dimanche 7 février 2010

Battista Franco Un artiste vénitien dans les cours d'Italie : exposition à Paris, Musée du Louvre

Un artiste d'origine vénitienne, dont le parcours passa au XVIe siècle par la cour d'Urbin, Rome et le Palais des Doges, ne mérite guère la relative indifférence dont il souffre aujourd'hui. Dans cette perspective, la présentation des feuilles de Battista Franco (vers 1510-1561) au Louvre constitue une belle avancée, donnant même lieu à l'édition d'un catalogue raisonné de ses œuvres graphiques dans les collections du musée. On saluera au passage l'action de Dominique Cordellier, commissaire de nombreuses expositions sur le dessin italien de la Renaissance, particulièrement zélé ces derniers années pour valoriser la richesse trop souvent méconnue du fonds du cabinet d'arts graphiques dont il a la charge, privilégiant bien souvent des noms guère connus du grand public. A cette occasion, il a collaboré avec une éminente collègue américaine, Anne Varick Lauder, conservatrice à la Pierpont Morgan Library (New York) et spécialiste reconnue de Battista Franco ; on lui doit le catalogue raisonné des dessins de l'artiste au Louvre, nouvelle publication d'une série visant à publier la totalité du fonds de dessins du musée. On trouvera dans cet ouvrage non seulement les dessins exposés dans les salles Mollien, ainsi que d'autres hélas non présentés, ou encore les œuvres rejetées et les copies : soit plus de cent entrées dans l'ordre chronologique, rigoureusement accompagnées de notices critiques et la bibliographie la plus exhaustive qui soit sur Franco. Ce corpus est précédé d'un important essai sur la vie et l'œuvre de l'artiste, texte constituant, selon l'expression fort appropriée d'Henri Loyrette en préface, "la première monographie sur Battista Franco". Difficile à l'heure actuelle d'être plus complet...

L'audace se joint à l'originalité puisque rares sont les œuvres peintes de Franco conservées hors d'Italie, où ses grands décors n'ont que partiellement survécu ou restèrent inachevés. Le sujet n'est d'ailleurs pas des plus simples, surtout pour le contexte étudié : sans être dépourvu de talent face à ses illustres confrères de la lagune, Franco ne fut pas le génie de stature européenne que l'on reconnaît dans Titien, ni un metteur en scène passionné du drame comme Tintoret, encore moins le zélateur d'une ligne suave et solaire à la Véronèse. Sa formation initiale à Florence et Rome l'oriente assurément vers le maniérisme virtuose et expressif de l'Italie centrale, au lieu du giorgionisme tardif, calme et silencieux, qui aurait charmer tout jeune peintre vénitien de sa génération. Franco est l'un des premiers maîtres originaires de la Sérénissime à copier les sculptures de Michel-Ange pour les tombeaux médicéens de la sacristie neuve de San Lorenzo, vers 1536 soit peu après la fin du chantier. Son interprétation du Jour (cat. 2) le rattache à Bandinelli par ses multiples hachures et sa ligne incisive pour transcrire le poli du marbre ; sa belle copie de La Nuit (cat. 4) à la pierre noire se tourne à la fois vers l'art de Michel-Ange dans le volume dense modulé par l'estompe, mais aussi les valeurs tonales du monde vénitien. Cette feuille, volontiers synthétique dans l'approche des contours et la lumière, précède les fameux dessins de Tintoret d'après les tombeaux, plus probablement inspirés par des copies.


Itinérant, Battista Franco s'attarde quelque temps dans les Marches, ce qui n'est pas sans rappeler la carrière de Lotto, selon des modalités pourtant bien différentes. Entre 1544 et 1551, il travaille pour Guidobaldo II della Rovere, amateur de peinture vénitienne qui commandita peu auparavant la célébrissime Vénus d'Urbin, livrée en 1538 par Titien. Le duc demande à Franco la réalisation de fresques pour le chœur et l'abside de la cathédrale d'Urbin. Sans qu'on puisse vraiment l'expliquer, Franco ne mena pas à terme le chantier, l'un des plus ambitieux qu'il ait eu l'occasion de diriger. La genèse de cette entreprise n'en reste pas moins éloquente sur les capacités de l'artiste, à travers ses réflexions graphiques. Il étudie les figures isolées avec beaucoup de tâtonnements, d'où jaillit parfois l'invention la plus heureuse_ alternant la plume, l'encre brune et la pierre noire, le détail ou la synthèse, la précision ou le vague, lorsqu'il conçoit les différents protagonistes du Christ parmi les docteurs (cat. 18 et 31). Le trait se veut animé et se montre parfois hésitant, dans une quête insatiable de la variété nécessaire à l'impression de vie et de mouvement. Retenu par une grave douleur, son Christ de la Passion (cat. 29) laisse apparaître une forte expression pathétique, malgré la rapidité du geste et la concision de la ligne qui laissent seulement deviner la barbe ou la couronne d'épines. Franco vise également à une définition brève de l'attitude et du sentiment dans ses esquisses de scènes complexes. En quelques traits, il parvient à la grandeur solennelle de La Nativité (cat. 27) et de l'Adoration des Rois (cat. 28). Renforçant cette impression mystique, le tracé statuaire des corps renvoie aux rythmes massifs déployés par Michel-Ange : La Nativité introduit un mouvement tournoyant autour du Christ, l'inflexion toute en torsions de la Vierge à l'Enfant dans L'Adoration des Rois se nourrit des déséquilibres sinueux des Madones sculptées par le génie florentin. De contour elliptique, le trait se mue en vague signe au fur et à mesure qu'on s'éloigne du groupe sacré ; l'arrière-plan n'est plus qu'un gribouillage accessoire, Franco concentrant toute son attention sur l'expressivité du corps humain.


