dimanche 11 octobre 2009

Peindre à Venise au XVIe siècle : Voir les miracles : politiques de la guérison chez Tintoret et Véronèse, par Augusto Gentili

L'heure était à la désinvolture pédagogique pour la deuxième conférence du cycle. En effet, l'auditorium accueillait Augusto Gentili, professeur d'histoire de l'art moderne à Venise, dont la science sur l'art de la lagune entre 1400 et 1600 n'a d'égal que sa verve d'orateur, toujours prêt à quelque plaisanterie ou exagération dans le seul but de rectifier une vision parfois trop romancée d'époques lointaines. De nature iconographique, sa conférence requérait en effet un œil subtilement critique, allié à une érudition hors pair sur l'histoire de la Sérénissime : des qualités montrées autrefois avec un rare brio par Daniel Arasse. C'est à ce grand historien de l'art qu'Augusto Gentili dédia son propos, en louant les travaux sur la vision et le détail de son collègue et ami prématurément disparu.


Rarement la peinture des miracles n'eut plus d'éloquence que dans le contexte de la scuola, ces confréries charitables qui commandèrent de nombreuses œuvres d'art. Au XVIe siècle, la plus puissante de ces organisations est sans conteste la Scuola Grande di San Rocco, rassemblant de riches marchands. Transférant leur siège dans un magnifiquement bâtiment situé à côté de l'église de leur saint tutélaire, les confrères souhaitaient transformer la scoletta, leur siège initial en face de l'actuelle scuola, en hôpital. Leur vœu ne put être exaucé, notamment en raison d'une opposition puissante des franciscains de Santa Maria gloriosa dei Frari, qui avaient accordé une part de leur domaine pour édifier la scoletta. De cet échec naquit peut-être la volonté d'imaginer un hôpital virtuel, à travers la commande passée à Tintoret de Saint Roch guérissant les pestiférés. Exécutée en 1549 pour l'église de San Rocco, la toile entasse les corps malades et souffrant, présentant de facto une ambiguïté entre guérison physique et guérison spirituelle. En 1567, de nouveau pour le chœur de San Rocco, Tintoret illustre un autre épisode de la vie du saint de Montpellier, Saint Roch en prison réconforté par un ange, où la vision lumineuse éclaire la prison et dévoile la misère des captifs, dans leur chair et dans leur âme.

