vendredi 19 juin 2009

Une saison italienne au Musée d'Orsay : Voir l'Italie et mourir. Photographie et peinture dans l'Italie du XIXe siècle

Comment une invention technique peut-elle influer sur notre perception d'une culture on ne peut plus connue ? Voilà une question à laquelle répond judicieusement Voir l'Italie et mourir. Le funeste ne réside que dans le titre, pastiche d'une célèbre formule employée pour Naples, car l'Italie reste bel et bien vivante au XIXe siècle, bien qu'elle ne soit plus une figure de proue de l'art moderne. Le patrimoine ancien attire des flots d'artistes ou de curieux, mouvement annonciateur du tourisme de masse. De la plaine du Pô à l'Etna, domine moins la question artistique que politique (André Chastel parla même du "drame de l'unité" dans son incontournable somme, L'Art Italien !), à travers une lutte acharnée pour le rassemblement d'un peuple et l'affirmation d'un territoire. En même temps que se développe cette conscience identitaire, le champs des références érudites se clôt et même se cristallise en une série de sites ou monuments devenus des sortes de lieu de pèlerinage intellectuel.

Avant même l'invention de la photographie en 1839, la peinture contribue à cette sacralisation du patrimoine, par le biais du paysage composé, dont Achille Bénouville donne un exemple très représentatif avec son Colisée situé dans un cadre presque bucolique...Dès la fin du XVIIIe siècle, toutefois, la tendance naturaliste élabore une vision plus véridique, à travers des motifs moins convenus. L'anglais Thomas Jones contemple les pierres de Naples, et le pinceau de Pierre-Henri de Valenciennes (originaire de Toulouse !) s'attarde sur les toits découpés par le soleil comme le ciel nuageux du Latium dans toutes ses variations. Fidèle aux principes de Valenciennes, Corot parcourt la campagne romaine à la recherche du motif évocateur, à transcrire sans fioriture ; côté ville, il peint plusieurs fois la vasque des jardins de la Villa Médicis, qui retiendra par la suite l'intérêt de Maurice Denis_ attraction originale quand on sait que ces deux peintres n'ont jamais suivi la voie académique des prix de Rome !




La mise au point du daguerréotype puis d'autres procédés modifient profondément cette familiarité, par la diffusion rapide et peu onéreuse d'objets de petit format. Conscient du rôle que peuvent jouer les prises de vue dans l'érudition, John Ruskin inclut ainsi à la fois ses propres dessins et clichés de la Cité des Doges dans son célèbre ouvrage Les Pierres de Venise. Il va sans dire que cet aspect documentaire n'éclipse pas les revendications artistiques, nombre des premiers photographes étant d'anciens peintres. Cette activité initiale explique probablement la filiation évidente avec la peinture ancienne dans les vues du Forum, empreintes d'une indéniable poétique des ruines. L'épanchement sentimental tend tout de même à se modérer lorsque, au pied du Capitole, le linge sèche entre la colonne de Phocas et le temple de Saturne ! Du côté du paysage, les chutes de Tivoli n'en finissent pas d'attirer les amoureux de sites grandioses : sur le papier albuminé, les eaux déchaînées se transforment en traînées laiteuses. L'anecdote est au rendez-vous dans les mises en scène alambiquées de paysans singeant le thème baroque de la charité romaine_ mélange curieux de poses artificielles et de naturalisme fictif, comme si Caravage s'était essayé au calotype...

Qui dit voyage dit souvenir. Avec l'essor du chemin de fer, la bourgeoisie se déplace plus souvent et plus longtemps, exigeant quelque témoignage à exhiber de son passage en des lieux incontournables. Cette mutation sociale se répercute sur les pratiques photographiques, qui entrent désormais dans l'ère de la production à grande échelle. Naissent alors des enseignes commerciales, dont la plus célèbre reste probablement Alinari à Florence, toujours en activité. Les voyageurs veulent du sensationnel, du lyrique, de l'inoubliable ? Ils sont servis avec la place Saint-Marc au clair de lune, ou encore les côtes de Capri. Le comble n'est toutefois atteint qu'avec la tour de Pise illuminée la nuit ! Les œuvres phares des musées accèdent aussi à un nouveau degré de notoriété, plus particulièrement les marbres immortalisés dans le clair-obscur velouté, de l'Ariane du Vatican au David de Michel-Ange.




Les uns flânent pour leur plaisir, les autres se battent au nom de la Nation. Le reportage de guerre n'en est qu'à ses balbutiements (la naissance du genre remonte à la Guerre de Crimée, entre 1854 et 1856), mais déjà les témoignages visuels des événements abondent : charges d'infanterie et foule en liesse sont tour à tour retenues par les peintres, alors que la photographie rend compte des barricades dressées sur les artères et des dommages occasionnés à des bâtiments illustres. Au milieu de ce Risorgimento, où le futur se construit étrangement en sacrifiant quelque peu les traces du passé, apparaît la figure essentielle de Garibaldi, posant tel un officier pompeux, dont les yeux s'allument pourtant de la lueur farouche des fervents révolutionnaires.

