Il y a quelque singularité à ce qu'un Musée de la Ville de Paris organise une exposition à partir d'œuvres d'un autre Musée de la Ville de Paris. Dans le cas de Souvenirs d'Italie, il n'y a guère à redire, puisque la démarche se révèle pleinement justifiée : les objets réunis proviennent essentiellement du Legs Dutuit, du nom de ces deux frères passionnés d'art, qui vécurent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Après leur mort, leur collection sera donné à la Ville de Paris, et formera le noyau initial et principal du Musée des Beaux-Arts de la ville, établi dans les murs du Grand Palais. Réunis par des amateurs dans un cadre privé, les objets du legs Dutuit retrouvent temporairement un cadre intimiste au sein de l'ancienne demeure d'Ary Scheffer. C'est plus particulièrement le cas pour les antiques, disposés dans des vitrines du XIXe siècle, selon une présentation qui associe la curiosité à l'érudition. Un faux tanagra dénote un peu dans cette belle réunion de vases et de statuettes. Provenant d'Étrurie ou d'Apulie, les céramiques d'Italie suivent les modes de la production grecque d'époque hellénistique, par la recherche de formes élaborées et leurs teintes noir et orangé. Parmi les bronzes étrusques, doivent être distingués une superbe ciste en bronze (Latium, IIIe siècle avant Jésus-Christ), vase funéraire entièrement gravé de dragons, de rosettes_ vieux fonds de l'époque dite orientalisante, dans la Grèce du VIIe siècle_ et de scènes mythologiques, décor dessiné au trait avec une économie de moyens fortement méditée par les maîtres néoclassiques ; ainsi qu'une petite Vénus Anadyomène, variante probable d'un original grec hellénistique grandeur nature (lui-même dérivant d'une œuvre peinte par le légendaire Apelle, selon les spécialistes).
Outre ce goût antiquaire, les Dutuit manifestèrent un grand intérêt pour les artistes français partis en Italie, dont les œuvres constituent la majeure partie de l'exposition. Si le voyage transalpin devient incontournable dès le XVIe siècle, il prend une importance accrue durant le Grand Siècle, au point que certains artistes s'établissent définitivement à Rome. Tel est le cas de Claude Lorrain, qui passa l'essentiel de sa carrière dans la Ville éternelle, où il s'illustra dans le paysage "classique"_ à savoir, des recréations poétiques de la campagne romaine ou des arrangements fantaisistes d'architectures, associés à des thèmes historiques, empreints d'un souffle lyrique voire contemplatif. Essentiellement peintre, Lorrain fut aussi un graveur de grand talent, et l'on comprend aisément que les Dutuit aient pu acquérir nombre de ses eaux-fortes. Beaucoup de ces estampes reprennent les formules qui ont contribué au succès des tableaux : mise en scène théâtralisée, où nature et bâtiments forment le cadre d'un épisode biblique (Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1663), un récit mythologique (L'Enlèvement d'Europe, 1634) ou une scène anecdotique (Le Bouvier, 1636). L'artifice s'impose par un jeu de coulisses emprunté au monde du spectacle, trait typiquement baroque, tout comme la vie sans heurt des bergers trahit un regard fantasmé sur la campagne romaine, Arcadie retrouvée aux abords de la Ville éternelle. Mais comment rester indifférent devant cette exaltation quasi mystique de la nature, mère nourricière accueillant l'homme en son sein ? Avec une sensibilité inégalée, Lorrain parvient à créer de subtils effets lumineux rien qu'avec du noir et du blanc, en laissant en réserve certaines zones près d'autres largement ombrées. L'illumination bichrome qui jaillit du Soleil levant (1634) peut tout à fait être comparée à la splendeur dorée du Paysage avec le port de Santa Marinella (vers 1639), petite huile sur cuivre que possédait les Dutuit. Influencé par les Flamands, l'art de Lorrain inspirera en retour certains membres de la colonie nordique à Rome, quoique sans la même acuité d'esprit et de regard. Claude Lorrain s'est aussi ingénié à recréer, en miniature sur le papier, la démesure des décors éphémères, fréquents au XVIIe siècle pour fêter tout événement, jusqu'à faire de Rome une ville en spectacle perpétuel. Fontaines grandiloquentes sommées d'emblèmes, fortins disparaissant dans un déluge pyrotechnique, ces ambitieux monuments n'ont laissé d'autre trace que ces témoignages indirects : aussi précieux soient-ils, ces dessins n'offrent seulement qu'un pâle reflet de "l'illusion baroque".
