Philipp Cottrell a beau être irlandais, il possède indéniablement un humour propre à la Grande-Bretagne, cette verve si délicieusement piquante, avec laquelle l'esprit fait mouche à chaque coup_ ce qu'on peut le plus envier à nos voisins d'Outre-Manche (après les Beatles, bien sûr !). Ce trait de caractère convenait parfaitement au propos centré sur deux véritables gentlemen de la Renaissance italienne, Castiglione et Titien. Le peintre avait établi sa réputation en partie par son talent d'artiste, mais aussi par ses capacités de redoutable homme d'affaires, à même de négocier habilement avec les grandes cours. D'où le prestige international de Titien, pour qui Venise était comme une base d'où il envoyait ses tableaux. Bien entendu, cette renommée dans l'Europe entière s'est faite progressivement : après des contacts avec Ferrare et Mantoue dans les années 1510, Titien a su se faire remarquer par Charles Quint dès 1530, et ensuite travailler quasi exclusivement pour son fils Philippe II. Trop peu absent pour ses concurrents locaux, le maître ne quitta guère Venise, où il accueillait avec une bienveillance réputée ses hôtes de marque. La position unique de Titien lui donna même le privilège de peindre ce qu'il voulait pour Philippe II, qui reçut aussi bien de pieuses compositions religieuses que des mythologies bien charnelles, les Poesie. Titien mort en 1576, ses rivaux saisirent alors une occasion pour prendre sa place, ou du moins essayer. Dans cette optique, Tintoret envoya son Origine de la voie lactée à Rodolphe II, l'autre grand prince Habsbourg avec le roi d'Espagne. Véronèse, quant à lui, employa des moyens détournés pour approcher la cour madrilène : en 1573, le peintre Parrasio Micheli servit d'entremetteur, à l'aide de toiles imitant la manière du maître avec un moindre talent. Aujourd'hui au Prado, ces tableaux représentent une Allégorie de la naissance du prince Ferdinando, célébration picturale du fils dePhilippe II, retouchée par Véronèse, et Pie V adorant le Christ mort. Le successeur de Charles Quint dut être passablement enthousiasmé par ces œuvres, car il envoya 2000 ducats à Véronèse pour qu'il s'installa à Madrid. L'intéressé refusa, afin d'adopter la même position que Titien résidant à Venise au service de Philippe II sans jamais se rendre en Espagne_ sauf que Véronèse n'était pas Titien !
Une anecdote fameuse évoque le lien très particulier qui unissait Charles Quint à son peintre favori : le maître d'un empire sur lequel, dit-on, le soleil ne se couchait jamais, ramassa par terre un pinceau qu'avait fait tombé l'artiste. Qu'elle soit vraie ou non, l'histoire doit probablement refléter une déférence réciproque entre le peintre des princes et son commanditaire tout puissant : au nouvel Alexandre Le Grand, il fallait bien que corresponde un nouvel Apelle. Si Titien fut aussi apprécié à la cour, c'est entre autres pour sa sprezzatura, terme désignant la désinvolture ou la nonchalance, soit une certaine aisance naturelle à la fois distinguée et..."relax", dixit Philipp Cotrell. Le mot forme en quelque sorte la clé de voûte d'un des best-seller de la Renaissance, Il Libro del Cortegiano de Baldassare Castiglione, publié en 1528 à Venise. Ce manuel du savoir-vivre dans le monde des cours eut un tel succès qu'il figurait parmi les livres de chevet de Philippe II, aux côtés de La Bible et du Prince de Nicolas Machiavel. Castiglione savait parfaitement de quoi il parlait puisqu'il naquit en 1478 à Mantoue, avant de vivre à Milan, Urbin, Rome, puis partit en 1524 à Madrid où il mourut en 1529. Auprès des Gonzague, des Sforza ou des Montefeltre, il devint un parfait courtisan, estimé pour son esprit cultivé et ses talents diplomatiques. Son aimable caractère fut apprécié des artistes, et son amitié avec Raphaël lui valut au moins deux portraits, dont celui célèbre du Louvre compte incontestablement parmi les chefs-d'œuvre absolus de la peinture occidentale. Fréquentant également Giulio Romano (qui fit son mausolée au Santuario della Beata Vergine delle Grazie, à Mantoue) ou Rosso, Castiglione se lia aussi avec Titien, dont "l'art étudié du non étudié" de ses portraits rejoignait tout à fait les préceptes d'Il Libro del Cortegiano. Dans sa quête de la nonchalance innée, Titien fut peut-être influencé par le portrait de Castiglione par Raphaël, tableau qui se trouvait en 1519 à Mantoue, ville natale du modèle. Pareilles sources ne diminuent en rien son originalité dans l'élaboration de nouvelles formules, de sorte que Tintoret et Véronèse retinrent la leçon en reprenant les mises en page les plus réussies de leur redoutable rival. L'importance de Titien portraitiste dépasse de loin la Venise de la Renaissance : ses expériences des années1520/1530 pour agrandir le cadre autour du modèle, eurent une portée non négligeable sur la peinture anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles.
