mercredi 20 janvier 2010

Paolo Véronèse Le Retable Petrobelli : catalogue de l'exposition à Londres, Dulwich Picture Gallery ; Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada ;

Austin, Blanton Museum of Art

A moins d'être pris d'un accès de démence ou d'être complément dépourvu de scrupules, personne n'oserait découper un tableau de Véronèse, qui plus est un grand retable. Et pourtant, à une époque relativement proche, essentiellement au XIXe siècle, il n'était pas rare de démembrer des œuvres d'art : cette sordide pratique est bien connue pour les polyptyques des XIVe et XVe siècles, dont les volets et les panneaux de prédelle sont aujourd'hui dispersés à travers le monde. C'est par ce triste constat que Xavier F. Salomon, conservateur à la Dulwich Picture Gallery de Londres et spécialiste de Véronèse, introduit une étude très complète sur le Retable Petrobelli, grand tableau d'autel encore lacunaire aujourd'hui mais récemment réévalué.

A la décharge des historiens de l'art qui ont pu se fourvoyer vainement dans l'étude du tableau, il faut avouer que l'histoire du Retable Petrobelli tient du rocambolesque. La toile se trouva tout d'abord dans le lieu pour lequel elle avait été commandée, c'est-à-dire la chapelle Petrobelli dans l'église San Francesco à Lendinara, ville du sud-ouest de la Vénétie. A la fin du XVIIIe siècle, un partage de la toile en plusieurs morceaux éparpille les trois fragments principaux. La partie supérieure, longtemps conservée en Angleterre, fut acquise par le Musée des Beaux-Arts d'Ottawa en 1925. Quant aux éléments latéraux du registre inférieur, ils ont gagné la Grande-Bretagne pour se trouver aujourd'hui respectivement à la National Gallery of Scotland d'Édimbourg (partie gauche) et à la Dulwich Picture Gallery de Londres (partie droite). Comme si de telles vicissitudes ne suffisaient pas, chaque fragment a subi diverses altérations : la toile canadienne a souffert de l'eau lors de son transport en Amérique, et certains détails iconographiques cruciaux des tableaux anglais avaient été cachés par des repeints jusqu'à leur restauration en 1958...Pour égarer davantage les historiens de l'art, le commanditaire et la destination initiale du tableau restaient inconnus jusqu'au début des années 1980, peu de temps après que soit publiée la monographie sur Véronèse du spécialiste allemand Detlev von Hadeln en 1978, alors que le texte avait été écrit dans les années 1930 en évoquant ces précieux éléments ! Et pour compléter cet imbroglio digne d'une enquête policière, une légende tenace voulait qu'un quatrième fragment, à l'origine au centre de la toile, se trouve à Castle Howard, en Angleterre. D'autres avis estimaient, au contraire, que la partie centrale avait été purement et simplement sacrifiée lors du pillage de l'œuvre. En réalité, seule la tête de saint Michel archange survécut, et elle a récemment été identifiée avec un tableau du Blanton Museum of Art d'Austin (Texas). L'occasion était donc toute trouvée pour restaurer ce fragment et proposer une exposition itinérante, dans les institutions conservant les vestiges du Retable Petrobelli.

Les quatre fragments constituent les seules œuvres présentées, sans notice détaillée dans le catalogue qui privilégie les essais pour reconstituer la destinée chahutée du retable et le reconsidérer dans son contexte de création. Signé Jennifer Fletcher, le premier de ces textes s'attache à la typologie particulière du tableau d'autel avec donateurs, Véronèse perpétuant une tradition déjà ancienne en son temps. En s'en tenant uniquement à l'Italie du Nord, Mantegna a peint un ex-voto très démonstratif avec La Vierge de la Victoire, où le marquis de Mantoue s'agenouille aux pieds de la Vierge, qui l'aurait protégé durant la bataille de Fornoue. Il apparaît d'emblée que certains de ces tableaux ont été créés en des occasions très spécifiques, mais aussi tout simplement pour placer le commanditaire sous la protection des figures sacrées qu'il honore. Pour la famille Pesaro, Titien peint un magnifique retable dans l'église des Frari, où il place le groupe marial directement au-dessus du commanditaire et des siens, par le décentrement dynamique de la Vierge à l'Enfant. La diversité des tendances reflète autant la volonté particulière des commanditaires quant à leur présence dans le tableau, que l'évolution d'un genre fortement marqué par une tradition médiévale. En dépit de ces divergences, on observe toutefois un passage du polyptyque à volets, encore développé au XVe siècle ou Bartolomeo Vivarini, à la pala, tableau unique regroupant tous les protagonistes de la scène sacrée dans un espace cohérent. Ce dernier type apparaît dans la Venise du XVIe siècle avec les dernières grandes œuvres religieuses de Bellini, ainsi le grand retable de San Pietro Martire à Murano, avant de connaître des transformations majeures avec Titien, auteur du très raphaëlesque Retable Gozzi d'Ancône ou de la pathétique Pietà destinée à son tombeau, où le peintre lui-même se fait représenter en donateur, en prêtant ses traits à saint Jérôme.


