jeudi 8 juillet 2010

Le Forme del moderno Scultura a Ca'Pesaro. Da Medardo Rosso a Viani, da Rodin ad Arturo Martini : exposition à Venise, Ca'Pesaro

Quand un musée organise une exposition temporaire uniquement à partir de ses collections, on peut se demander pourquoi préférer cette option à celle d'un parcours permanent. Pour le musée vénitien d'art moderne, ce choix se justifie tout à fait : en dépit d'espaces généreux, le grand nombre de sculptures conservées par la Ca'Pesaro (plus de 400) ne permet pas la présentation intégrale du fonds. Le public a heureusement la chance, durant quelques mois, de découvrir des pièces célèbres ou peu connues, étudiées sous l'angle de la forme à travers quatre salles du palais.

A première vue, les œuvres réunies dans le grand couloir d'entrée entretiennent peu de relations entre elles. En y regardant de plus près, la muséographie montre quelque subtilité, les pièces apparentées se faisant face pour Polarità del corpo. Deux statues fortement liées à l'histoire esthétique de l'Italie dialoguent : un Nudo di Susanna (o Susanna) (1909) de Giuseppe Graziosi, marbre lisse un peu académique, dans la lignée de la sculpture maniériste florentine, avec le Pugile de Napoleone Martinuzzi, écho moderne à un célèbre antique, Le Pugiliste du Museo Nazionale Romano, empreint de la même tension musculaire dans le métal savamment travaillé pour imiter la chair meurtrie. Le bronze reste un matériau par excellence de la sculpture au XXe siècle, dont use Michael Noble pour une Marisa (1953) lorgnant sur Giacometti avec sa silhouette longue et émaciée comme les aspérités multiples du métal. Ces effets plastiques peuvent aussi relater une histoire funeste : l'apocalypse nucléaire annihilant l'Uomo atomizzato (o Uomo di Hiroshima) d'Agenore Fabbri (1959) dont la chair se désagrège et la pose se fige_ terrible avatar, hélas trop réel, des métamorphoses mythologiques. Avec Alberto Viani et ses torses de 1952, l'anatomie humaine se réduit à des volumes simples et des surfaces lisses, fruit d'une audacieuse synthèse. En somme, un retour aux origines de la sculpture européenne : l'analogie n'est-elle pas flagrante avec les idoles cycladiques ?

Les trois salles du second étage poursuivent cette enquête sur la forme. Aux murs de la grande salle Linea sinuosa, sont accrochés d'immenses panneaux en grisaille de Giulio Aristide Sartorio, La Vita umana (1907). Cette ambitieuse série, par son format et son programme, développe une interrogation existentialiste qui la rattache pleinement au symbolisme ; le rapport à la sculpture s'établit grâce à une teinte minérale, ainsi que de récurrentes figures assises ou agenouillées en train de porter un élément architectural, découlant des ignudi de Michel-Ange sur la voûte de la Chapelle Sixtine. Une influence du génie italien toute aussi patente chez Rodin, magnifiquement représenté à la Ca'Pesaro par un grand plâtre des Bourgeois de Calais (1889) et un autre monumental du Penseur (1880/1904). La richesse des attitudes expressives de Rodin trouve d'intéressants contrepoints chez ses contemporains, tel Giuseppe Romagnol, auteur d'une Terra mater (1903), tendre maternité dont la pose agenouillée fait écho aux créations les plus apaisées du sculpteur français. Les recherches menées par Rodin se prolongent tard au XXe siècle : dans Grande figura accocolata (1961), Emilio Greco s'intéresse à un corps de femme recroquevillée, avatar de Celle qui fut la belle heaulmière destinée à La Porte de l'Enfer, et sa pose n'est pas tout à fait étrangère à celle de L'Adolescent agenouillé attribué à Michel-Ange. Autre expérience chère à Rodin, l'affirmation du fragment pour lui-même caractérise un Nudo di donna (disteso) dû à Napoleone Martinuzzi. D'une stylisation très épurée, ce plâtre reprend littéralement un guerrier couché du fronton ouest du temple d'Aphaïa à Égine (fin du VIe siècle/début du Ve siècle avant notre ère, Munich, Glyptothek), un des grands jalons entre les phases dite archaïque et classique de la sculpture grecque antique.