Habile à penser l'œuvre d'art par le dessin préparatoire, Franco fut également sollicité par le duc d'Urbin pour imaginer des décors de majolique. Les liens entre peinture et céramique étaient alors très forts, vu le nombre de plats aux décors inspirés de créations de Raphaël et son atelier via la gravure, fabriqués entre autres à Urbin. Franco s'adapta sans peine aux exigences de la production, ses compositions jouant habilement de la forme circulaire prévue pour les objets. Le décoratif doit s'entendre ici au sens de l'apparat, car sont privilégiées des images guerrières de l'Antiquité, flattant la force militaire du prince. Soldats transportant des prises de guerre : l'embarquement de la flotte grecque (cat. 42) s'articule sous la forme d'une frise où regorgent casques, cuirasses et autres pièces d'orfèvrerie qui font autant dans l'érudition que le panégyrique. Le duc d'Urbin offrit à Charles Quint ou bien au cardinal Alessandro Farnese (frère de sa seconde épouse, Vittoria Farnese) tout un service sur la guerre de Troie, illustré d'épisodes parmi les plus fameux de la geste homérique. Franco mêle habilement narration et décor dans son Projet pour une assiette avec les Grecs entrant dans le cheval de Troie (cat. 38) : pleine d'armes et de putti, la bordure empiète allègrement sur la représentation de l'épisode. Le résultat n'est pourtant pas fâcheux et, alors que la scène ne sera pas reprise pour le service, la bordure décorera une autre assiette finalement. Ces changements prouvent la grande souplesse d'emploi des motifs proposés par Franco, inventant un répertoire d'une élégance ingénieuse. Cette période urbinate fut entrecoupée d'un séjour à Rome, où l'artiste copie l'antique et surtout entreprend un nouveau décor religieux. Pour le mur droit de la chapelle Gabrielli à Santa Maria Sopra Minerva, il imagine une Résurrection du Christ, méditée sur plusieurs feuilles. A l'origine (cat. 73), il songe à une figure délicatement sinueuse, dont le rythme général semble issu du Christ ressuscité de Michel-Ange mis en place dans la même église. Pour les soldats endormis près du sépulcre (cat. 72), on conserve une feuille où la frénésie calligraphique contraste étonnamment avec la torpeur des gardes, tandis qu'un troisième personnage éveillé imite la posture de la Sybille lybique sur la voûte de la Chapelle Sixtine. On retrouve ces grands traits dans un dessin très fini (cat. 71), probablement une des dernières études avant l'exécution de la fresque, où s'opposent l'impassibilité triomphale du Christ et la furieuse stupeur de ses geôliers.

Cette entreprise romaine resta sans suite, car Franco rentra à Venise, alors sous le charme de la maniera. L'artiste fut donc convié à de prestigieux travaux dans la Cité des Doges, et sur son territoire. A cet égard, Franco contribua au formidable essor des villas de terraferma : tout comme Véronèse et Zelotti, il se montra un remarquable fresquiste dans une demeure palladienne, la Villa Foscari, surnommée la Malcontenta. Préparatoire à ce décor, un dessin avec Études pour Jupiter assis sur son aigle (cat. 96) révèle les mêmes intérêts que les recherches autour des fresques de la cathédrale d'Urbin, par la variation des mouvements rendus avec sobriété. Non documenté, Le Banquet des dieux sur l'Olympe (cat. 97) se rattache par son sujet et sa composition à un groupe d'œuvres qu'on retrouve chez Schiavone et Sustris et qui, dans leur ordonnancement général, découlent toutes de Psyché reçue dans l'Olympe et du Banquet nuptial, peints par l'atelier de Raphaël au plafond de la Loggia de Psyché à la Farnésine. Du côté de San Marco, Franco participe au concours pour le plafond de la Libreria Marciana en 1556-1557, auquel fait probablement écho un médaillon relatif aux âges de l'homme (cat. 93), propice à tout un jeu de courbes et mouvements qui répondent au cadrage circulaire. Sur le chantier du Palais des Doges, Franco contribue vers 1558-1559 à la décoration de la Scala d'Oro, peuplant la voûte de cet escalier cérémoniel de figures mythologiques ou allégoriques entre les stucs et les dorures. Appréciant une telle position surplombante, Franco privilégie des corps solides et contournés, bien visibles du dessous, selon des formules librement inspirées pour certaines de la voûte de la Chapelle Sixtine (cat. 79-81). Ce recours à la maniera d'Italie centrale se constate pareillement avec son intervention dans la chapelle Grimani à San Francesco della Vigna, débutée peu avant sa mort, vers 1560-1561. Pour Giovanni Grimani, patriarche d'Aquilée, Franco conçoit des nus impérieux, d'une sérénité apollinienne (cat. 102) ou bien d'un tourment plus michélangelesque (cat. 95) ; son assimilation éloquente des modèles toscans lui permet aisément de collaborer avec le florentin Federico Zuccaro, lequel terminera la décoration après la disparition de Franco. Hormis la peinture d'histoire monumentale, les dernières années de l'artiste sont occupées par des dessins pour des gravures ou encore des projets pour des vases ornementaux (cat. 82-88, 90). Cet aspect de son œuvre graphique est loin d'être accessoire : à travers l'élan délié du contour, la combinaison improbable d'éléments organiques, et l'autorité de la symétrie du tout sans cesse remise en cause par la fantaisie des parties, se révèle une pensée à la soif perpétuelle d'images parlantes, permises par un dessin ignorant l'entrave. En filigrane se devine la personnalité d'un artiste lié à aucun centre, parti dans la grande aventure esthétique du XVIe siècle italien.


Battista Franco Un artiste vénitien dans les cours d'Italie, du 26 novembre 2009 au 22 février 2010 Musée du Louvre (aile Denon, 1er étage, salles 9 et 10), 99 rue de Rivoli, 75001 Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 09H00 à 18H00, nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu'à 21H30. Tarif : accès avec le billet pour les collections permanentes. Catalogue raisonné des dessins de Battista Franco au Louvre par Anne Varick Lauder (Musée du Louvre Éditions/Officina Libraria, 2009, 352 pages, 95 euros).

Références photographiques :
- Battista Franco, Résurrection du Christ, plume, encre brune, lavis brun, 24,6x14,2 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Feuille d'études de figures, plume, encre brune, pierre noire, 19x26 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Personnages embarquant sur des navires du butin, plume, encre brune, lavis brun, papier beige, 23,8x42,1 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Guerrier s'élançant vers deux figures assises, assoupies, plume, encre brune, 18,4x17,1 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Étude d'homme assis, appuyé sur le coude gauche, papier bleu, rehauts de blanc, pierre noire, 24x24,7cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Étude de vase avec trois termes en chimères soutenant un ornement, plume, encre brune, lavis brun, 30x40,4 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage

mercredi 20 janvier 2010

Paolo Véronèse Le Retable Petrobelli : catalogue de l'exposition à Londres, Dulwich Picture Gallery ; Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada ;

Austin, Blanton Museum of Art

A moins d'être pris d'un accès de démence ou d'être complément dépourvu de scrupules, personne n'oserait découper un tableau de Véronèse, qui plus est un grand retable. Et pourtant, à une époque relativement proche, essentiellement au XIXe siècle, il n'était pas rare de démembrer des œuvres d'art : cette sordide pratique est bien connue pour les polyptyques des XIVe et XVe siècles, dont les volets et les panneaux de prédelle sont aujourd'hui dispersés à travers le monde. C'est par ce triste constat que Xavier F. Salomon, conservateur à la Dulwich Picture Gallery de Londres et spécialiste de Véronèse, introduit une étude très complète sur le Retable Petrobelli, grand tableau d'autel encore lacunaire aujourd'hui mais récemment réévalué.

