
Rarement la peinture des miracles n'eut plus d'éloquence que dans le contexte de la scuola, ces confréries charitables qui commandèrent de nombreuses œuvres d'art. Au XVIe siècle, la plus puissante de ces organisations est sans conteste la Scuola Grande di San Rocco, rassemblant de riches marchands. Transférant leur siège dans un magnifiquement bâtiment situé à côté de l'église de leur saint tutélaire, les confrères souhaitaient transformer la scoletta, leur siège initial en face de l'actuelle scuola, en hôpital. Leur vœu ne put être exaucé, notamment en raison d'une opposition puissante des franciscains de Santa Maria gloriosa dei Frari, qui avaient accordé une part de leur domaine pour édifier la scoletta. De cet échec naquit peut-être la volonté d'imaginer un hôpital virtuel, à travers la commande passée à Tintoret de Saint Roch guérissant les pestiférés. Exécutée en 1549 pour l'église de San Rocco, la toile entasse les corps malades et souffrant, présentant de facto une ambiguïté entre guérison physique et guérison spirituelle. En 1567, de nouveau pour le chœur de San Rocco, Tintoret illustre un autre épisode de la vie du saint de Montpellier, Saint Roch en prison réconforté par un ange, où la vision lumineuse éclaire la prison et dévoile la misère des captifs, dans leur chair et dans leur âme.
Avant de poursuivre plus avant son analyse des scènes de miracle, Augusto Gentili rappelle un code de représentation simple, mais essentiel dans l'iconographie chrétienne. Lorsque le saint est bien debout, les deux pieds sur terre, et accomplit un miracle, l'épisode se déroule du vivant même du personnage. Par contre, si le saint est réduit à un buste volant, il s'agit d'une apparition miraculeuse, après sa mort. Cette différence fondamentale se remarque aisément dans des reliefs en bronze de Sansovino pour les tribunes de San Marco, narrant différents récits liés au saint patron de Venise. La convention visuelle s'observe pareillement dans le fameux Miracle de l'esclave de Tintoret : le saint a beau être dépeint en entier, il vole au-dessus de l'assistance, dans la mesure où cette intervention surnaturelle a lieu après son martyre. La toile, peinte en 1548, fut réalisée pour la Scuola Grande di San Marco, qui demanda par la suite d'autres tableaux à Tintoret sur les prodiges de l'évangéliste. Augusto Gentili s'attarde sur l'un d'entre eux pour corriger une interprétation qu'il juge fallacieuse, et s'en explique. La soi-disant Découverte du corps de saint Marc ne peut être rapportée à aucune source textuelle concernant un tel événement. Point encore plus gênant : où est saint Ma

Retour à l'église de San Rocco, pour laquelle Tintoret fut décidément très actif puisqu'il y peignit aussi La Piscine probatique, datée de 1559. Rapportée par l'évangile de saint Jean, cette histoire met en scène le Christ guérissant un paralytique, que l'on voit partir à gauche avec un fardeau, sans même un regard pour son sauveur. Autour de Jésus, s'agglutine une foule, dont des personnages à gauche ne semblant pas (encore ?) se rendre compte du prodige ou bien en colère, car certains juifs reprochent au Christ d'avoir agi en plein Shabbat. En dépit du titre de l'œuvre, difficile de distinguer l'eau et la piscine, comme si l'intérêt dominant de la peinture résidait dans son message, en l'occurrence le remplacement des promesses non tenues de l'ancienne Loi par la Grâce. Cette représentation tranche singulièrement avec la toile dans la Scuola Grande di San Rocco qui, esthétiquement, ne peut souffrir la comparaison avec celle de l'église : Augusto Gentili n'hésite pas à parler d'un tableau laid et vulgaire, dans lequel on aurait bien du mal à reconnaître le génie de Tintoret, ni même le style plutôt lourd de son fils Domenico_ il nous faut souligner que cette toile a souffert d'importants repeints, oblitérant complètement son caractère autographe, comme pour tous les décors peints de la scuola. On ne peut toutefois nier les maladresses de la composition, avec ses personnages déplaisants, voire involontairement comiques, réunis autour d'une piscine boueuse. Dans le même temps, l'intervenant souligne combien, à l'arrière-plan, les arcades divisées en alcôves ressemblent à des lupanars, et lie cette singularité iconographique à l'épidémie de peste de 1576, donc peu de temps avant la réalisation de cette Piscine probatique. Or, la moralité traditionnelle liait la transmission de la terrible maladie aux rapports sexuels, et plus particulièrement par la femme. Maladie et péchés se confondent, encore une fois : une idée certainement renforcée par la mentalité des confrères de San Rocco, essentiellement des marchands sexophobes et condamnant les rapports extraconjugaux...La guérison croise la purification par l'eau, thème qu'on retrouve justement dans la toile en face de La Piscine probatique, Le Baptême du Christ.
Véronèse ne fut pas en reste dans le développement d'une iconographie miraculeuse, qu'il conçut notamment lors de ses importants travaux pour l'église de San Sebastian


Ces rapports complexes entre guérison spirituelle et guérison physique sont autant dus aux artistes qu'à leurs commanditaires : les images de Tintoret s'inscrivent dans la société de leur temps, notamment la classe marchande, alors que Véronèse opte pour une vision plus traditionnelle, basée sur l'engagement personnel de l'individu. Voilà qui aurait pu servir de conclusion, mais la faconde d'Augusto Gentili le pousse à d'autres raisonnements : selon lui, les rivalités entre les peintres se basent sur une certaine idée romantique encore trop présente dans les études actuelles, et mieux vaudrait parler de conflits entre commanditaires. Provocateur mais d'une justesse indéniable, il surenchérit pour affirmer l'impact très relatif à Venise de Titien dès les années 1540, vu que ses œuvres étaient avant tout destinées à la couronne espagnole. Augusto Gentili reconnaît qu'il pourrait parler de Titien pendant des heures, mais sait bien qu'on ne lui en laissera pas la possibilité...à moins d'un miracle ?
Références photographiques :
- Tintoret, Saint Roch guérissant les pestiférés, 1549, huile sur toile, 307x673 cm, Venise, église de San Rocco
- Tintoret, Saint Marc ressuscitant un mort et exorcisant un possédé (dit à tort La Découverte du corps de saint Marc), 1562-1565, huile sur toile, 405x405 cm, Milan, Pinacoteca di Brera
- Véronèse, La Piscine probatique, 1558-1560, huile sur toile, 490x190 cm (dimensions des deux montants réunis), Venise, église de San Sebastiano
- Véronèse, Saint Pantaléon guérissant un jeune garçon, 1587, huile sur toile, 277x160 cm, Venise, église de San Pantalon
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