Il est temps de revenir au cœur du discours, ou plutôt à l'œuvre principale, conservée à la National Gallery of Ireland, à Dublin. Plus précisément, un tableau méconnu de Titien, à cause de sa surface très usée. Seuls les traits distingués du modèle ont peu ou prou échappé à l'usure, et permettent d'y reconnaître un portrait de Baldassare Castiglione_ l'inscription en haut à droite de la toile fut ajoutée après la réalisation du tableau. La comparaison formelle avec le portrait du Comte Antonio Porcia e Brugnera (Milan, Pinacoteca di Brera), daté vers 1535-1540, invite à placer la toile irlandaise dans les années 1530. Si l'on retient une telle hypothèse chronologique, le portrait serait donc posthume, doté d'une valeur commémorative. Il est vrai que Titien aurait pu représenter Castiglione de son vivant, puisque les deux hommes s'étaient notamment vus en 1523, lors d'une visite d'Isabelle d'Este à l'atelier du peintre vénitien, Castiglione ayant alors fait partie de la délégation de la marquise de Mantoue. D'autres rencontres purent certainement avoir lieu, dans la mesure où Titien se rendit une dizaine de fois à Mantoue entre 1520 et 1530. Si l'on ne saurait dater précisément le portrait, sa première mention remonte à 1648, date à laquelle il est attribué à Giulio Romano. D'abord documenté à Gênes, la toile passa ensuite dans de prestigieuses collections : celles de la reine Christine de Suède, de Baldassare Odeslcachi à Rome, puis du duc d'Orléans à Paris, avant de rejoindre l'autre côté de la Manche.
N'importe quel observateur un peu attentif remarquera aisément la différence de physionomie de Castiglione entre les effigies peintes respectivement par Titien et Raphaël. Cet artiste, né à Urbin où il passa toute sa jeunesse, rencontra l'auteur d'Il Libro del Cortegiano dès 1504. Castiglione commença la rédaction de son ouvrage en 1508, sous la forme d'une conversation entre membres de la cour d'Urbin, dialogue où l'idéalisation domine ; à ce propos, la préface évoque combien les portraits de Michel-Ange et de Raphaël flattent et idéalisent. De là, on imagine sans peine que le portrait de Raphaël, exécuté en 1514-1515 quand Castiglione représentait le duc d'Urbin à Rome, n'offre pas un rendu fidèle du modèle (une analogie peut être faite avec le portrait perdu du poète ferrarais Antonio Tebaldeo par Titien, au sujet duquel l'écrivain Pietro Bembo déclara qu'il était plus ressemblant que la réalité). Pareilles considérations sur l'art du portrait à la Renaissance pourraient aussi expliquer la diversité des représentations, certaines ou présumées, de Baldassare Castiglione : on dit que ses traits furent donnés dans L'Ecole d'Athènes à Zoroastre, portant une barbe grise_ il est attesté que Baldassare se teignait ; un tableau attribué à Giovanni da Udine (Bowood House) le montre roux et pourvu d'un nez aquilin, image plus proche de Titien que de Raphaël.
Bien que le portrait ne doit pas être considéré comme une transcription photographique de l'apparence de Baldassare Castiglione, l'image n'en est pas moins une magnifique traduction visuelle des préceptes de vie du courtisan. Cecil Gould disait d'ailleurs de la toile irlandaise qu'elle montrait plus un personnage d'Il Libro del cortegiano que son auteur. A cet égard, le vêtement noir, d'origine espagnole, correspond en tout point à celui vanté dans le fameux livre. C'est surtout l'attitude générale du modèle qui traduit son aspiration morale ; l'homme a beau se savoir observé, il veut montrer qu'il n'en est pas conscient : cette absence d'affect trouve une résonance très juste avec l'habileté de Titien à ne pas afficher l'art mais à rendre le naturel. Ou, pour le dire autrement, à donner une réponse picturale aux idéaux défendus par le courtisan. Ce naturel a été diversement transcrit par Titien tout au long de sa carrière, selon les commanditaires ou le style alors développé : son portrait de Charles Quint d'après un tableau de l'autrichien Jacob Seisenegger surpasse la composition originelle par son côté vibrant ; dans son Autoportrait aujourd'hui à Berlin, le peintre choisit de donner un aspect inachevé à ses mains, comme pour ne en faire trop dans la restitution du réel. L'audace déplut à Vasari et l'Arétin, mais elle correspondait pour l'artiste à la volonté de cacher l'effort ayant présidé à la création, au profit d'une saisissante vivacité rendant les personnages presque vivants. Cette facture faussement ébauchée imposait aussi une distance dans l'observation des tableaux, celle que devait adopter le spectateur cultivé. Dans son Portrait de Baldassare Castiglione en particulier, Titien propose une "non étude particulièrement étudiée", et la peinture dit ce qu'elle est : l'effigie d'un gentilhomme sophistiqué de la Renaissance. N'en déplaise aux Britanniques : et si les premiers dandys avaient finalement été des Italiens du XVIe siècle ?
Références photographiques :
- Parrasio Micheli, Allégorie de la naissance du prince Ferdinando, vers 1575, huile sur toile, 182x127 cm, Madrid, Museo del Prado
- Il Libro del cortegiano de Baldassare Castiglione, frontispice (Venise, 1528)
- Raphaël, Portrait de Baldassare Castiglione, vers 1514-1515, huile sur toile, 82x67 cm, Paris, Musée du Louvre
- Titien, Portrait de Baldassare Castiglione, années 1530, huile sur toile, 124x97 cm, Dublin, National Gallery of Ireland
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