L'appropriation d'une identité commune se fait aussi (et heureusement !) de manière bien plus pacifique, grâce aux fouilles de sites antiques. Alors que la mise au jour des constructions du Forum romain donnent lieu à des maquettes et des relevés objectifs, les cités du Vésuve enflamment les imaginations. Preuve en est le fameux Tepidarium de Chassériau, relecture de la vie pompéienne à la sauce orientaliste. Lui-même métis, le peintre excelle dans le mélange des cultures méditerranéennes d'hier et d'alors. Avec ses cariatides et sa foule uniquement féminine, la scène se rattache plutôt au gynécée des Grecs anciens ; la physionomie des dames, suaves brunes aux cheveux ondulés et aux yeux de biche, évoque plutôt l'autre rive de la Méditerranée, en l'occurrence les juives du Maghreb telles qu'avait pues les peindre Delacroix dans Les Femmes d'Alger. Un je-ne-sais-quoi de Véronèse dans la touche ramène finalement à l'Italie ! La photographie ose aussi la tonalité romantique, quoique davantage tournée vers la tragédie. Les clichés de l'éruption du Vésuve et ses nuées funestes rappellent que la catastrophe peut toujours survenir de nouveau. Néanmoins, leur pouvoir d'évocation reste bien en deçà de l'émoi causé par les empreintes des malheureux tués en 79. Substituts en plâtre de la chair disparue, ces fantômes de cadavre donnent une humanité bouleversante à cette tragédie lointaine. Figés dans le trépas comme fixés par l'objectif, ces anonymes millénaires défient la fatalité naturelle et, étrangement, connaissent une seconde vie matérielle, peut-être éternelle.




Toutes les idées plus ou moins vraies sur les diverses régions de la péninsule imprègnent les artistes, même lorsqu'ils résident dans la ville qui les inspire. La Campanie accumule les stéréotypes du pittoresque populaire, depuis le Pêcheur à la coquille sculpté par Carpeaux jusqu'aux plus cocasses photos de mangeurs de macaronis et danseurs de tarentelles, en droite ligne de la scène de genre picturale. A Rome également, les populations modestes inspirent des compositions faussement réalistes, qui peuvent même servir de modèle à la peinture ; Les Pèlerins de Rome, peint par Paul Delaroche en 1842, reprend le poncif de la Sainte Famille, ici imprégnée d'une langueur farouche. Le recours à des schémas anciens reflète très probablement la pensée des artistes sur les populations rurales, censées vivre selon des mœurs remontant au temps d'Homère. Quant aux évocations de Florence, elles sont invariablement filtrées à travers le glorieux passé de la Renaissance : distantes et parfois évaporées, d'une grâce qui surpasse le vraisemblable, les belles Toscanes paraissent toutes marquées par Botticelli. La sensibilité symboliste prolongera ce ravissement perpétuel, guidée par le rêve d'une Italie éternelle. Les photographes pictorialistes s'entichent d'adolescents aux proportions gracieuses dans une nature d'apparence déserte, en laissant poindre une véritable tendance homosexuelle. Le souffle d'un songe parcourt les sillons de l'eau sous les ponts de Venise. Cette présence indicible surgit dans une prairie arcadienne, s'évapore dans un jardin secret, se dresse parmi les vielles pierres face à la mer. Les mentalités changent, les mouvements esthétiques se succèdent et les artistes disparaissent. Les mythes, eux, ne meurent jamais.

Voir l'Italie et mourir. Photographie et peinture dans l'Italie du XIXe siècle du 7 avril au 19 juillet Musée d'Orsay, 1 rue de la Légion d'Honneur 75007 Paris. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 09H30 à 18H00 ; nocturnes le jeudi jusqu'à 21H00. Tarif plein : 9,50 euros ; tarif réduit : 7 euros (billet donnant accès aussi aux collections permanentes et autres expositions temporaires). Catalogue collectif (Paris, Musée d'Orsay/Skira-Flammarion, 2009, 384 pages, 39 euros).

Références photographiques :
- Gioacchino Altobelli, Rome, clair de lune sur le Forum, vers 1865, épreuve sur papier albuminé, 26,1x37,1 cm, Kalimata (Grèce), collection particulière © Patrice Schmidt
- Carlo Naya, Venise au clair de lune, vers 1875, épreuve sur papier albuminé, 41,5x52,5 cm, Guilford, collection Bruce Lundberg © Robert J. Hennessey
- Edmond Lebel, Modèle pour "Petite marchande de figues", 1863-1839, épreuve sur papier albuminé, 13,5x20 cm, Paris, Musée d'Orsay © Musée d'Orsay, dist. RMN / ©Patrice Schmidt

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