Fondée par Louis XIV, l'Académie de France à Rome pérennisa la présence des artistes en Italie sous l'Ancien Régime, notamment par l'accueil des talents les plus prometteurs du royaume. Bien que la future capitale italienne demeurât une étape obligée, le voyage dans la péninsule comptait de plus en plus d'étapes au XVIIIe siècle. Partageant une amitié et un style, Fragonard et Hubert Robert quittaient volontiers les abords du Corso pour d'autres destinations, particulièrement Tivoli. La célèbre cité du Latium offrait des sites particulièrement diversifiés, entre nature et culture : des ruines antiques avec le temple de la Sybille tiburtine, une grandiose demeure de la Renaissance nommée la Villa d'Este, ainsi qu'un environnement grandiose autour des cascatelles. Cet ensemble remarquable inspira un ouvrage fort ambitieux au protecteur des deux peintres, l'abbé de Saint-Non. Son Voyage pittoresque (1777-1819), auquel le riche ecclésiastique consacra une part importante de sa fortune, recensait les mille et une curiosités de la péninsule, désormais enrichie des cités du Vésuve. C'est ainsi que l'abbé reproduisit La Marchande d'Amours, une fresque d'Herculanum qui inspira à Vien son plus célèbre tableau. Du maître de David sont montrées trois têtes d'Orientaux (vers 1748), peintes alors que les attraits de l'Asie le disputaient quelque peu aux charmes de l'Italie.
Près d'un siècle plus tard, ces fantasmes ne faiblissaient guère. Ancien pensionnaire de la Villa Médicis (siège depuis 1803 de l'Académie de France à Rome), Ingres en devint le directeur entre 1834 et 1840. Bien qu'il délaissa alors un peu son art pour des responsabilités administratives, le peintre des femmes enivrantes créa l'un de ses nus les plus sensuels, L'Odalisque à l'esclave, préparée par de savoureux croquis. Parmi les nombreux mirages du monde transalpin, celui des belles aussi voluptueuses qu'avenantes n'est négligeable : assez inhabituelle chez Corot, Marietta ou l'odalisque romaine (1843), langoureusement allongée sur son drap et comme surprise par son observateur, rappelle que l'Italie n'attire pas seulement pour son patrimoine_ ou bien que l'artiste a porté son attention sur d'autres courbes et reliefs que ceux de ses fameuses peintures panoramiques...Dans une veine moins leste et plus reconnaissable, Corot grave des paysages où la nostalgie se glisse même dans la vibration de l'air à travers les arbres et les herbes, alors que les nuages passent fugacement, comme des pensées évanouies.
En guise d'apothéose, la dernière salle est entièrement dédiée à Hubert Robert, et sa vision des ruines, des hommes et de la nature, tel un songe éternel. Dans ce cadre sont réunis les huit panneaux commandés à l'artiste par Beaumarchais en 1790. L'hôtel du dramaturge ayant été détruit au XIXe siècle, les toiles furent par la suite dispersées, deux d'entre elles étant aujourd'hui au Petit Palais et les autres à l'Hôtel de Ville de Paris. En dépit d'une forte usure, ces décors révèlent la grandeur d'imagination d'Hubert Robert et sa capacité à se jouer des rêveries. D'ordinaire pièce de musée bénéficiant du culte des érudits, l'antique devient l'élément d'un caprice pictural, comme oublié dans une nature le condamnant inexorablement à la ruine. Dans la même veine, le peintre s'autorise aussi de l'humour, avec le Laocoon à la fois vénéré et moqué depuis le XVIe siècle (notamment par Titien) : sous le groupe étouffé par un serpent monstrueux, pâtres et cheptel prennent peur devant l'arrivée dans un bassin...d'une petite couleuvre ! Malgré tout, cette lecture burlesque n'est-elle pas encore une nouvelle révérence devant l'antique ? On mesure toute la fascination d'Hubert Robert pour ces pièces insignes avec l'omniprésence de L'Apollon du Belvédère dans son œuvre, depuis ce décor jusqu'à la Vue imaginaire de la Grande Galerie en ruine, imaginant un Louvre dévasté mais la statue vaticane intacte. Une divagation comme une autre, pour prolonger le voyage vers cette Italie sans cesse rêvée mais jamais épuisée.
Souvenirs d'Italie (1600-1850) Chefs-d'œuvre du Petit Palais, du 29 septembre 2009 au 17 janvier 2010, Musée de la Vie romantique Hôtel Scheffer-Renan, 16 rue Chaptal, 75009 Paris. Ouvert tous les jours, sauf les lundis et jours fériés, de 10H00 à 18H00. Tarif plein : 7 euros ; réduit : 5 euros ; jeunes : 3,5 euros (accès gratuit pour tous aux collections permanentes).
Références photographiques :
- Camille Corot, Marietta, 1843, huile sur papier collé sur toile, 29x44 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Claude Gellée dit Le Lorrain, Le Troupeau en marche par temps orageux, entre 1650 et 1651, eau-forte (2e état sur deux), 16,1x22 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Jean-Honoré Fragonard, Un Parc à l'italienne. Les Jardins de la Villa d'Este, vers 1774, lavis de bistre sur traits de pierre noire, 34,7x46,3cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Jean-Auguste-Dominique Ingres, Étude pour l'Odalisque à l'esclave, vers 1838, mine de plomb sur papier, 17,5x35,5 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
- Camille Corot, Souvenir d'Italie, 1863, eau-forte, 31,4x23,3 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Hubert Robert, L'Hercule Farnèse, 1790, huile sur toile, 281x132 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
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