Avant de poursuivre plus avant son analyse des scènes de miracle, Augusto Gentili rappelle un code de représentation simple, mais essentiel dans l'iconographie chrétienne. Lorsque le saint est bien debout, les deux pieds sur terre, et accomplit un miracle, l'épisode se déroule du vivant même du personnage. Par contre, si le saint est réduit à un buste volant, il s'agit d'une apparition miraculeuse, après sa mort. Cette différence fondamentale se remarque aisément dans des reliefs en bronze de Sansovino pour les tribunes de San Marco, narrant différents récits liés au saint patron de Venise. La convention visuelle s'observe pareillement dans le fameux Miracle de l'esclave de Tintoret : le saint a beau être dépeint en entier, il vole au-dessus de l'assistance, dans la mesure où cette intervention surnaturelle a lieu après son martyre. La toile, peinte en 1548, fut réalisée pour la Scuola Grande di San Marco, qui demanda par la suite d'autres tableaux à Tintoret sur les prodiges de l'évangéliste. Augusto Gentili s'attarde sur l'un d'entre eux pour corriger une interprétation qu'il juge fallacieuse, et s'en explique. La soi-disant Découverte du corps de saint Marc ne peut être rapportée à aucune source textuelle concernant un tel événement. Point encore plus gênant : où est saint Marc dans le tableau ? Ni le cadavre à terre ni le corps du vieillard sorti de la tribune ne semblent satisfaire aux conventions de l'époque. La seule nudité tolérée pour un saint dans l'art de la Renaissance était d'ordre héroïque, ainsi que l'on voit dans L'Enlèvement du corps de saint Marc, autre création magistrale de Tintoret pour la même confrérie. Poussant la contestation jusqu'à la provocation, Augusto Gentili ne croit guère que la figure d'homme debout à gauche corresponde à une apparition surnaturelle surgie de l'au-delà, sous la forme d'un fantôme phosphorescent. Comme il nous le rappelle : "Nous sommes face à une toile vénitienne du Cinquecento, pas devant un film d'horreur de série B !". Après la boutade, une lecture tout à fait convaincante s'impose, en prenant appui sur les reliefs cités de Sansovino. L'une de ces sculptures relate un épisode de la vie de saint Marc où celui-ci, simultanément, ressuscite un mort et exorcise un possédé, dont la position est reprise par Tintoret. Par conséquent, le saint Marc du tableau est bel et bien l'homme énergiquement levé à une extrémité, mais bien vivant ! Le miracle de la double guérison prend place dans un espace vaste, mais peu peuplé, avec uniquement les protagonistes principaux. Alors que l'esprit maléfique apparaît chez Sansovino sous la forme d'un petit démon, Tintoret représente un nuage de fumée sortant du possédé pour se perdre dans la voûte (l'on pourrait ajouter que ce type de représentation sera réutilisé, mais pour les figures bénéfiques des anges, dans La Cène à San Giorgio Maggiore). Mais qu'en est-il de ce cadavre qu'on sort d'une tribune ? L'explication fournie par Augusto Gentili reste du domaine de l'hypothétique, car il avoue l'absence de comparaisons visuelles et textuelles : il faudrait y voir la tentation pour certains témoins du miracle de vouloir multiplier les résurrections, comme si on pouvait les réduire alors à une "performance bureaucratique" selon le mot de l'intervenant...Quoi qu'il en soit, se détache au milieu de la scène un contemporain de Tintoret, ce vieillard agenouillé et tendant ses mains vers les deux miraculés, que l'on identifie à Tommaso Rangone, guardian grande de la scuola. Mort et maladie seraient alors des métaphores du péché, et la présence du chef des confrères nous ramène alors aux missions charitables de son organisation.

Retour à l'église de San Rocco, pour laquelle Tintoret fut décidément très actif puisqu'il y peignit aussi La Piscine probatique, datée de 1559. Rapportée par l'évangile de saint Jean, cette histoire met en scène le Christ guérissant un paralytique, que l'on voit partir à gauche avec un fardeau, sans même un regard pour son sauveur. Autour de Jésus, s'agglutine une foule, dont des personnages à gauche ne semblant pas (encore ?) se rendre compte du prodige ou bien en colère, car certains juifs reprochent au Christ d'avoir agi en plein Shabbat. En dépit du titre de l'œuvre, difficile de distinguer l'eau et la piscine, comme si l'intérêt dominant de la peinture résidait dans son message, en l'occurrence le remplacement des promesses non tenues de l'ancienne Loi par la Grâce. Cette représentation tranche singulièrement avec la toile dans la Scuola Grande di San Rocco qui, esthétiquement, ne peut souffrir la comparaison avec celle de l'église : Augusto Gentili n'hésite pas à parler d'un tableau laid et vulgaire, dans lequel on aurait bien du mal à reconnaître le génie de Tintoret, ni même le style plutôt lourd de son fils Domenico_ il nous faut souligner que cette toile a souffert d'importants repeints, oblitérant complètement son caractère autographe, comme pour tous les décors peints de la scuola. On ne peut toutefois nier les maladresses de la composition, avec ses personnages déplaisants, voire involontairement comiques, réunis autour d'une piscine boueuse. Dans le même temps, l'intervenant souligne combien, à l'arrière-plan, les arcades divisées en alcôves ressemblent à des lupanars, et lie cette singularité iconographique à l'épidémie de peste de 1576, donc peu de temps avant la réalisation de cette Piscine probatique. Or, la moralité traditionnelle liait la transmission de la terrible maladie aux rapports sexuels, et plus particulièrement par la femme. Maladie et péchés se confondent, encore une fois : une idée certainement renforcée par la mentalité des confrères de San Rocco, essentiellement des marchands sexophobes et condamnant les rapports extraconjugaux...La guérison croise la purification par l'eau, thème qu'on retrouve justement dans la toile en face de La Piscine probatique, Le Baptême du Christ.