Véronèse a produit d'importants tableaux d'autel pour les églises de Vénétie, dont le Retable Petrobelli constitue un exemple majeur_ on remarquera d'ailleurs que sa carrière commence avec ce type d'œuvres, pour finir avec Le Miracle de saint Pantaléon, placé dans une chapelle de l'église vénitienne consacrée au saint. Entre ces deux extrémités, se place le Retable Petrobelli, auquel Xavier F. Salomon consacre bien entendu de longs développements. Outre l'historique déjà retracé, le conservateur londonien revient aussi sur la personnalité des donateurs : Antonio et son cousin Girolamo Petrobelli appartiennent à une grande famille locale, soucieuse d'assurer son prestige social comme son salut dans la piété religieuse. D'où la réalisation du tableau, destiné à la chapelle familiale au sein d'un ensemble conventuel franciscain. Cette commande reste malheureusement peu documenté, et seul un examen stylistique permet de supposer l'exécution du retable au début des années 1560_ et, de ce fait, Xavier F. Salomon exclut la participation des collaborateurs familiaux de l'atelier et confirme la paternité pleine et entière des fragments connus de la toile à Véronèse. Avec une telle datation relative, il est possible de situer le Retable Petrobelli dans la carrière de l'artiste, en envisageant surtout deux aspects du tableau d'autel : à savoir, la modernisation envisagée du thème traditionnel de la Sainte Conversation, ainsi que l'usage théâtralisé de l'architecture.

Curieusement, Véronèse produit des œuvres dont la configuration se rattache encore aux créations typiques des années 1510-1520 chez Titien. Par leur désaxement dynamique, la Pala Bonaldi (Venise, Gallerie dell'Accademia) ou la Pala Marogna (Vérone, San Polo) peuvent être considérées comme des dérivations, certes subtiles et modernisées, de la Pala Pesaro des Frari. Malgré cette référence presque traditionaliste, Véronèse introduit toujours une grandiloquence par le mouvement et l'architecture assez personnelles et même novatrices. Ces recherches l'amènent à une autre formule, à laquelle appartient le Retable Petrobelli. Divisant très nettement ses retables entre registres terrestre et céleste, le peintre parvient à une nouvelle dramaturgie impliquant l'empathie du spectateur avec les éléments représentés, une clarté de composition empruntée à Raphaël et préludant aux modes baroques_ ce n'est pas par hasard qu'on retrouve pareils schémas dans les retables de Ludovico Carracci, grand admirateur de Véronèse. Les scènes de martyre se prêtent particulièrement bien à cette conception du tableau d'autel, ainsi qu'en témoignent la toile du maître-autel de San Sebastiano ou bien le Martyre de saint Georges dans l'église véronaise de San Giorgio in Braida. Similaire dans son organisation, le Retable Petrobelli se montre bien entendu moins véhément dans l'action puisqu'il met en scène des donateurs ; même le saint Michel terrassant le dragon, d'après les éléments subsistants, paraît très retenu dans l'action. A propos de ce personnage, Xavier F. Salomon fait remarquer que sa présence auprès de donateurs est particulièrement rare dans la peinture italienne de la Renaissance, si l'on excepte la présence de l'archange dans La Madone de la victoire de Mantegna. Une singularité qui n'a pas empêché le vandalisme, dénoncé comme tel au moment même du découpage de la toile. La conscience patrimoniale des uns ne put guère empêcher le pillage sans scrupule des autres, provoquant la mutilation définitive d'une œuvre insigne de Véronèse...