A la décharge des historiens de l'art qui ont pu se fourvoyer vainement dans l'étude du tableau, il faut avouer que l'histoire du Retable Petrobelli tient du rocambolesque. La toile se trouva tout d'abord dans le lieu pour lequel elle avait été commandée, c'est-à-dire la chapelle Petrobelli dans l'église San Francesco à Lendinara, ville du sud-ouest de la Vénétie. A la fin du XVIIIe siècle, un partage de la toile en plusieurs morceaux éparpille les trois fragments principaux. La partie supérieure, longtemps conservée en Angleterre, fut acquise par le Musée des Beaux-Arts d'Ottawa en 1925. Quant aux éléments latéraux du registre inférieur, ils ont gagné la Grande-Bretagne pour se trouver aujourd'hui respectivement à la National Gallery of Scotland d'Édimbourg (partie gauche) et à la Dulwich Picture Gallery de Londres (partie droite). Comme si de telles vicissitudes ne suffisaient pas, chaque fragment a subi diverses altérations : la toile canadienne a souffert de l'eau lors de son transport en Amérique, et certains détails iconographiques cruciaux des tableaux anglais avaient été cachés par des repeints jusqu'à leur restauration en 1958...Pour égarer davantage les historiens de l'art, le commanditaire et la destination initiale du tableau restaient inconnus jusqu'au début des années 1980, peu de temps après que soit publiée la monographie sur Véronèse du spécialiste allemand Detlev von Hadeln en 1978, alors que le texte avait été écrit dans les années 1930 en évoquant ces précieux éléments ! Et pour compléter cet imbroglio digne d'une enquête policière, une légende tenace voulait qu'un quatrième fragment, à l'origine au centre de la toile, se trouve à Castle Howard, en Angleterre. D'autres avis estimaient, au contraire, que la partie centrale avait été purement et simplement sacrifiée lors du pillage de l'œuvre. En réalité, seule la tête de saint Michel archange survécut, et elle a récemment été identifiée avec un tableau du Blanton Museum of Art d'Austin (Texas). L'occasion était donc toute trouvée pour restaurer ce fragment et proposer une exposition itinérante, dans les institutions conservant les vestiges du Retable Petrobelli.

Les quatre fragments constituent les seules œuvres présentées, sans notice détaillée dans le catalogue qui privilégie les essais pour reconstituer la destinée chahutée du retable et le reconsidérer dans son contexte de création. Signé Jennifer Fletcher, le premier de ces textes s'attache à la typologie particulière du tableau d'autel avec donateurs, Véronèse perpétuant une tradition déjà ancienne en son temps. En s'en tenant uniquement à l'Italie du Nord, Mantegna a peint un ex-voto très démonstratif avec La Vierge de la Victoire, où le marquis de Mantoue s'agenouille aux pieds de la Vierge, qui l'aurait protégé durant la bataille de Fornoue. Il apparaît d'emblée que certains de ces tableaux ont été créés en des occasions très spécifiques, mais aussi tout simplement pour placer le commanditaire sous la protection des figures sacrées qu'il honore. Pour la famille Pesaro, Titien peint un magnifique retable dans l'église des Frari, où il place le groupe marial directement au-dessus du commanditaire et des siens, par le décentrement dynamique de la Vierge à l'Enfant. La diversité des tendances reflète autant la volonté particulière des commanditaires quant à leur présence dans le tableau, que l'évolution d'un genre fortement marqué par une tradition médiévale. En dépit de ces divergences, on observe toutefois un passage du polyptyque à volets, encore développé au XVe siècle ou Bartolomeo Vivarini, à la pala, tableau unique regroupant tous les protagonistes de la scène sacrée dans un espace cohérent. Ce dernier type apparaît dans la Venise du XVIe siècle avec les dernières grandes œuvres religieuses de Bellini, ainsi le grand retable de San Pietro Martire à Murano, avant de connaître des transformations majeures avec Titien, auteur du très raphaëlesque Retable Gozzi d'Ancône ou de la pathétique Pietà destinée à son tombeau, où le peintre lui-même se fait représenter en donateur, en prêtant ses traits à saint Jérôme.


Véronèse a produit d'importants tableaux d'autel pour les églises de Vénétie, dont le Retable Petrobelli constitue un exemple majeur_ on remarquera d'ailleurs que sa carrière commence avec ce type d'œuvres, pour finir avec Le Miracle de saint Pantaléon, placé dans une chapelle de l'église vénitienne consacrée au saint. Entre ces deux extrémités, se place le Retable Petrobelli, auquel Xavier F. Salomon consacre bien entendu de longs développements. Outre l'historique déjà retracé, le conservateur londonien revient aussi sur la personnalité des donateurs : Antonio et son cousin Girolamo Petrobelli appartiennent à une grande famille locale, soucieuse d'assurer son prestige social comme son salut dans la piété religieuse. D'où la réalisation du tableau, destiné à la chapelle familiale au sein d'un ensemble conventuel franciscain. Cette commande reste malheureusement peu documenté, et seul un examen stylistique permet de supposer l'exécution du retable au début des années 1560_ et, de ce fait, Xavier F. Salomon exclut la participation des collaborateurs familiaux de l'atelier et confirme la paternité pleine et entière des fragments connus de la toile à Véronèse. Avec une telle datation relative, il est possible de situer le Retable Petrobelli dans la carrière de l'artiste, en envisageant surtout deux aspects du tableau d'autel : à savoir, la modernisation envisagée du thème traditionnel de la Sainte Conversation, ainsi que l'usage théâtralisé de l'architecture.

Curieusement, Véronèse produit des œuvres dont la configuration se rattache encore aux créations typiques des années 1510-1520 chez Titien. Par leur désaxement dynamique, la Pala Bonaldi (Venise, Gallerie dell'Accademia) ou la Pala Marogna (Vérone, San Polo) peuvent être considérées comme des dérivations, certes subtiles et modernisées, de la Pala Pesaro des Frari. Malgré cette référence presque traditionaliste, Véronèse introduit toujours une grandiloquence par le mouvement et l'architecture assez personnelles et même novatrices. Ces recherches l'amènent à une autre formule, à laquelle appartient le Retable Petrobelli. Divisant très nettement ses retables entre registres terrestre et céleste, le peintre parvient à une nouvelle dramaturgie impliquant l'empathie du spectateur avec les éléments représentés, une clarté de composition empruntée à Raphaël et préludant aux modes baroques_ ce n'est pas par hasard qu'on retrouve pareils schémas dans les retables de Ludovico Carracci, grand admirateur de Véronèse. Les scènes de martyre se prêtent particulièrement bien à cette conception du tableau d'autel, ainsi qu'en témoignent la toile du maître-autel de San Sebastiano ou bien le Martyre de saint Georges dans l'église véronaise de San Giorgio in Braida. Similaire dans son organisation, le Retable Petrobelli se montre bien entendu moins véhément dans l'action puisqu'il met en scène des donateurs ; même le saint Michel terrassant le dragon, d'après les éléments subsistants, paraît très retenu dans l'action. A propos de ce personnage, Xavier F. Salomon fait remarquer que sa présence auprès de donateurs est particulièrement rare dans la peinture italienne de la Renaissance, si l'on excepte la présence de l'archange dans La Madone de la victoire de Mantegna. Une singularité qui n'a pas empêché le vandalisme, dénoncé comme tel au moment même du découpage de la toile. La conscience patrimoniale des uns ne put guère empêcher le pillage sans scrupule des autres, provoquant la mutilation définitive d'une œuvre insigne de Véronèse...

