samedi 27 juin 2009

Filippo et Filippino Lippi La Renaissance à Prato : exposition à Paris, Musée du Luxembourg

Inutile de revenir sur les malheureux différends qui ont empêché la tenue d'expositions de peinture Renaissance au Sénat depuis Arcimboldo. Mieux vaut se réjouir de la mise en valeur du patrimoine de Prato, foyer artistique toscan dont la renommée est aujourd'hui largement éclipsée par celle de Florence aux yeux du grand public. Certaines voix trouvent d'ailleurs à redire sur la présentation alternant grands talents et artistes plus secondaires, alors que ce sont les mêmes qui reprochent habituellement au Luxembourg de ne retenir que les grands noms ! Il va sans dire que la richesse patrimoniale d'une ville ne se limite pas à une poignée de maîtres illustres : en ce sens, l'initiative du Sénat vise à donner un aperçu satisfaisant, bien que concis, de l'école pratoise. Dans cette histoire locale, l'aura des Lippi paraît incontestable, tant par la quantité des commandes que leur adressent les autorités religieuses et civiles de Prato, que par les nombreux élèves ou suiveurs puisant dans leur art jusqu'au cours du XVIe siècle. D'ailleurs, la collaboration entre maître et collaborateurs n'est nullement occultée, honnêteté intellectuelle indispensable vu la place essentielle de l'atelier dans la création artistique de la Renaissance.



Lorsque Filippo Lippi arrive à Prato au milieu du XVe siècle, il n'est pas le premier maître florentin à diffuser un style novateur. Donatello avait déjà imposé sa plastique fluide et imposante à la fois, depuis le Tabernacle figurant la Vierge à l'Enfant adorée par deux anges jusqu'à la chaire extérieure de la cathédrale, sculptée en collaboration avec Michelozzo (1428-1438). Peu après, Uccello travaille aussi dans la cathédrale, où il exécute des fresques narrant les histoires de la Vierge et de saint Étienne (1435), auxquels est consacré le Duomo. De ces peintures murales a été détachée une effigie du bienheureux Iacopone da Todi, le corps d'une raideur surnaturelle tel un signe de sainteté. Quant à Lippi, son lien indéfectible avec Prato tient non seulement à la présence de la majeure partie de son œuvre peint dans les églises et musées locaux, mais aussi à la naissance dans cette cité de son fils Filippino, fruit des amours illégitimes du moine Filippo et...d'une nonne !

Il n'est pas improbable que cette amante inspira à Lippi les traits des saintes et de Marie, particulièrement honorée à Prato. Le sanctuaire principal se vante en effet de conserver, depuis le Moyen Âge, la ceinture que la Vierge aurait donnée à saint Thomas lors de l'Assomption. Présenté au début de l'exposition, un coffre orfévré abrite depuis le XVe siècle la fameuse pièce de tissu. La présence d'une relique aussi insigne ne put qu'accroître le culte marial, et donc augmenter la demande d'images de la Madone. Excellant dans ce genre religieux, Lippi peint à Prato parmi ses plus belles Vierge à l'Enfant, privilégiant autant la candeur du sentiment que l'exigence de la construction spatiale. La niche surmontée d'une coquille reste l'écrin de prédilection du peintre, afin de magnifier les saints personnages et d'en renforcer l'impression de volume grâce à la rigueur perspective. Même une œuvre de petit format comme La Vierge en majesté montre un lieu cohérent, à travers un escalier créant hauteur et profondeur. D'une sensibilité toute autre, l'Imago pietatis entre saint Jérôme et saint Albert de Vercelli reprend la tradition médiévale dans son schéma et son fond d'or, sans renoncer à rendre presque réelle la scène sous nos yeux.

