dimanche 4 octobre 2009

Peindre à Venise au XVIe siècle : Styles et techniques : Titien, Tintoret et Véronèse, par Michel Hochmann

Largement saluée par la critique, spécialisée ou non, l'exposition Rivalités à Venise s'accompagne d'un cycle de conférences d'une toute aussi grande qualité, comme il est de coutume au Louvre. Cette série, portant le même titre que l'ouvrage indispensable de David Rosand, propose une lecture technique, iconographique, artistique et littéraire du milieu esthétique vénitien au XVIe siècle. Un contrepoint passionnant au parcours proposé sous la pyramide du Louvre.

La conférence inaugurale fut donnée par un des plus grands spécialistes français de l'art italien de la Renaissance, Michel Hochmann. En une heure à peine, cet universitaire reconnu a réussi à synthétiser ses longues recherches sur la technique des peintres vénitiens ; et ceux qui ont eu la chance de suivre ses cours à l'École Pratique des Hautes Études (dont votre serviteur) ont pu entendre de nouveau ce discours limpide et exigeant, qui ne s'encombre pas des lieux communs et s'appuie sur les données matérielles pour une histoire de l'art toujours plus objective.
On sait combien la technique est cruciale dans l'influence durable qu'a pu avoir l'école vénitienne sur les grands coloristes européens, de Rubens à Cézanne. De cette aura incontestée naquit un véritable mythe de la couleur, nimbé de mystère. Il faut dire que les traités techniques anciens sont généralement dus à des non-Vénitiens, alors que les lettrés et les artistes de la Sérénissime furent avares en informations sur le mode de création des œuvres, comme pour garder quelque secret. C'est seulement au XVIIe siècle qu'apparaissent des livres de recettes propres à Venise et sa région, le titre le plus célèbre étant Le Ricche minere della pittura veneziana de Marco Boschini, publiant en 1674 diverses considérations sur l'art des maîtres du Cinquecento. Données certes fort précieuses, mais postérieures d'un siècle à l'époque des Titans de la Cité des Doges. Plus prosaïques mais non moins utiles, les inventaires après décès et autres listes de comptes des peintres comme des marchands constituent une source d'information de tout premier plan, ne serait-ce que pour connaître les matériaux alors employés.

L'histoire de l'art resta donc longtemps tributaire de considérations littéraires plus ou moins véridiques et peu vérifiables, jusqu'à l'essor des examens scientifiques dès la fin du XIXe siècle. Concernant la peinture vénitienne, les avancées les plus notables ont été obtenues ces trente dernières années, remettant en cause de façon parfois spectaculaire une tradition établie depuis Vasari. Ce dernier affirmait que Giorgione se passait de dessin préparatoire pour peindre directement sur la toile_ processus qu'on attribue aussi généralement à Caravage_, d'où le paradigme d'une peinture vénitienne sacrifiant la ligne pour la couleur. Or, la réflectographie, permettant de scruter sous la composition peinte au niveau de la couche de préparation (à condition que celle-si soit claire), a complètement infirmé cette assertion concernant Les Trois philosophes (Vienne, Kunsthistorisches Museum) : les résultats de ces investigations sont sans appel, en révélant un tracé net et visible des figures sur la préparation. Le constat vaudrait aussi pour le jeune Titien qui, pour la figure féminine à gauche dans Le Concert champêtre, employa une grille afin de reporter sur la toile un dessin préparatoire. Par la suite, le maître se servit du même dispositif, car Michel Hochmann rappelle la présence d'un quadrillage similaire dans l'esquisse dessinée de La Bataille de Cadore (ou de Spolète), ainsi que pour deux esquisses dessinées de cavaliers destinées à la même composition, peinte pour le Palais des Doges avant d'être détruite par un incendie en 1577.