Forme-informe invite à la perte des repères usuels : Mare (1986) de Costas Tsocolis, avec son rocher encastré dans la toile, relève-t-elle de l'assemblage, de la peinture, de l'installation ou de la sculpture ? Les deux éléments pivotants de la composition géométrique abstraite dite Tela modellata (1965), imaginés par Marcolini Gandini, peuvent-ils être vraiment rattachés à la peinture de chevalet ? Les grandes planches en bois peintes par Emilio Vedova pour réaliser son Assurdo - diario di Berlino (1964), ne s'attaquent-elles pas autant au mur coupant en deux la capitale allemande, qu'aux limites traditionnelles des techniques artistiques ? Les hybridations ne sont pas toujours aussi ludiques : l'homme se voit laminer par la technologie chez Lorenzo Guerrini pour son Uomo e macchina vanno (1959) qui ne dissocie pas l'organique du mécanique, ce dernier adoptant des profils quelque peu agressifs dans Civiltà della macchina (1951) de Bruno de Toffoli. En pleine ère postmoderne, il est bien loin le temps où Marinetti et ses compagnons futuristes chantaient les louanges du progrès industriel...

Retour à une figuration plus habituelle pour terminer, à travers toutefois un paradoxe, le regard aveugle : Uno Sguardo cieco. L'absence momentanée ou la perte définitive de la vision a sans cesse questionné les arts plastiques, et la mouvance symboliste a répondu par la figure endormie. Déliquescents, les fameux visages de cire de Medoardo Rosso (La Signora X, 1896 ; La Signora Noblet, 1897) traduisent à merveille ce état de torpeur, dans lequel les traits paraissent s'amollir, comme s'ils se fondaient dans la gangue où les intègre le sculpteur. Adolfo Wildt privilégie une approche plus traditionnelle de la forme pour Martirologio (1894), buste directement issu des chefs-reliquaires du Quattrocento afin de renouer avec une ferveur mystique. En 1919, Arturo Martini se souviendra de cette typologie pour modeler sa Fanciulla verso sera, mais simplifie au maximum les traits, se rapprochant même la géométrie harmonieuse des visages de Modigliani.

Constater que la culture à Venise ne se cantonne pas à un passé indiscutablement prestigieux, mais englobe aussi une époque récente, réjouit toujours. Les achats des autorités publiques lors des Biennales du XXe siècle ont permis la constitution d'une collection remarquable. Et pourtant, une grande majorité des sculptures de l'exposition, tout comme les peintures des collections permanentes, ne va guère au-delà des années 1960. S'agit-il d'une volonté de circonscrire la création dite moderne à une période définie, ou bien l'art contemporain dans la Cité des Doges serait-il avant tout le fait de François Pinault ?

Le Forme del moderno Scultura a Ca'Pesaro. Da Medardo Rosso a Viani, da Rodin ad Arturo Martini, du 9 mars au 18 juillet 2010, Ca'Pesaro Galleria Internazionale d'Arte Moderna e Museo d'Arte Orientale, Santa Croce, 2076, Venise. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10H00 à 18H00 (fermeture de la billetterie à 17H00). Plein tarif : 6,50 euros ; réduit : 4 euros. Catalogue collectif (Fondazione Musei Civici Venezia, décembre 2009, 75 pages).

Références photographiques :
- Napoleone Martinuzzi, Pugile, 1939, bronze, 150x113,5x89 cm, Venise, Ca'Pesaro-Galleria Internazionale d'Arte Moderna
- Alberto Viani, Torso femminile, 1952, bronze, 136x63,5x62 cm, Venise, Ca'Pesaro-Galleria Internazionale d'Arte Moderna
- Accrochage de la section Forme-informe, au deuxième étage de la Ca'Pesaro
- Medoardo Rosso, La Signora Noblet, 1897, cire sur structure en plâtre, 68x50x27 cm, Venise, Ca'Pesaro-Galleria Internazionale d'Arte Moderna

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