A l'instar d'un chef d'entreprise actuel, le maître d'atelier savait s'entourer de collaborateurs renommés et suivant une même voie artistique. Pour ses grands retables, Lippi s'adjoint volontiers les services de Fra Diamante. Tous deux exécutent La Présentation au temple, organisée à la manière d'une "grande boîte" architecturale pour mieux faire converger les regards vers la figure centrale du Christ ; la Vierge à la ceinture, se rapportant à l'origine de la relique mariale, scène solennelle où les protagonistes affichent une dignité impassible, des gestes mesurés, mais baignent dans une atmosphère quelque peu féérique, avec le sol herbeux aux faux airs de tapisserie mille fleurs ; La Nativité avec saint Georges et saint Vincent Ferrer, qui superpose l'adoration silencieuse de l'Enfant et le concert des jeunes bergers fêtant l'avènement du Christ. Aux côtés de cet assistant régulier et bien identifié, gravitent quelques anonymes, ainsi le Maître de la Nativité de Castello, auteur d'une Vierge à l'Enfant admirable, aussi bien dans l'harmonie des couleurs et de l'or que dans la douceur du contact charnel entre mère et fils. Le succès de Lippi est tel que certaines de ses compositions sont copiées à l'identique : la confrontation entre l'Annonciation avec saint Julien l'Hospitalier du maître et de Fra Diamante, avec sa reprise quasi littérale par Tommaso di Piero dit Trombetto, parle d'elle-même.




A la suite de son père, Filippino Lippi travaille à Prato, avec également de prestigieuses commandes et un atelier important. C'est aussi un disciple de Botticelli, peintre notamment formé par Filippo et dont est accroché dans les salles un Christ en croix récemment réattribué, bouleversant de sobriété, peint au moment où le protégé des Médicis écoutait le message rigoriste de Savonarole. Comme l'on peut s'y attendre, les premières œuvres de Filippino s'inscrivent dans la manière paternelle : sa Mise au tombeau prolonge les grandes formules de la génération précédente, de la vigoureuse Madeleine à l'éminence rocheuse entourant la scène. Si Filippino meurt au tout début du XVIe siècle, sa production tardive participe incontestablement à l'épanouissement grandiose de la Haute Renaissance. Peint un an avant sa mort (et exposé pour la première fois hors de Prato !), le Retable de l'Audience fut conçu comme une manifestation sacrée de la gloire civique, car destiné à une salle publique du palais communal. Filippino se montra largement à la hauteur d'une telle ambition, et le panneau compte parmi les jalons importants de sa carrière, au même titre que la Vision de la Vierge à saint Bernard dans la Badia à Florence ou les fresques ornant la chapelle Carafa dans l'église romaine de Santa Maria Sopra Minerva. Groupe de trois personnages inscrits dans une pyramide, ampleur dynamique des corps, nature aussi apaisée que la figure humaine, les caractéristiques formelles de Filippino trouvent de nombreux parallèles chez les artistes toscans de son temps, d'Albertinelli à Léonard.




Les élèves de Filippino chercheront à atteindre, autant que leur talent leur permet, la qualité formelle des Madones du maître. Tandis que les sculpteurs conservent le format rectangulaire ou cintré pour leurs maternités sacrées, les peintres optent davantage pour le tondo, forme ronde censée matérialiser la perfection divine. Comptant parmi les meilleurs disciples de Filippino Lippi, Raffaellino del Garbo exploite habilement les courbes dans sa Vierge à l'Enfant avec saint Jean-Baptiste enfant, grâce à l'inclinaison délicate des têtes et aux méandres du fleuve répondant au cadre. Il excelle tout autant dans le compromis entre l'atmosphère doucereuse, perceptible dans les lignes fines, et la densité corporelle, renforcée par le parapet au premier plan du tableau.

Après la reconquête brutale de Prato au bénéfice des Médicis en 1512, la ville suit les grandes tendances de l'art florentin, entre exigences du Concile de Trente et fantaisies de la Maniera. Les deux courant sont respectivement représentés par les trois Allégories des vertus de Giovan Maria Buetteri, alambiquées dans leurs postures et acides dans leur coloris, et par la Vierge à l'Enfant avec saint Jean-Baptiste enfant de Michele di Ridolfo del Ghirlandaio, faisant moins appel au souvenir des Lippi qu'à la peinture alors moderne de Corrège et de Parmesan. L'âge d'or artistique de Prato n'était déjà plus, mais ce parcours si évocateur et les fresques de Filippo Lippi dans la cathédrale suffisent à démontrer la place de cette cité dans l'épanouissement de la Renaissance.