Aux recherches purement historiographiques se sont rajoutées des investigations formelles, tout aussi nécessaires. Vu ses dimensions initiales, le Retable Petrobelli fut peint sur plusieurs lais de toiles, soigneusement cousus. Après cet assemblage (et la pose d'une couche de préparation), Véronèse aborda bien entendu son travail pictural, que l'on devine virtuose. L'analyse des pigments corrobore cette supposition : tantôt ce sont des mélanges complexes afin de créer des teintes nuancées, tantôt une superposition de matière pour obtenir une couleur richement saturée. Le coloriste n'est plus à chercher, alors que le dessinateur se révèle toujours davantage à l'examen des toiles. Les examens à l'infrarouge ont en effet révélé un tracé linéaire sur la couche de préparation (procédé analogue à la sinopia pour la fresque) ; cette découverte est d'autant plus importante que l'on ne connaît aucun dessin préparatoire pour ce tableau. Étrangement, le contour des figures se révèle quelque peu déformé, "bizarrerie" que l'on trouve de façon récurrente chez Véronèse et jugée par certains commentateurs comme une maladresse anatomique. L'idée ne tient guère pour un maître aussi doué, et il faut plutôt voir dans cette distorsion une correction optique, rendue nécessaire par la vision en contre-plongée d'une œuvre de grand format. C'est la thèse soutenue par Stephen Gritt, auteur de l'essai sur les examens scientifiques, qui la défend aussi dans le cas d'une autre toile de Véronèse conservée à Ottawa, La Madeleine repentante, à peu près contemporaine du Retable Petrobelli. Reprenant à son compte les images charnelles de la sainte chez Titien, Véronèse en fait une figure quelque peu sinueuse, au cou allongé. Or, un dessin issu de l'atelier montre la figure avec des proportions plus ramassées, preuve là encore des ajustements formels apportés par Véronèse à ses œuvres faites pour être regardées de loin.

Ces commentaires sur la vision du tableau amènent, au final, à réfléchir sur notre appréhension visuelle du Retable Petrobelli aujourd'hui. L'essai de reconstitution proposé en 2008 convainc largement, les lacunes du saint Michel et du démon ne demandant pas un énorme effort d'imagination. Par contre, est-il encore possible d'apprécier chaque fragment à sa juste valeur ? Hormis leur rassemblement à la manière d'un puzzle, il faut aussi songer à leur fortune autonome depuis la fin du XVIIIe siècle. Comme pièces de musée, ils ont subi divers traitement, et notamment des restaurations essentielles en 1958 pour les toiles aujourd'hui au Royaume-Uni : à cette occasion furent découverts le bras et l'aile droit de saint Michel sur le tableau d'Édimbourg, ainsi que le lion de saint Jérôme et la main gauche de l'archange sur le tableau de Londres. Autrement dit, ces nettoyages de repeints anciens ont restitué la lisibilité exacte de ces fragments, sans qu'on puisse bien sûr parler d'un retour à un état initial. Un demi-siècle plus tard, ce fut au tour des tableaux d'Ottawa et d'Austin de subir une restauration, permettant de révéler la véritable richesse chromatique du tableau canadien. Les harmonies coloristes des drapés des anges soutenant le Christ mort font véritablement honneur au talent de Véronèse. Malgré les efforts des historiens de l'art dans la reconstitution des faits et la connaissance matérielle, tout comme les travaux physiques visant à restituer un état plus appréciable des œuvres, le Retable Petrobelli reste condamné à un devenir parcellaire, auquel il échappe le temps d'une nécessaire réunion de ses vestiges. Si l'on ne serait se réjouir de la détérioration aussi radicale d'un grand retable vénitien de la Renaissance, la qualité indéniable de chacun de ses fragments démontre tout le génie de Véronèse, du détail à l'ensemble de la composition.


Catalogue sous la direction de Xavier F. Salomon. Paolo Véronèse Le Retable Petrobelli, Milan, Silvana Editoriale, 2009, 159 pages, 28 euros. L'exposition à lieu à Londres, Dulwich Picture Gallery, du 10 février au 3 mai 2009 ; Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada, du 29 mai au 6 septembre 2009 ; Austin, Blanton Museum of Art, du 4 octobre 2009 au 7 février 2010.

Références photographiques :
- Véronèse, Tête de saint Michel (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 41x32,1 cm, Austin, Blanton Museum of Art
- Véronèse, Christ mort soutenu par des anges (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 221x250,5 cm, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du canada
- Véronèse, Saint Antoine abbé et Antonio Petrobelli (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 199,5x120,8 cm, Édimbourg, National Gallery of Scotland
- Véronèse, Saint Jérôme et Girolamo Petrobelli (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 227,2x120 cm, Londres, Dulwich Picture Gallery
- Reconstitution du Retable Petrobelli

vendredi 1 janvier 2010

Bonne année 2010, et meilleurs voeux !

Giambattista Tiepolo, Allégorie nuptiale, 1757, fresque, Venise, Ca'Rezzonico

vendredi 25 décembre 2009

Joyeux Noël !


El Greco, Adoration des bergers, 1612-1614, huile sur toile, 319x180 cm, Madrid, Museo del Prado

dimanche 20 décembre 2009

Fellini, la Grande Parade : exposition à Paris, Galeries du Jeu de Paume

Prononcez le nom de Fellini et soudain viennent à l'esprit des personnages inénarrables_ une matrone grasse et sévère, quelques gamins gouailleurs, d'intrigantes prostituées_, des films devenus pour la plupart des classiques_ de La Strada à Intervista, en passant bien sûr par La Dolce Vita_, et puis des acteurs inoubliables_ au premier rang desquels, la sculpturale Anita Ekberg et l'incarnation masculine de la classe à l'italienne, alias Marcello Mastroianni. Un univers complexe, parfois interlope, souvent touchant, habilement résumé par ce qualificatif de fellinien. L'œuvre fécond du cinéaste, couvrant presque toute la seconde moitié du XXe siècle, a donné lieu à un grand nombre d'ouvrages, alors que rares sont les expositions à avoir entrepris d'explorer l'univers de ce génie visuel. Il est vrai qu'exposer le cinéma ne va pas forcément de soi, et demande une certaine souplesse par rapport aux procédés muséographiques habituels. Confinant parfois au tour de force, l'hommage rendu par le Jeu de Paume sonne assez juste, évitant l'écueil d'une biographie trop plate ou bien d'un regard exclusivement technique. Le voyage en Fellini mène, à travers un ensemble de séquences thématiques, vers les obsessions (et pas uniquement sexuelles !) du maître, ses sources d'inspiration et surtout la place qu'il accorde à l'image, trame essentielle de sa création. Fellini la Grande Parade propose plus qu'un retour sur l'un des plus grands cinéastes italiens : c'est également une interrogation sur les transformations de l'image et leurs répercussions souvent profondes sur les pratiques sociales et les arts visuels, car le cinéma de Fellini se nourrit aussi bien du spectacle de variété que du photojournalisme ou de de la publicité.


