
Une anecdote fameuse évoque le lien très particulier qui unissait Charles Quint à son peintre favori : le maître d'un empire sur lequel, dit-on, le soleil ne se couchait jamais, ramassa par terre un pinceau qu'avait fait tombé l'artiste. Qu'elle soit vraie ou non, l'histoire doit probablement refléter une déférence réciproque entre le peintre des princes et son commanditaire tout puissant : au nouvel Alexandre Le Grand, il fallait bien que corresponde un nouvel Apelle. Si Titien fut aussi apprécié à la cour, c'est entre autres pour sa sprezzatura, terme désignant la désinvolture ou la nonchalance, soit une certaine aisance naturelle à la fois distinguée et..."relax", dixit Philipp Cotrell. Le mot forme en quelque sorte la clé de voûte d'un des best-seller de la Renaissance, Il Libro del Cortegiano de Baldassare Castiglione, publié en 1528 à Venise. Ce manuel du savoir-vivre dans le monde des cours eut un tel succès qu'il figurait parmi les livres de chevet de Philippe II, aux côtés de La Bible et du Prince de Nicolas Machiavel. Castiglione savait parfaitement de quoi il parlait puisqu'il naquit en 1478 à Mantoue, avant de vivre à Milan, Urbin, Rome, puis partit en 1524 à Madrid où il mourut en 1529. Auprès des Gonzague, des Sforza ou des Montefeltre, il devint un parfait courtisan, estimé pour son esprit cultivé et ses talents diplomatiques. Son aimable caractère fut apprécié des artistes, et son amitié avec Raphaël lui valut au moins deux portraits, dont celui célèbre du Louvre compte incontestablement parmi les chefs-d'œuvre absolus de la peinture occidentale. Fréquentant également Giulio Romano (qui fit son mausolée au Santuario della Beata Vergine delle Grazie, à Mantoue) ou Rosso, Castiglione se lia aussi avec Titien, dont "l'art étudié du non étudié" de ses portraits rejoignait tout à fait les préceptes d'Il Libro del Cortegiano. Dans sa quête de la nonchalance innée, Titien fut peut-être influencé par le portrait de Castiglione par Raphaël, tableau qui se trouvait en 1519 à Mantoue, ville natale du modèle. Pareilles sources ne diminuent en rien son originalité dans l'élaboration de nouvelles formules, de sorte que Tintoret et Véronèse retinrent la leçon en reprenant les mises en page les plus réussies de leur redoutable rival. L'importance de Titien portraitiste dépasse de loin la Venise de la Renaissance : ses expériences des années1520/1530 pour agrandir le cadre autour du modèle, eurent une portée non négligeable sur la peinture anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles.

Il est temps de revenir au cœur du discours, ou plutôt à l'œuvre principale, conservée à la National Gallery of Ireland, à Dublin. Plus précisément, un tableau méconnu de Titien, à cause de sa surface très usée. Seuls les traits distingués du modèle ont peu ou prou échappé à l'usure, et permettent d'y reconnaître un portrait de Baldassare Castiglione_ l'inscription en haut à droite de la toile fut ajoutée après la réalisation du tableau. La comparaison formelle avec le portrait du Comte Antonio Porcia e Brugnera (Milan, Pinacoteca di Brera), daté vers 1535-1540, invite à placer la toile irlandaise dans les années 1530. Si l'on retient une telle hypothèse chronologique, le portrait serait donc posthume, doté d'une valeur commémorative. Il est vrai que Titien aurait pu représenter Castiglione de son vivant, puisque les deux hommes s'étaient notamment vus en 1523, lors d'une visite d'Isabelle d'Este à l'atelier du peintre vénitien, Castiglione ayant alors fait partie de la délégation de la marquise de Mantoue. D'autres rencontres purent certainement avoir lieu, dans la mesure où Titien se rendit une dizaine de fois à Mantoue entre 1520 et 1530. Si l'on ne saurait dater précisément le portrait, sa première mention remonte à 1648, date à laquelle il est attribué à Giulio Romano. D'abord documenté à Gênes, la toile passa ensuite dans de prestigieuses collections : celles de la reine Christine de Suède, de Baldassare Odeslcachi à Rome, puis du duc d'Orléans à Paris, avant de rejoindre l'autre côté de la Manche.
N'importe quel observateur un peu attentif remarquera aisément la

Bien que le portrait ne doit pas être considéré comme une transcription photographique de l'apparence de Baldassare Castiglione, l'image n'en est pas moins une magnifique traduction visuelle des préceptes de vie du courtisan. Cecil Gould disait d'ailleurs de la toile irlandaise qu'elle montrait plus un personnage d'Il Libro del cortegiano que son auteur. A cet égard, le vêtement noir, d'origine espagnole, correspond en tout point à celui vanté dans le fameux livre. C'est surtout l'attitude générale du modèle qui traduit son aspiration morale ; l'homme a beau se savoir observé, il veut m

Références photographiques :
- Parrasio Micheli, Allégorie de la naissance du prince Ferdinando, vers 1575, huile sur toile, 182x127 cm, Madrid, Museo del Prado
- Il Libro del cortegiano de Baldassare Castiglione, frontispice (Venise, 1528)
- Raphaël, Portrait de Baldassare Castiglione, vers 1514-1515, huile sur toile, 82x67 cm, Paris, Musée du Louvre
- Titien, Portrait de Baldassare Castiglione, années 1530, huile sur toile, 124x97 cm, Dublin, National Gallery of Ireland
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