Filippo et Filippino Lippi La Renaissance à Prato du 25 mars au 2 août 2009 Musée du Luxembourg 19 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Ouvert lundi et vendredi de 10H30 à 22H00 ; mardi, mercredi, jeudi et samedi de 10H30 à 19H00 ; dimanche et jour férié de 09H30 à 19H00 ; ouvert dès 09H30 durant les vacances. Tarif plein : 11 euros ; tarif réduit : 9 euros ou 6 euros. Catalogue collectif (sVo Musée du Luxembourg/Silvana Editoriale, 2009, 240 pages, 34 euros).

Références photographiques :
- Donatello, Tabernacle figurant la Vierge à l'Enfant adorée par deux anges, 1415-1420, terre cuite, 96,7x67,5 cm, Prato, Museo Civico
- Filippo Lippi, Vierge en majesté entourée d'anges et des saints Michel, Barthélémy et Albert de Trapani, 1431-1440, détrempe et or sur panneau, 43,7x34,3 cm, Empoli, Museo della Collegiata di Sant'Andrea
- Filippo Lippi et Fra Diamante, Vierge à la ceinture entre saint Thomas et la commanditaire Bartolomea de' Bovvachiesi et les saints Grégoire, Augustin, Tobie, Marguerite et l'archange Raphaël, vers 1456-1465, détrempe sur panneau, 199x111 cm, Prato, Museo Civico
- Sandro Botticelli, Christ en croix, vers 1496, détrempe sur panneau, 157,5x83 cm, Prato, Museo di San Domenico
- Filippino Lippi, Vierge à l'Enfant avec saint Étienne et saint Jean-Baptiste (retable de la salle de l'Audience), 1503, détrempe grasse sur panneau, 132x118 cm, Prato, Museo Civico

vendredi 19 juin 2009

Une saison italienne au Musée d'Orsay : Voir l'Italie et mourir. Photographie et peinture dans l'Italie du XIXe siècle

Comment une invention technique peut-elle influer sur notre perception d'une culture on ne peut plus connue ? Voilà une question à laquelle répond judicieusement Voir l'Italie et mourir. Le funeste ne réside que dans le titre, pastiche d'une célèbre formule employée pour Naples, car l'Italie reste bel et bien vivante au XIXe siècle, bien qu'elle ne soit plus une figure de proue de l'art moderne. Le patrimoine ancien attire des flots d'artistes ou de curieux, mouvement annonciateur du tourisme de masse. De la plaine du Pô à l'Etna, domine moins la question artistique que politique (André Chastel parla même du "drame de l'unité" dans son incontournable somme, L'Art Italien !), à travers une lutte acharnée pour le rassemblement d'un peuple et l'affirmation d'un territoire. En même temps que se développe cette conscience identitaire, le champs des références érudites se clôt et même se cristallise en une série de sites ou monuments devenus des sortes de lieu de pèlerinage intellectuel.

Avant même l'invention de la photographie en 1839, la peinture contribue à cette sacralisation du patrimoine, par le biais du paysage composé, dont Achille Bénouville donne un exemple très représentatif avec son Colisée situé dans un cadre presque bucolique...Dès la fin du XVIIIe siècle, toutefois, la tendance naturaliste élabore une vision plus véridique, à travers des motifs moins convenus. L'anglais Thomas Jones contemple les pierres de Naples, et le pinceau de Pierre-Henri de Valenciennes (originaire de Toulouse !) s'attarde sur les toits découpés par le soleil comme le ciel nuageux du Latium dans toutes ses variations. Fidèle aux principes de Valenciennes, Corot parcourt la campagne romaine à la recherche du motif évocateur, à transcrire sans fioriture ; côté ville, il peint plusieurs fois la vasque des jardins de la Villa Médicis, qui retiendra par la suite l'intérêt de Maurice Denis_ attraction originale quand on sait que ces deux peintres n'ont jamais suivi la voie académique des prix de Rome !