Bien qu'il doit être considéré comme le cinéaste romain par excellence, Federico Fellini naît en 1920 à Rimini, où commence aussi sa première activité artistique : la caricature. Le miroir déformant son quotidien lui fait voir des femmes bien charnues et autres poncifs qui passeront peu après de la petite feuille au grand écran_ projection de sa propre existence, essentielle dans sa production cinématographique. Peu après l'installation à Rome en 1943, la rencontre avec Rossellini l'oriente définitivement vers le septième art. Fellini collabore avec le chantre du néo-réalisme en écrivant d'abord des scénarios. Sa participation à l'écriture de Rome ville ouverte en 1945, notamment, lui offre ses premiers succès dans le domaine, avant de passer derrière la caméra en 1950. C'est l'année de Feux du music-hall, première fantaisie sur l'ivresse de la vie selon Fellini. La suite de sa carrière sera jalonnée de véritables triomphes et autres audaces, difficiles à expliciter en quelques salles ou extraits de films. S'il fallait résumer brièvement et bien imparfaitement le génie de Fellini, on invoquerait sans peine cette transcendance capricieuse du réel, à tel point qu'il est difficile de démêler la fiction de la vie, ambivalence qu'on retrouve aussi avec la biographie du cinéaste et sa réinterprétation perpétuelle. Fellini, émule de Shakespeare ? Peut-être, mais avec la gouaille et la désinvolture du microcosme romain. Il faudrait également insister sur sa grande capacité à explorer les tensions entre tradition et nouveauté dans la société mouvante des Trente Glorieuses, et notamment la réponse esthétique que doit apporter le cinéma à la tentation vulgaire de certains médias. Au populisme, Fellini oppose le populaire.


Très attentif à l'émergence de la contre-culture, il a donné une part importante aux nouveaux courants musicaux, dès sa première œuvre (co-réalisée avec Alberto Lattuada) avec ses danses gentiment lascives. Quand sort La Dolce Vita en 1960, le rock'n'nroll secoue l'Europe et les États-Unis : en guise d'écho, l'une des scènes les plus festives du film fait la part belle aux déhanchements endiablés de la jeunesse dorée. Alors qu'Elvis se déchaînait sur Jailhouse Rock, son homologue italien fait danser dans les thermes de Caracalla, décor quasi surréaliste mais ô combien enchanteur, à peine moins qu'Anita Ekberg dans sa robe moulante...Un quart de siècle après, Intervista s'intéresse à un rock désormais boursouflé de tous les tics du show business des années 1980_ érotisme outrancier, manifestation de violence à la limite du risible, matérialisme clinquant. Fellini manie à plusieurs reprises les dérapages de la société, coincée entre des superstitions sclérosées et la montée du tape-à-l'œil. Le fait divers, relégué par un milieu journalistique plus ou moins scrupuleux, constitue souvent une idée de départ. Ainsi, une apparition miraculeuse de la Vierge à des enfants en 1958 à Terni se transforme en émeute délirante dans La Dolce Vita : accidentés de la vie, photographes en folie ou simples badauds accourent pour voir les jeunes témoins et se prosterner devant eux. Une scène conçue comme un grand spectacle à multiples figurants, de sorte que l'idolâtrie de masse balaie tout sentiment mystique. En Italie, comme chacun sait, la religion catholique tient autant d'importance que les jolies femmes, qui deviennent à la même époque l'objet d'une autre forme de culte. Traquée par la presse, Anita Ekberg voit même son mari s'en prendre violemment à l'un de ces photographes, qu'on nommera bientôt paparazzi. Une appellation ramenant à Fellini qui, inspiré par cet incident, invente dans La Dolce Vita le personnage de Paparazzo, nom propre ensuite consacré comme profession à part entière.

L'importance de l'image, jusqu'à des extrémités assez discutables, revêt un nouvel aspect dans l'Italie des années 1980 : à cette époque, un certain Silvio Berlusconi impose (déjà !) son mauvais goût à la télévision et, fait plus gênant encore, la population semble s'en accommoder. La riposte fellinienne se fera à travers la parodie de publicités, outrageusement décalées, afin de mieux exhiber le potentiel abrutissant d'une telle production visuelle. Et pourtant, comme le rappelle à juste titre une séquence vidéo, Fellini n'était ni élitiste ni sectaire, et on lui doit quelques spots publicitaires plutôt sympathiques, où il donne libre cours à son imagination, usant d'une désinvolture digne de ses longs métrages. En guise d'intermède musical, la montée entre les deux niveaux des Galeries du Jeu de Paume se fait au son d'Unlimited Fellini, pièce sonore signée Rodolphe Burger, ex-leader du groupe de rock français Kat Onoma, où les bribes d'un monde passé sont captées et assemblées par un harmonieux hasard. Toujours en musique, un extrait du tournage du Satyricon montre le jeune acteur Max Born interpréter Don't Think Twice it's All Right de Bob Dylan_ poète humaniste, puisant dans l'étonnant spectacle de la vie, des traits qui le rapprochent de Fellini, quoique dans un autre registre. Et la musique dans les films ? Entre 1952 et 1979, le cinéaste s'adjoindra les services de Nino Rota : collaboration longue et fructueuse, dans laquelle Fellini donnait toutes instructions au pianiste, les respectant humblement. Cette attitude très dirigiste trahit en fait une certaine méfiance pour la musique, que Fellini reconnaissait, en accusant ses charmes mystérieux de pouvoir faire ombrage au septième art.

Grande et durable complicité que fut également celle qui lia Fellini à ses acteurs fétiches_ à commencer par son épouse, Giuletta Masini, qui campa aussi bien un clown dans La Strada qu'une prostituée dans Les Nuits de Cabiria. Parmi les interprètes masculins, une place de choix revient à Marcello Mastroianni, par son élégance et sa sobriété innées, comme le confirment toutes ses prestations felliniennes. Ces apparitions récurrentes ont fait dire que Mastroianni était le double de Fellini dans ses films, ce que le cinéaste réfutait. Et pourtant, n'est-ce pas à son ami Marcello qu'il donna le rôle du réalisateur dans 8 1/2, œuvre introspective par excellence ? L'acteur est aussi omniprésent dans La Dolce Vita_ son premier rôle dans un film de Fellini_, dès le début : pilotant un hélicoptère, il fait partie d'un convoi aérien acheminant une statue du Christ au Vatican, ce qui provoque la curiosité des enfants jouant dans la rue ou des midinettes en bikini sur leur balcon. En dépit de cette scène d'ouverture si portée sur la religion, La Dolce Vita sera mal jugée par l'Église, pour cause d'éloge des plaisirs matériels. Voilà qui mit fin à une période initiée par La Strada, durant laquelle l'œuvre de Fellini prend des accents mystiques, au point de provoquer les foudres de la gauche italienne le taxant de "catho"...Difficile d'être un artiste vraiment engagé, sans autre parti que le sien !