Véronèse ne fut pas en reste dans le développement d'une iconographie miraculeuse, qu'il conçut notamment lors de ses importants travaux pour l'église de San Sebastiano. En 1559-1560, il fut appelé à peindre les volets d'orgue, associant La Présentation au temple à La Piscine probatique sur chaque face intérieure des montants. Les deux épisodes du Nouveau Testament ont trait au passage entre la Loi et la Grâce, puisque Marie participe à la rédemption christique. Comme Tintoret, Véronèse ne représente pas la piscine probatique, mais intègre un ange en vol conformément au texte de saint Jean, et invente un dispositif original en ménageant un vide entre les deux volets. Près du Christ, un homme vient de se mettre debout, encore légèrement courbé ; la foule, peu nombreuse, observe cette scène extraordinaire, et il n'y aura pas d'autre miracle. Placée dans l'église San Giorgio in Braida à Vérone et aujourd'hui au Musée des Beaux-Arts de Rouen, Le Miracle de saint Barnabé dépeint l'apôtre apposant l'évangile sur un jeune homme mal en point ; tout autour se pressent des non-croyants, dont certains semblent hostiles tandis que d'autres pourraient se convertir face au miracle sur le point de se produire_ belle illustration de la valeur persuasive de l'art religieux, notion qui sera surtout exploitée par l'art du XVIIe siècle. L'ultime toile du maître a aussi pour sujet un événement miraculeux, Saint Pantaléon guérissant un enfant, visible dans l'église vénitienne consacrée à ce saint : le personnage principal, médecin païen à la cour de Maximilien, rencontre un jeune garçon mordu par une vipère, laquelle explose littéralement sur le coin inférieur droit du tableau. La guérison s'opère en même temps que Pantaléon se convertit, suite à un vœu qu'il avait prononcé envers Dieu si le garçon venait à être sauvé. L'enfant convalescent est soutenu par le curé Bartolomeo Borghi, commanditaire de l'œuvre, dont le geste physique traduit sa force spirituelle_ ou comment rendre l'invisible par l'image, problématique essentielle du baroque qui trouvera de grands développements peu de temps après ce dernier chef-d'œuvre de Véronèse, daté de 1587...



Ces rapports complexes entre guérison spirituelle et guérison physique sont autant dus aux artistes qu'à leurs commanditaires : les images de Tintoret s'inscrivent dans la société de leur temps, notamment la classe marchande, alors que Véronèse opte pour une vision plus traditionnelle, basée sur l'engagement personnel de l'individu. Voilà qui aurait pu servir de conclusion, mais la faconde d'Augusto Gentili le pousse à d'autres raisonnements : selon lui, les rivalités entre les peintres se basent sur une certaine idée romantique encore trop présente dans les études actuelles, et mieux vaudrait parler de conflits entre commanditaires. Provocateur mais d'une justesse indéniable, il surenchérit pour affirmer l'impact très relatif à Venise de Titien dès les années 1540, vu que ses œuvres étaient avant tout destinées à la couronne espagnole. Augusto Gentili reconnaît qu'il pourrait parler de Titien pendant des heures, mais sait bien qu'on ne lui en laissera pas la possibilité...à moins d'un miracle ?

Références photographiques :
- Tintoret, Saint Roch guérissant les pestiférés, 1549, huile sur toile, 307x673 cm, Venise, église de San Rocco
- Tintoret, Saint Marc ressuscitant un mort et exorcisant un possédé (dit à tort La Découverte du corps de saint Marc), 1562-1565, huile sur toile, 405x405 cm, Milan, Pinacoteca di Brera
- Véronèse, La Piscine probatique, 1558-1560, huile sur toile, 490x190 cm (dimensions des deux montants réunis), Venise, église de San Sebastiano
- Véronèse, Saint Pantaléon guérissant un jeune garçon, 1587, huile sur toile, 277x160 cm, Venise, église de San Pantalon

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