La mise au point du daguerréotype puis d'autres procédés modifient profondément cette familiarité, par la diffusion rapide et peu onéreuse d'objets de petit format. Conscient du rôle que peuvent jouer les prises de vue dans l'érudition, John Ruskin inclut ainsi à la fois ses propres dessins et clichés de la Cité des Doges dans son célèbre ouvrage Les Pierres de Venise. Il va sans dire que cet aspect documentaire n'éclipse pas les revendications artistiques, nombre des premiers photographes étant d'anciens peintres. Cette activité initiale explique probablement la filiation évidente avec la peinture ancienne dans les vues du Forum, empreintes d'une indéniable poétique des ruines. L'épanchement sentimental tend tout de même à se modérer lorsque, au pied du Capitole, le linge sèche entre la colonne de Phocas et le temple de Saturne ! Du côté du paysage, les chutes de Tivoli n'en finissent pas d'attirer les amoureux de sites grandioses : sur le papier albuminé, les eaux déchaînées se transforment en traînées laiteuses. L'anecdote est au rendez-vous dans les mises en scène alambiquées de paysans singeant le thème baroque de la charité romaine_ mélange curieux de poses artificielles et de naturalisme fictif, comme si Caravage s'était essayé au calotype...

Qui dit voyage dit souvenir. Avec l'essor du chemin de fer, la bourgeoisie se déplace plus souvent et plus longtemps, exigeant quelque témoignage à exhiber de son passage en des lieux incontournables. Cette mutation sociale se répercute sur les pratiques photographiques, qui entrent désormais dans l'ère de la production à grande échelle. Naissent alors des enseignes commerciales, dont la plus célèbre reste probablement Alinari à Florence, toujours en activité. Les voyageurs veulent du sensationnel, du lyrique, de l'inoubliable ? Ils sont servis avec la place Saint-Marc au clair de lune, ou encore les côtes de Capri. Le comble n'est toutefois atteint qu'avec la tour de Pise illuminée la nuit ! Les œuvres phares des musées accèdent aussi à un nouveau degré de notoriété, plus particulièrement les marbres immortalisés dans le clair-obscur velouté, de l'Ariane du Vatican au David de Michel-Ange.




Les uns flânent pour leur plaisir, les autres se battent au nom de la Nation. Le reportage de guerre n'en est qu'à ses balbutiements (la naissance du genre remonte à la Guerre de Crimée, entre 1854 et 1856), mais déjà les témoignages visuels des événements abondent : charges d'infanterie et foule en liesse sont tour à tour retenues par les peintres, alors que la photographie rend compte des barricades dressées sur les artères et des dommages occasionnés à des bâtiments illustres. Au milieu de ce Risorgimento, où le futur se construit étrangement en sacrifiant quelque peu les traces du passé, apparaît la figure essentielle de Garibaldi, posant tel un officier pompeux, dont les yeux s'allument pourtant de la lueur farouche des fervents révolutionnaires.

L'appropriation d'une identité commune se fait aussi (et heureusement !) de manière bien plus pacifique, grâce aux fouilles de sites antiques. Alors que la mise au jour des constructions du Forum romain donnent lieu à des maquettes et des relevés objectifs, les cités du Vésuve enflamment les imaginations. Preuve en est le fameux Tepidarium de Chassériau, relecture de la vie pompéienne à la sauce orientaliste. Lui-même métis, le peintre excelle dans le mélange des cultures méditerranéennes d'hier et d'alors. Avec ses cariatides et sa foule uniquement féminine, la scène se rattache plutôt au gynécée des Grecs anciens ; la physionomie des dames, suaves brunes aux cheveux ondulés et aux yeux de biche, évoque plutôt l'autre rive de la Méditerranée, en l'occurrence les juives du Maghreb telles qu'avait pues les peindre Delacroix dans Les Femmes d'Alger. Un je-ne-sais-quoi de Véronèse dans la touche ramène finalement à l'Italie ! La photographie ose aussi la tonalité romantique, quoique davantage tournée vers la tragédie. Les clichés de l'éruption du Vésuve et ses nuées funestes rappellent que la catastrophe peut toujours survenir de nouveau. Néanmoins, leur pouvoir d'évocation reste bien en deçà de l'émoi causé par les empreintes des malheureux tués en 79. Substituts en plâtre de la chair disparue, ces fantômes de cadavre donnent une humanité bouleversante à cette tragédie lointaine. Figés dans le trépas comme fixés par l'objectif, ces anonymes millénaires défient la fatalité naturelle et, étrangement, connaissent une seconde vie matérielle, peut-être éternelle.