Quitte à parler de nouveau religion, revenons aussi aux femmes. Dire qu'elles comptent parmi les leitmotivs felliniens est un euphémisme. Tout au long des films s'esquissent différents types physiques, somme des fantasmes et des souvenirs : la buraliste à la poitrine plus que généreuse d'Amarcord ou la Saraghina, brune ébouriffée et un peu bestiale de 8 1/2, appartiennent à un registre populaire tout droit sorti de l'enfance du cinéaste. Bien plus glamour, Anita Ekberg incarnerait une beauté presque surnaturelle aux yeux de Fellini, lequel participa activement à ériger cette ancienne Miss Suède au rang de sex symbol_ autant, si ce n'est plus, que les dizaines de couvertures de magazine, de Life à Playboy. Cet appétit de chair se conjugue donc toujours avec une crainte révérencieuse de la féminité, d'où le regard à la fois troublant et aimant que portait Fellini sur les prostituées. Ces dames apparaissent ainsi à plusieurs reprises dans Fellini Roma, dans le cadre de l'éducation sexuelle du jeune narrateur (autrement dit, Federico Fellini !), qui passe d'un bordel plutôt sordide à une maison close un peu plus luxueuse...Le rapport des prostituées avec Rome ne tient pas qu'au contexte social, mais aussi à des raisons historiques : en latin, lupa signifie la louve, comme celle qui recueillit Romulus et Rémus, mais aussi la prostituée, candidate potentiellement plus convaincante pour les jumeaux. Consciemment ou non, cette ambivalence est reprise sur l'affiche française de Fellini Roma, avec une jeune femme pourvue de six seins, dans une posture proche de celle de la Louve du Capitole. Si la sexualité n'a jamais laissé Fellini indifférent, il ne se reconnaît guère dans Casanova ; le film qu'il lui consacre, paradoxalement, envisage le complexe de l'homme par rapport à une femme aussi attirante qu'inaccessible : en ce sens, Le Casanova de Fellini procède encore de la quête introspective.


Fellini lui-même accède au mythe avec la cultissime scène de la Fontaine de Trévi dans La Dolce Vita, analysée avec une grande pertinence. Moment irréel_ qui a déjà vu un tel lieu aussi désert ?_ où semble se sceller le coup de foudre de deux êtres que tout attire, perdus dans l'ivresse calme de la nuit romaine. Après qu'Anita Ekberg se soit plongée dans le bassin, et prenne un faux air de Vénus émergeant de l'onde, Marcello Mastroianni la rejoint, abandonnant un instant son flegme habituel ; alors leurs lèvres se rapprochent et aussi vite s'éloignent, comme si le passage du temps bousculait la magie d'un instant. Et Fellini réalisait la plus belle scène de baiser...manqué de l'histoire du cinéma ! Illusion, fugacité, beauté peuvent autant s'appliquer à ce bonheur évanoui qu'au décor baroque entourant le couple. Vingt-sept après, les deux acteurs sont réunis dans Intervista et assistent, sans contenir leur immense émotion, à cette scène qui les changea en légendes ; toutefois, la scène a été retravaillée par Fellini, de sorte que les amants semblent alors vraiment s'embrasser. Dans cette image grisée de rêverie , l'illusion et la vérité ne font plus qu'un.

Federico Fellini, ou l'homme qui fit de ses films le spectacle d'une vie. Quand il ne s'exprimait pas à travers le cinéma, Fellini prenait d'autres chemins pour explorer ses pensées. Suite à une psychanalyse entamée dans les années 1960, les manifestations nocturnes de l'inconscient affleurèrent dans Le Livre des Rêves, compilation sur plusieurs décennies de nombreux songes, soigneusement décrits et illustrés_ voire mis en images dans des publicités pour La Banca di Roma en 1992. Souvent déconcertant, parfois très crû, l'ouvrage prolonge la création cinématographique. C'est d'ailleurs dans Le Livre des Rêves que le maître lui-même donna la plus belle et concise définition de son génie : "Piu vere del vero queste immagini !" (ces images sont plus vraies que la vérité !).

En guise d'épilogue, A chacun sa vérité de Francesco Vezzoli questionne l'art fellinien à travers notre culte actuel de l'image et les nouvelles icônes : cette interrogation prend la forme de films et de photographies où Anita Ekberg est remplacé par la non moins sensuelle Eva Mendes. L'actrice latino porte une robe inspirée de La Dolce Vita dans un faux film promotionnel (La Nuova Dolce Vita : Social Life and the Imperial Age. From Poppea to Anita Ekberg), puis prête ses traits à une relecture de trois chefs-d'œuvre conservés à Rome : le Trône Ludovisi, La Transverbération de sainte Thérèse de Bernin, et Pauline Borghèse de Canova. Une telle conception confirme incontestablement la participation de Fellini à une grande histoire de l'art, comme le notait déjà superbement André Chastel en conclusion de L'Art italien : " C'est dire la place qui, au terme d'une perspective sommaire de l'art de l'Italie, revient tout naturellement au cinéaste Federico Fellini ; parti du néo-réalisme "caravagesque" de La Strada, il a pu traiter les tableaux de mœurs modernes dans La Dolce Vita, antiques dans Le Satyricon, avec l'autorité des baroques romains, avant de célébrer dans des images ironiques, impitoyables et séduisantes, Roma, foyer absurde et poignant, qui alimente depuis vingt siècles la fierté et l'amertume, la noblesse et l'humanité italiennes, en somme, toute la "comédie humaine". "

Fellini, la Grande Parade, du 20 octobre 2009 au 17 janvier 2010, Galeries du Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, 75008 Paris. Ouvert le mardi de 12H00 à 21H00, du mercredi au vendredi de 12H00 à 19H00, le samedi et le dimanche de 10H00 à 19H00, fermé le lundi. Tarif plein : 7 euros ; réduit : 5 euros ; gratuit pour les étudiants de moins de 26 ans le dernier mardi du mois, de 17H00 à 21H00. Catalogue sous la direction de Sam Stourdzé, Editions Anabet, 2009, 233 pages, 39,90 euros).

