en gris et noir_ la langue italienne participait de même à cette réévaluation, grâce aux adjectifs argentino ou argenteo désignant le blanc argenté, car les différentes variétés de vêtement en soie blanche nécessitait une précision accrue du lexique. Cette nuance pouvait déjà se constater chez Titien avec la robe de la femme vêtue dans L'Amour sacré et l'Amour profane, pour laquelle Dolce parle d'un satin blanc brillant et célèbre la maîtrise de la couleur blanche. Véronèse fera toutefois un usage plus généralisé de la teinte argentée, qu'il assortit d'une valeur morale. Blanc et argenté dominent dans Saint Marc couronnant les vertus théologales, par le biais de teintes mixtes les mêlant aux autres couleurs. Les allégories de la fin de carrière de l'artiste ne fixent pas véritablement un code de couleurs ; pourtant, elles obéissent à une certaine logique. Dans Le Choix entre la Vertu et le Vice, le personnage central est vêtu de blanc argenté, tandis que le vert est associé à la figure positive ; mais ce vert est également porté par le personnage tentateur du Jeune homme de la famille Sanuto entre la Vertu et le Vice (Prado), où le rouge indiquerait une inclination morale. Les deux toiles partagent le choix de couleurs contrastées pour la figure du Vice, au contraire des personnages vertueux avec une nuance dans le même ton. Dans ce système propre à Véronèse, la couleur n'est donc plus seulement décorative, mais aussi symbolique voire philosophique : plus qu'une œuvre d'art, le tableau devient une profession de foi artistique, où la couleur se confond avec la vie même.

Références photographiques :
- Titien, Le Transport du Christ, vers 1520, huile sur toile, 152x215 cm, Paris, Musée du Louvre
- Titien, Diane et Callisto, 1556-1559, huile sur toile, 187x204 cm, Edimbourg, National Galleries of Scotland
- Véronèse, Les Pèlerins d'Emmaüs, vers 1555-1560, huile sur toile, 242x416 cm, Paris, Musée du Louvre
- Véronèse, Le Choix entre le Vice et la Vertu, vers 1580, huile sur toile, 219x169 cm, New York, The Frick Collection

4 commentaires:

Suzanne a dit…

Bjr,
je découvre votre blog, et en tant que spécialiste de Titien, je me permets de vous signaler que vous vous êtes trompé dans l'image de la Mise au Tombeau. Vous avez mis la version du Louvre, hors P. Hills parlait de la version du Prado, de 1559!

Benjamin Couilleaux a dit…

Bonjour,

A vrai dire, Paul Hills a parlé non seulement de la Mise au tombeau du Prado, effectivement datée de 1559, mais aussi du Transport du Christ du Louvre, bien antérieur. Or, comme je crois avoir déjà mis l'image du tableau madrilène dans un précédent texte, j'ai décidé d'illustrer ce compte-rendu avec le beau tableau du Louvre, pour lequel Paul Hills a fait un commentaire très intéressant à propos de la couleur chez Titien. Il ne s'agit pas d'une erreur, d'autant que ma légende se rapporte bel et bien à la toile parisienne, mais je vous remercie pour votre remarque !

Bien à vous,

B.

Suzanne a dit…

Certes, j'avais bien noté que la légende est fort heureusement bien celle du Louvre, mais je trouve que c'est un manque de rigueur, si le lecteur ne consulte que ce "résumé"-ci, notamment pour le détail du petit doigt!
Je parle évidemment en tant que chercheuse, recherche où la rigueur est plus que tout primordiale!
Bon courage à vous!
S.

Benjamin Couilleaux a dit…

Sauf votre respect, je ne vois pas où j'ai pu manquer de rigueur : Paul Hills s'est quelque peu attardé sur Le Transport du Christ du Louvre, à propos de la gamme assourdie admirée par Philippe de Champaigne et surtout le rapport de cette toile avec la mosaïque, technique à laquelle s'est frotté Titien à ses débuts. Tous ces propos ont été retranscrits à la fin du paragraphe se trouvant sous la reproduction du tableau parisien.

Bien à vous,

B.