Toutes les idées plus ou moins vraies sur les diverses régions de la péninsule imprègnent les artistes, même lorsqu'ils résident dans la ville qui les inspire. La Campanie accumule les stéréotypes du pittoresque populaire, depuis le Pêcheur à la coquille sculpté par Carpeaux jusqu'aux plus cocasses photos de mangeurs de macaronis et danseurs de tarentelles, en droite ligne de la scène de genre picturale. A Rome également, les populations modestes inspirent des compositions faussement réalistes, qui peuvent même servir de modèle à la peinture ; Les Pèlerins de Rome, peint par Paul Delaroche en 1842, reprend le poncif de la Sainte Famille, ici imprégnée d'une langueur farouche. Le recours à des schémas anciens reflète très probablement la pensée des artistes sur les populations rurales, censées vivre selon des mœurs remontant au temps d'Homère. Quant aux évocations de Florence, elles sont invariablement filtrées à travers le glorieux passé de la Renaissance : distantes et parfois évaporées, d'une grâce qui surpasse le vraisemblable, les belles Toscanes paraissent toutes marquées par Botticelli. La sensibilité symboliste prolongera ce ravissement perpétuel, guidée par le rêve d'une Italie éternelle. Les photographes pictorialistes s'entichent d'adolescents aux proportions gracieuses dans une nature d'apparence déserte, en laissant poindre une véritable tendance homosexuelle. Le souffle d'un songe parcourt les sillons de l'eau sous les ponts de Venise. Cette présence indicible surgit dans une prairie arcadienne, s'évapore dans un jardin secret, se dresse parmi les vielles pierres face à la mer. Les mentalités changent, les mouvements esthétiques se succèdent et les artistes disparaissent. Les mythes, eux, ne meurent jamais.

Voir l'Italie et mourir. Photographie et peinture dans l'Italie du XIXe siècle du 7 avril au 19 juillet Musée d'Orsay, 1 rue de la Légion d'Honneur 75007 Paris. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 09H30 à 18H00 ; nocturnes le jeudi jusqu'à 21H00. Tarif plein : 9,50 euros ; tarif réduit : 7 euros (billet donnant accès aussi aux collections permanentes et autres expositions temporaires). Catalogue collectif (Paris, Musée d'Orsay/Skira-Flammarion, 2009, 384 pages, 39 euros).

Références photographiques :
- Gioacchino Altobelli, Rome, clair de lune sur le Forum, vers 1865, épreuve sur papier albuminé, 26,1x37,1 cm, Kalimata (Grèce), collection particulière © Patrice Schmidt
- Carlo Naya, Venise au clair de lune, vers 1875, épreuve sur papier albuminé, 41,5x52,5 cm, Guilford, collection Bruce Lundberg © Robert J. Hennessey
- Edmond Lebel, Modèle pour "Petite marchande de figues", 1863-1839, épreuve sur papier albuminé, 13,5x20 cm, Paris, Musée d'Orsay © Musée d'Orsay, dist. RMN / ©Patrice Schmidt

vendredi 12 juin 2009

Une saison italienne au Musée d'Orsay : Italiennes modèles Hébert et les paysans du Latium

L'Italie des peintres ne se résume pas toujours au patrimoine ou au paysage, elle comprend aussi un peuple. Dès le XVIIe siècle, la colonie néerlandaise à Rome s'intéresse à tout un monde de pâtres et de brigands, sujet pittoresque de la peinture de bambochade. Par la suite, Fragonard et Hubert Robert, sous la houlette de l'abbé de Saint-Non, prennent la route de Tivoli pour ses cascatelles et ses lavandières. La fortune de cette tradition est immense au XIXe siècle, où une clientèle amatrice de scènes de genre tend les bras aux ténors du Salon. La génération romantique s'engouffre dans la brèche avec Léopold Robert et Victor Schnetz, qui teintent leurs paysannes romaines d'une langueur indissociable de leur esthétique. D'autres artistes préfèrent étudier les populations rurales dans des esquisses, dont les motifs seront réexploités pour des œuvres montrées au public : bien que leur démarche rappelle celle de leurs prédécesseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, ils se focalisent sur l'arrangement du costume et la diversité des métiers avec une précision proche de l'ethnographie, science alors en gestation.