Ces dispositifs de reproduction amènent ainsi à penser que les ateliers vénitiens, plus particulièrement ceux de Bellini, Titien et Bassano, se servaient certainement de cartons et de poncifs, même si l'on ne conserve aucune œuvre de ce type et que cette assistance graphique est généralement considérée comme l'apanage des Florentins et des Romains. Les examens opérés sur les différentes variantes de la Danaé Farnèse, qu'elles soient de la main de Titien ou d'un collaborateur, ont ainsi révélé le même dessin de contour de la figure d'une version à l'autre. On observe la même méthode pour des toiles plus tardives, bien que davantage "tachistes" dans leur facture : reprenant la composition du tableau depuis peu partagé entre Édimbourg et Londres, la Diane et Callisto de Vienne présente à la fois des contours repris à l'identique, visibles dans le dessin sous-jacent, et des éléments divergents comme la fontaine. Le processus créatif de Tintoret est encore plus complexe, et tout à fait en accord avec ses hardiesses maniéristes : la réflectographie confirme que le peintre assemblait sur la toile des figures étudiées isolément par le dessin_ une vision mentale qui s'accorde avec son utilisation de la camera oscura et de figurines modelées. L'examen de la fameuse Suzanne et les vieillards de Vienne est très révélateur, car Tintoret a employé un quadrillage uniquement pour le personnage féminin. Plus audacieux encore, le Saint Georges et le dragon (Londres) comprenait à l'origine deux cadavres étendus, disposant chacun d'un quadrillage oblique ; un dessin préparatoire pour le cadavre retenu sur la toile présente un dispositif similaire. L'art de Tintoret procède donc de l'addition d'éléments, et Michel Hochmann fait justement remarquer que l'on connaît très peu d'études générales dans son corpus, comme la fameuse esquisse à l'huile (Louvre) pour La Bataille du Taro (Munich, Alte Pinakothek), faisant partie des Fastes Gonzague.

Et qu'en est-il de cette touche visible, ce pittoresco encensé par les auteurs anciens, que l'on consacre si souvent comme le paradigme de l'école vénitienne ? Encore une fois, Michel Hochmann s'en prend aux dogmes confortables avec une pertinence nécessaire, rappelant que la facture libre de Polidoro da Caravaggio ou Parmesan s'est élaborée en dehors de la Cité des Doges, où l'adoption d'une manière plus large se fit a posteriori. Il suffit de regarder les toiles de jeunesse de Titien pour constater que ce dernier privilégiait une touche fine, tandis que ses contemporains Sebastiano del Piombo et le ferrarais Dosso Dossi s'essayaient à une technique plus audacieuse ; les toiles de Dosso sont d'ailleurs de superbes démonstrations coloristes, dont l'impact devait être non négligeable sur les peintres vénitiens. L'orateur considère Andrea Schiavone comme un artiste central concernant l'adoption d'une touche libre par les maîtres vénitiens : d'origine dalmate, Schiavone développa une peinture très marquée par Parmesan, notamment dans sa touche, comme l'illustrent à merveille les panneaux sur l'histoire de Callisto, de Londres et Amiens. L'évolution sensible qu'on observe dans les années 1540 touche à peu près tous les peintres vénitiens, même le plus grand. Dans son superbe portrait de Ranuccio Farnèse, Titien ne fait-il pas preuve d'une vibration de la touche tout à fait nouvelle dans son œuvre ? Diversement datées vers 1542 ou 1550, les compositions pour le plafond de Santo Spirito in Isola (et aujourd'hui dans la sacristie de Santa Maria della Salute) présentent elles aussi une facture large, contrastant nettement avec les toiles antérieures. Non seulement Titien s'oriente vers un style plus heurté, au point que l'on a pu parler de "crise maniériste", mais peint aussi pour la première fois sur une préparation presque brune.

La question de la préparation colorée a aussi été l'objet de diverses spéculations et hypothèses avant que les sciences exactes n'apportent des informations plus objectives. Il ne s'agit aucunement d'une spécificité vénitienne, car les maîtres de la lagune emploient plutôt des préparation claires durant la première moitié du XVIe siècle ; quant aux fonds colorés, on les trouve plus volontiers chez Corrège, Parmesan ou Dosso Dossi. Néanmoins, les Vénitiens en ont fait un usage magistral avec les nocturnes, tel qu'on le remarque dans l'exceptionnel Christ au mont des oliviers de Titien (Prado), tableau longtemps sous-estimé du fait d'un état de conservation problématique. Cette toile, récemment restaurée, laisse encore entrevoir le brio de Titien, qui a joué des rehauts clairs sur le fond sombre, comme si les figures naissaient de l'ombre qui les enveloppe. Dans la hardiesse, c'est encore une fois Tintoret qui l'emporte, avec son Martyre de saint Laurent (Oxford, Christ Church) : le fond brun n'est rien d'autre que la préparation, sur laquelle le corps du diacre torturé émerge par contraste. Une technique qualifiée d'elliptique par Michel Hochmann, l'expliquant par la rapidité du travail de Tintoret (alias Fa presto) devant répondre à de nombreuses commandes. A la fin de sa vie, Jacopo Bassano signera lui aussi quelques remarquables nocturnes, dont la désespérée Suzanne et les vieillards de Nîmes, évolution à comparer aussi avec sa production sur pierre sombre. Seul Véronèse semble résister aux charmes mystérieux de la nuit, encore que cette impression ne vaut que pour une première partie de sa carrière.