Références photographiques :
- Federico Fellini, 8 1/2, 1963, photographie de tournage de Tazio Secchiarioli, © David Secchiarioli
- Anita Ekberg et Marcello Mastroianni, Intervista, 1987, photographie de tournage, Collection Fondation Fellini pour le Cinéma, Sion, DR
- Les photographes à l'arrivée de la vedette de cinéma, La Dolce Vita, 1960, photographie de tournage, Collection Christoph Schifferli, Zürich, DR
- Anita Ekberg, La Dolce Vita,
1960, photographie de tournage, Collection Christoph Schifferli, Zürich, DR
- Marcello Mastrioanni, 8 1/2, 1963,
photographie de tournage, Collection Christoph Schifferli, Zürich, DR
- Marcello Mastrioanni sur le tournage de 8 1/2, 1963, photographie de Paul Ronald,
© Archivio Storico del Cinema/AFE
- Anita Ekberg et Marcello Mastroianni, La Dolce Vita, 1960, photographie de tournage, Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé
© 1960 La Dolce Vita-Riama Film-S.N. Pathé Cinéma-Gray Film / identité de l'auteur réservée
- Rêve du 1er avril 1975, Livre des Rêves, dessin de Federico Fellini
© Fondazione Federico Fellini, Rimini
- Federico Fellini, mars 1955, collection particulière, DR

dimanche 29 novembre 2009

Souvenirs d'Italie (1600-1850) Chefs-d'oeuvre du Petit Palais : exposition à Paris, Musée de la Vie romantique

Il y a quelque singularité à ce qu'un Musée de la Ville de Paris organise une exposition à partir d'œuvres d'un autre Musée de la Ville de Paris. Dans le cas de Souvenirs d'Italie, il n'y a guère à redire, puisque la démarche se révèle pleinement justifiée : les objets réunis proviennent essentiellement du Legs Dutuit, du nom de ces deux frères passionnés d'art, qui vécurent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Après leur mort, leur collection sera donné à la Ville de Paris, et formera le noyau initial et principal du Musée des Beaux-Arts de la ville, établi dans les murs du Grand Palais. Réunis par des amateurs dans un cadre privé, les objets du legs Dutuit retrouvent temporairement un cadre intimiste au sein de l'ancienne demeure d'Ary Scheffer. C'est plus particulièrement le cas pour les antiques, disposés dans des vitrines du XIXe siècle, selon une présentation qui associe la curiosité à l'érudition. Un faux tanagra dénote un peu dans cette belle réunion de vases et de statuettes. Provenant d'Étrurie ou d'Apulie, les céramiques d'Italie suivent les modes de la production grecque d'époque hellénistique, par la recherche de formes élaborées et leurs teintes noir et orangé. Parmi les bronzes étrusques, doivent être distingués une superbe ciste en bronze (Latium, IIIe siècle avant Jésus-Christ), vase funéraire entièrement gravé de dragons, de rosettes_ vieux fonds de l'époque dite orientalisante, dans la Grèce du VIIe siècle_ et de scènes mythologiques, décor dessiné au trait avec une économie de moyens fortement méditée par les maîtres néoclassiques ; ainsi qu'une petite Vénus Anadyomène, variante probable d'un original grec hellénistique grandeur nature (lui-même dérivant d'une œuvre peinte par le légendaire Apelle, selon les spécialistes).



Outre ce goût antiquaire, les Dutuit manifestèrent un grand intérêt pour les artistes français partis en Italie, dont les œuvres constituent la majeure partie de l'exposition. Si le voyage transalpin devient incontournable dès le XVIe siècle, il prend une importance accrue durant le Grand Siècle, au point que certains artistes s'établissent définitivement à Rome. Tel est le cas de Claude Lorrain, qui passa l'essentiel de sa carrière dans la Ville éternelle, où il s'illustra dans le paysage "classique"_ à savoir, des recréations poétiques de la campagne romaine ou des arrangements fantaisistes d'architectures, associés à des thèmes historiques, empreints d'un souffle lyrique voire contemplatif. Essentiellement peintre, Lorrain fut aussi un graveur de grand talent, et l'on comprend aisément que les Dutuit aient pu acquérir nombre de ses eaux-fortes. Beaucoup de ces estampes reprennent les formules qui ont contribué au succès des tableaux : mise en scène théâtralisée, où nature et bâtiments forment le cadre d'un épisode biblique (Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1663), un récit mythologique (L'Enlèvement d'Europe, 1634) ou une scène anecdotique (Le Bouvier, 1636). L'artifice s'impose par un jeu de coulisses emprunté au monde du spectacle, trait typiquement baroque, tout comme la vie sans heurt des bergers trahit un regard fantasmé sur la campagne romaine, Arcadie retrouvée aux abords de la Ville éternelle. Mais comment rester indifférent devant cette exaltation quasi mystique de la nature, mère nourricière accueillant l'homme en son sein ? Avec une sensibilité inégalée, Lorrain parvient à créer de subtils effets lumineux rien qu'avec du noir et du blanc, en laissant en réserve certaines zones près d'autres largement ombrées. L'illumination bichrome qui jaillit du Soleil levant (1634) peut tout à fait être comparée à la splendeur dorée du Paysage avec le port de Santa Marinella (vers 1639), petite huile sur cuivre que possédait les Dutuit. Influencé par les Flamands, l'art de Lorrain inspirera en retour certains membres de la colonie nordique à Rome, quoique sans la même acuité d'esprit et de regard. Claude Lorrain s'est aussi ingénié à recréer, en miniature sur le papier, la démesure des décors éphémères, fréquents au XVIIe siècle pour fêter tout événement, jusqu'à faire de Rome une ville en spectacle perpétuel. Fontaines grandiloquentes sommées d'emblèmes, fortins disparaissant dans un déluge pyrotechnique, ces ambitieux monuments n'ont laissé d'autre trace que ces témoignages indirects : aussi précieux soient-ils, ces dessins n'offrent seulement qu'un pâle reflet de "l'illusion baroque".

Fondée par Louis XIV, l'Académie de France à Rome pérennisa la présence des artistes en Italie sous l'Ancien Régime, notamment par l'accueil des talents les plus prometteurs du royaume. Bien que la future capitale italienne demeurât une étape obligée, le voyage dans la péninsule comptait de plus en plus d'étapes au XVIIIe siècle. Partageant une amitié et un style, Fragonard et Hubert Robert quittaient volontiers les abords du Corso pour d'autres destinations, particulièrement Tivoli. La célèbre cité du Latium offrait des sites particulièrement diversifiés, entre nature et culture : des ruines antiques avec le temple de la Sybille tiburtine, une grandiose demeure de la Renaissance nommée la Villa d'Este, ainsi qu'un environnement grandiose autour des cascatelles. Cet ensemble remarquable inspira un ouvrage fort ambitieux au protecteur des deux peintres, l'abbé de Saint-Non. Son Voyage pittoresque (1777-1819), auquel le riche ecclésiastique consacra une part importante de sa fortune, recensait les mille et une curiosités de la péninsule, désormais enrichie des cités du Vésuve. C'est ainsi que l'abbé reproduisit La Marchande d'Amours, une fresque d'Herculanum qui inspira à Vien son plus célèbre tableau. Du maître de David sont montrées trois têtes d'Orientaux (vers 1748), peintes alors que les attraits de l'Asie le disputaient quelque peu aux charmes de l'Italie.


Près d'un siècle plus tard, ces fantasmes ne faiblissaient guère. Ancien pensionnaire de la Villa Médicis (siège depuis 1803 de l'Académie de France à Rome), Ingres en devint le directeur entre 1834 et 1840. Bien qu'il délaissa alors un peu son art pour des responsabilités administratives, le peintre des femmes enivrantes créa l'un de ses nus les plus sensuels, L'Odalisque à l'esclave, préparée par de savoureux croquis. Parmi les nombreux mirages du monde transalpin, celui des belles aussi voluptueuses qu'avenantes n'est négligeable : assez inhabituelle chez Corot, Marietta ou l'odalisque romaine (1843), langoureusement allongée sur son drap et comme surprise par son observateur, rappelle que l'Italie n'attire pas seulement pour son patrimoine_ ou bien que l'artiste a porté son attention sur d'autres courbes et reliefs que ceux de ses fameuses peintures panoramiques...Dans une veine moins leste et plus reconnaissable, Corot grave des paysages où la nostalgie se glisse même dans la vibration de l'air à travers les arbres et les herbes, alors que les nuages passent fugacement, comme des pensées évanouies.