Travaillant en atelier d'après une expérience vécue des gens et de leur milieu, Hébert se situe donc à la jonction de ces pratiques. Parmi ses aquarelles où se détache sur le fond blanc une paysanne ou un marchand, apparaît un Autoportrait en Pifferaro, proche par son emphase romanesque des autoportraits du jeune Courbet. Hébert, passé par les Beaux-Arts et ancien prix de Rome, n'échappe pas tout à fait à l'appel du classicisme dans un envoi au Salon de 1857, Les Fienaroles de Sant'Angelo vendant du foin à l'entrée de la ville de San Germano (royaume de Naples), où affluent les souvenirs de Poussin dans la scansion par les trois couleurs primaires, élément partagé avec les célèbres toiles campagnardes de Millet. Chez Hébert, toutefois, surgit la fatalité du destin, avec ces femmes perdues dans leur environnement et leurs pensées, d'où une absence totale de communication entre elles, presque annonciatrice de la douce mélancolie de Puvis de Chavanne. Cette silencieuse tristesse caractérise de petites compositions urbaines, bien souvent élaborées d'après des photographies prises par Hébert lui-même, comme d'ambitieuses toiles présentées aux expositions universelles de 1855 et 1867. Les Filles d'Alvito et Les Cervarolles (États romains) montrent toutes deux un groupe de paysannes portant des récipients sur leurs têtes, placées respectivement devant un sentier escarpé de montagne et des marches taillées dans le roc. Par cette fusion de la canéphore issue de la peinture de la Renaissance et d'un cadre désolé étudié au préalable, Hébert se hisse au-dessus de l'anecdote et du misérabilisme : le format important, la résonance entre les conditions de vie de ces paysannes et l'arrière-plan rugueux, tout comme la sobriété générale, confèrent à ces toiles un certain souffle, ni romantique ni réaliste, qui élève la dureté rurale au rang des Beaux-Arts.

Hébert sait pareillement atteindre une vérité du sentiment quand il isole la figure. Certes, l'emploi d'un modèle en atelier donne une part d'artificialité, mais le résultat reste bien loin des fantaisies nostalgiques de Corot. Une impression étrange, presque de malaise, se dégage des petites filles : ces enfants au regard déjà marqué par les épreuves, l'air un peu maladif, les membres tendus, ont une véritable parenté avec les effigies enfantines, fascinantes d'inquiétude, du Géricault de Louise Vernet et d'Alfred et Élisabeth Dedreux. Songeuses elles aussi, leurs aînées s'appuient volontiers sur une fontaine, comme pour se reposer de l'effort et s'isoler loin de ces tâches pénibles, sans cesse répétées. Hébert délaisse tout contexte dans ses fusains centrés uniquement sur le visage des paysannes, troquant les conventions du cadre contre une précision psychologique : des regards lourds et implacables parlent d'une Arcadie italienne où le malheur existe aussi...

Italiennes modèles Hébert et les paysans du Latium, du 7 avril au 19 juillet 2009 Musée d'Orsay (Galerie Lille, salle 8), 1 rue de la Légion d'Honneur 75007 Paris. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 09H30 à 18H00 ; nocturnes le jeudi jusqu'à 21H00. Tarif : accès avec le billet pour les collections permanentes. Catalogue sous la direction d'Isabelle Julia et Laurence Huault-Nesme (La Tronche et Paris, Musée d'Orsay et Musées Hébert, non paginé, 23 euros).