Aux recherches purement historiographiques se sont rajoutées des investigations formelles, tout aussi nécessaires. Vu ses dimensions initiales, le Retable Petrobelli fut peint sur plusieurs lais de toiles, soigneusement cousus. Après cet assemblage (et la pose d'une couche de préparation), Véronèse aborda bien entendu son travail pictural, que l'on devine virtuose. L'analyse des pigments corrobore cette supposition : tantôt ce sont des mélanges complexes afin de créer des teintes nuancées, tantôt une superposition de matière pour obtenir une couleur richement saturée. Le coloriste n'est plus à chercher, alors que le dessinateur se révèle toujours davantage à l'examen des toiles. Les examens à l'infrarouge ont en effet révélé un tracé linéaire sur la couche de préparation (procédé analogue à la sinopia pour la fresque) ; cette découverte est d'autant plus importante que l'on ne connaît aucun dessin préparatoire pour ce tableau. Étrangement, le contour des figures se révèle quelque peu déformé, "bizarrerie" que l'on trouve de façon récurrente chez Véronèse et jugée par certains commentateurs comme une maladresse anatomique. L'idée ne tient guère pour un maître aussi doué, et il faut plutôt voir dans cette distorsion une correction optique, rendue nécessaire par la vision en contre-plongée d'une œuvre de grand format. C'est la thèse soutenue par Stephen Gritt, auteur de l'essai sur les examens scientifiques, qui la défend aussi dans le cas d'une autre toile de Véronèse conservée à Ottawa, La Madeleine repentante, à peu près contemporaine du Retable Petrobelli. Reprenant à son compte les images charnelles de la sainte chez Titien, Véronèse en fait une figure quelque peu sinueuse, au cou allongé. Or, un dessin issu de l'atelier montre la figure avec des proportions plus ramassées, preuve là encore des ajustements formels apportés par Véronèse à ses œuvres faites pour être regardées de loin.

Ces commentaires sur la vision du tableau amènent, au final, à réfléchir sur notre appréhension visuelle du Retable Petrobelli aujourd'hui. L'essai de reconstitution proposé en 2008 convainc largement, les lacunes du saint Michel et du démon ne demandant pas un énorme effort d'imagination. Par contre, est-il encore possible d'apprécier chaque fragment à sa juste valeur ? Hormis leur rassemblement à la manière d'un puzzle, il faut aussi songer à leur fortune autonome depuis la fin du XVIIIe siècle. Comme pièces de musée, ils ont subi divers traitement, et notamment des restaurations essentielles en 1958 pour les toiles aujourd'hui au Royaume-Uni : à cette occasion furent découverts le bras et l'aile droit de saint Michel sur le tableau d'Édimbourg, ainsi que le lion de saint Jérôme et la main gauche de l'archange sur le tableau de Londres. Autrement dit, ces nettoyages de repeints anciens ont restitué la lisibilité exacte de ces fragments, sans qu'on puisse bien sûr parler d'un retour à un état initial. Un demi-siècle plus tard, ce fut au tour des tableaux d'Ottawa et d'Austin de subir une restauration, permettant de révéler la véritable richesse chromatique du tableau canadien. Les harmonies coloristes des drapés des anges soutenant le Christ mort font véritablement honneur au talent de Véronèse. Malgré les efforts des historiens de l'art dans la reconstitution des faits et la connaissance matérielle, tout comme les travaux physiques visant à restituer un état plus appréciable des œuvres, le Retable Petrobelli reste condamné à un devenir parcellaire, auquel il échappe le temps d'une nécessaire réunion de ses vestiges. Si l'on ne serait se réjouir de la détérioration aussi radicale d'un grand retable vénitien de la Renaissance, la qualité indéniable de chacun de ses fragments démontre tout le génie de Véronèse, du détail à l'ensemble de la composition.


Catalogue sous la direction de Xavier F. Salomon. Paolo Véronèse Le Retable Petrobelli, Milan, Silvana Editoriale, 2009, 159 pages, 28 euros. L'exposition à lieu à Londres, Dulwich Picture Gallery, du 10 février au 3 mai 2009 ; Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada, du 29 mai au 6 septembre 2009 ; Austin, Blanton Museum of Art, du 4 octobre 2009 au 7 février 2010.

Références photographiques :
- Véronèse, Tête de saint Michel (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 41x32,1 cm, Austin, Blanton Museum of Art
- Véronèse, Christ mort soutenu par des anges (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 221x250,5 cm, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du canada
- Véronèse, Saint Antoine abbé et Antonio Petrobelli (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 199,5x120,8 cm, Édimbourg, National Gallery of Scotland
- Véronèse, Saint Jérôme et Girolamo Petrobelli (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 227,2x120 cm, Londres, Dulwich Picture Gallery
- Reconstitution du Retable Petrobelli

1 commentaire:

Tietie007 a dit…

J'adore les peintres vénitiens !