Dernier point abordé par Michel Hochmann et non des moindres : le non finito chez Titien, éternel serpent des mers des spécialistes depuis les années 1980. Ou plus précisément la parution de la monographie sur l'artiste par Charles Hope, affirmant que notre vision du dernier Titien était déformée. Là où la plupart des exégètes voyaient modernité d'un maître au crépuscule et "impressionnisme magique", le critique anglais évoque plus prosaïquement des toiles inachevées, car le Saint Sébastien de l'Ermitage, à la touche fractionnée, doit être plus ou moins contemporain du Tarquin et Lucrèce de Cambridge, au fini indéniable. Tout aussi provocatrice que soit la thèse de Hope, elle mérite qu'on s'y attarde un minimum. Peut-on dire que le Marsyas (Kromeriz) et la Nymphe et berger de Vienne, satisfaisant notre goût pour l'audace de style, furent bel et bien terminés par leur auteur ? L'évolution vers une touche libre n'en est pas moins certaine, puisque Titien envoya à Philippe II un Saint Jérôme pénitent (L'Escurial) comportant un buisson exécuté dans un véritable feu d'artifice pictural_ une leçon de peinture qui marquera les dernières toiles de Bassano. Certaines œuvres donnent parfois même une impression de divisionnisme, à l'instar de La Mort d'Actéon (National Gallery), où la touche continue a laissé une traînée vibrante sur la toile. Chez Tintoret, la touche visible relève de l'évidence, bien moins chez Véronèse : et pourtant celui-ci procède par la pose au préalable d'une demi-teinte, ensuite retouchée par une couleur claire ou sombre afin de traduire reflet et ombre.

D'autres données techniques restent encore à confirmer, comme la composition des liants. La chromatographie est certes une technique nécessaire aux recherches, mais elle se révèle hélas coûteuse, d'autant que ses résultats peuvent être décevants, à cause de la taille modeste de l'échantillon ou de la présence d'impuretés. Ces obstacles ne doivent toutefois pas entraver le travail des historiens de l'art avec les physiciens et les chimistes, après une longue période de travaux séparément. Mais ne sont-ils pas tous des hommes de sciences, dont les connaissances doivent se conjuguer ? Peut-être réussira-t-on un jour à percer tous les secrets matériels de la peinture vénitienne, mais probablement jamais à expliquer pourquoi ces tableaux nous fascinent tant depuis leur création...

Références photographiques :
- Tintoret, Étude d'homme nu allongé et reprise du bras (pour le cadavre dans Saint Georges et le dragon, Londres, National Gallery), vers 1549, pierre noire avec rehauts de gouache blanche sur papier gris bleu, 25,5x41,7 cm, Paris, Musée du Louvre © R.M.N.
- Titien, David et Goliath, vers 1542 ou 1550, huile sur toile, 300x285 cm, Venise, Santa Maria della Salute (autrefois à Santo Spirito in Isola)
- Dosso Dossi, Fragment de tondo : Un homme enlaçant une femme, vers 1524, huile sur peuplier, 55,1x75,5 cm, Londres, National Gallery
- Tintoret, Le Martyre de saint Laurent, fin des années 1570, huile sur toile, 126x191 cm, Oxford, Christ Church © Christ Church, Oxford
- Titien, Saint Jérôme pénitent, vers 1575, huile sur toile, 184x177 cm, L'Escurial, Real Monasterio de San Lorenzo

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