Références photographiques :
- Ernest Hébert, Les Filles d'Alvito, 1855, huile sur toile, 218x150 cm, Paris, Musée national Ernest Hébert
- Ernest Hébert, Rosa Nera à la fontaine, 1856, huile sur toile, 63x50,3 cm, Paris, Musée national Ernest Hébert

samedi 6 juin 2009

Une saison italienne au Musée d'Orsay : L'Italie des architectes, du relevé à l'invention Dessins d'architecture de la collection du musée d'Orsay

A l'instar de leurs collègues peintres ou sculpteurs, la voyage en Italie se confondait avec un rite initiatique incontournable pour les architectes français. Au XIXe siècle, le séjour n'avait rien d'une nouveauté, et l'École des Beaux-Arts continuait à octroyer chaque année le Prix de Rome à un élève méritant. Au-delà de l'aspect purement scolaire du séjour à la Villa Médicis, certains dessins des lauréats reflètent l'affirmation d'une prédilection particulière, future signature de leurs grands chantiers. Premier Prix en 1848, Charles Garnier admire l'ampleur légère de la cour du Palais des Doges ou la richesse chromatique des basiliques paléochrétiennes, sources prestigieuses qu'il saura assimiler et revendiquer avec un brio incontestable lorsqu'il bâtira l'Opéra de Paris quelques années plus tard.
Les préférences de Garnier sont, par ailleurs, particulièrement révélatrices de la positions des architectes face à l'héritage italien : toujours admiratifs devant les monuments antiques, ils élargissent leur répertoire à des édifices médiévaux ou des Temps modernes, et prônent aussi une architecture colorée, directement issue des vestiges des cités du Vésuve. Fouillés à partir des années 1730, les sites napolitains avaient dès leur exhumation inspiré la création européenne pour leur caractère voluptueux voire licencieux. Ce luxe décoratif fait toujours son effet sur un architecte tel que Duban, auquel on doit de très colorées élucubrations sur les espaces domestiques des Anciens, ornés de tentures rouges et de nymphes à peine vêtues.


Les progrès scientifiques de l'archéologie accompagnent cette vague éclectique, qui accorde à d'autres civilisations que les Romains prestige et autorité. Dans le sud de la péninsule, les temples grecs de Sélinonte et Paestum attirent l'attention depuis le milieu du XVIIIe siècle, car ils sont alors considérés comme des témoignages exemplaires de la sobre grandeur hellénique : ainsi doit-on comprendre les reconstitutions de Viollet-le-Duc, sur les pas de Soufflot. Ces sanctuaires antiques fascinent Hitthorff, qui s'essaye à rebâtir sur le papier façade et intérieur. Quelle que soit la validité de ces tentatives, il en adoptera les caractéristiques spatiales pour Saint-Vincent-de-Paule ou même la Gare du Nord.
La Grèce proprement dite devient une nouvelle destination prestigieuse pour les jeunes lauréats, surtout le très mobile Louis Boitte. Lors de son séjour à la Villa Médicis de 1840 à 1845, ce futur architecte de Fontainebleau effectue de nombreux périples, de Florence à Mycènes. Il ramène de ces escapades didactiques de nombreuses études, à mi-chemin entre notation empiriste et impression lyrique : les églises toscanes du Trecento, l'Erechteion d'Athènes ou le Forum romain sont plongés dans une lumière crue pour en souligner les lignes à des fins tant pédagogiques que décoratives. Pourvu d'un sérieux bagage intellectuel et d'une sensibilité toute aussi grande, Boitte participe en 1883 au second concours pour le Monument à Victor-Emmanuel II. Grandiose, son projet revisite toute la grammaire des styles, de l'antique au baroque, et invoque même des souvenirs du Pincio ou du Capitole. Cette proposition compta assurément parmi les plus brillantes, mais ne permit pas à Boitte de remporter le concours : peut-être faut-il voir dans cet échec le désarroi d'une jeune nation devant le talent presque insolent d'un étranger, capable de synthétiser tout le génie de l'architecture italienne...

L'Italie des architectes, du relevé à l'invention Dessins d'architecture de la collection du musée d'Orsay du 7 avril au 19 juillet 2009 Musée d'Orsay (Niveau 0, salles 19 et 20), 1 rue de la Légion d'Honneur 75007 Paris. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 09H30 à 18H00 ; nocturnes le jeudi jusqu'à 21H00. Tarif : accès avec le billet pour les collections permanentes.

Références photographiques :
- Eugène Viollet-le-Duc, Fragment d'architecture pompéienne pour Histoire d'un dessinateur, crayon et aquarelle, 17x10,8 cm, Paris, Musée d'Orsay