En guise d'apothéose, la dernière salle est entièrement dédiée à Hubert Robert, et sa vision des ruines, des hommes et de la nature, tel un songe éternel. Dans ce cadre sont réunis les huit panneaux commandés à l'artiste par Beaumarchais en 1790. L'hôtel du dramaturge ayant été détruit au XIXe siècle, les toiles furent par la suite dispersées, deux d'entre elles étant aujourd'hui au Petit Palais et les autres à l'Hôtel de Ville de Paris. En dépit d'une forte usure, ces décors révèlent la grandeur d'imagination d'Hubert Robert et sa capacité à se jouer des rêveries. D'ordinaire pièce de musée bénéficiant du culte des érudits, l'antique devient l'élément d'un caprice pictural, comme oublié dans une nature le condamnant inexorablement à la ruine. Dans la même veine, le peintre s'autorise aussi de l'humour, avec le Laocoon à la fois vénéré et moqué depuis le XVIe siècle (notamment par Titien) : sous le groupe étouffé par un serpent monstrueux, pâtres et cheptel prennent peur devant l'arrivée dans un bassin...d'une petite couleuvre ! Malgré tout, cette lecture burlesque n'est-elle pas encore une nouvelle révérence devant l'antique ? On mesure toute la fascination d'Hubert Robert pour ces pièces insignes avec l'omniprésence de L'Apollon du Belvédère dans son œuvre, depuis ce décor jusqu'à la Vue imaginaire de la Grande Galerie en ruine, imaginant un Louvre dévasté mais la statue vaticane intacte. Une divagation comme une autre, pour prolonger le voyage vers cette Italie sans cesse rêvée mais jamais épuisée.

Souvenirs d'Italie (1600-1850) Chefs-d'œuvre du Petit Palais, du 29 septembre 2009 au 17 janvier 2010, Musée de la Vie romantique Hôtel Scheffer-Renan, 16 rue Chaptal, 75009 Paris. Ouvert tous les jours, sauf les lundis et jours fériés, de 10H00 à 18H00. Tarif plein : 7 euros ; réduit : 5 euros ; jeunes : 3,5 euros (accès gratuit pour tous aux collections permanentes).

Références photographiques :
- Camille Corot, Marietta, 1843, huile sur papier collé sur toile, 29x44 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Claude Gellée dit Le Lorrain, Le Troupeau en marche par temps orageux, entre 1650 et 1651, eau-forte (2e état sur deux), 16,1x22 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Jean-Honoré Fragonard, Un Parc à l'italienne. Les Jardins de la Villa d'Este, vers 1774, lavis de bistre sur traits de pierre noire, 34,7x46,3cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Jean-Auguste-Dominique Ingres, Étude pour l'Odalisque à l'esclave, vers 1838, mine de plomb sur papier, 17,5x35,5 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
- Camille Corot, Souvenir d'Italie, 1863, eau-forte, 31,4x23,3 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Hubert Robert, L'Hercule Farnèse, 1790, huile sur toile, 281x132 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet

dimanche 1 novembre 2009

Peindre à Venise au XVIe siècle : Les héritiers de Titien : disciples, partisans et rivaux, par Miguel Falomir

A tout seigneur tout honneur, Titien clôture le cycle, tout comme il triomphe dans Rivalités à Venise. S'agissant de la vieillesse du maître, un espagnol était, pour le moins, bien placé pour en parler : il y a fort à parier que le Prado conserve le plus prestigieux ensemble de toiles de Titien au monde. C'est à ce noyau des collections madrilènes que Miguel Falomir consacre actuellement ses efforts, en vue de la publication prochaine d'un catalogue raisonné. Figure centrale à Venise, en Italie et en Europe, Titien devait sa position autant à son génie qu'à à une série de circonstances jouant souvent en sa faveur. La mort prématurée de Giorgione en 1510, puis le décès de Giovanni Bellini en 1516 et le départ de Sebastiano del Piombo pour Rome en 1511, facilitèrent l'épanouissement de Titien jusqu'à sa supériorité incontestée sur les autres peintres de la lagune_ même Pordenone, bien mieux estimé qu'aujourd'hui. Une hégémonie pas vraiment remise en cause dans les années 1540 avec la venue à Venise de peintres maniéristes toscans comme Vasari et Salviati, ou bien l'arrivée sur la scène artistique de Tintoret. Celui-ci, avec une œuvre de jeunesse comme Apollon et Marsyas (Hartford), ne menaçait guère la suprématie de Titien qui, au départ, eut probablement des rapports cordiaux avec Tintoret. Le vieux maître et le jeune artiste eurent même des amis communs, tel l'Arétin pour la demeure duquel fut peint Apollon et Marsyas. Miguel Falomir, au passage, met fortement en doute les propos de Ridolfi au sujet d'un apprentissage, aussi bref fut-il, de Tintoret dans l'atelier de Titien.



La situation changea sensiblement après le départ de Titien et ses collaborateurs pour Augsbourg à la Noël 1547, voyage suivi d'une rumeur de départ définitif du peintre pour la cour de Charles Quint_ L'Arétin explique même dans une lettre que des Vénitiens se précipitèrent à l'atelier pour acheter les œuvres de Titien, par crainte de ne plus jamais le revoir dans la Cité des Doges...Et pourtant, l'artiste revint bien à Venise, en novembre 1548, découvrant une cité désormais acquise à Tintoret, qui avait exécuté durant l'absence du maître son Miracle de l'esclave, premier coup d'éclat et certainement pas le dernier ! Cette synthèse très aboutie entre tradition vénitienne et maniérisme romano-toscan, sous la forme d'une composition élargie peuplée de personnages dynamiques, dut probablement déstabiliser Titien, confronté à un nouveau style de peinture qu'il n'arrivera jamais d'ailleurs à aussi bien assimiler que son jeune collègue. La peur de Titien prit bien vite l'aspect d'un froid à l'égard de Tintoret, qui fit plusieurs fois les frais des inquiétudes du "parrain" de la peinture vénitienne de se voir éclipser : à cet égard, l'absence de Tintoret à la décoration de la salle de lecture de la Libreria Marciana se révèle très parlante. L'architecte de la bibliothèque, Jacopo Sansovino, était un ami de Titien, dont on doit voir l'influence non négligeable dans la sélection de sept jeunes peintres, souvent inférieurs à Tintoret, puis l'attribution du prix à Véronèse, alors favorisé par Titien...En 1549 déjà, l'Arétin déplorait une attitude aussi injuste, mais Dolce, toujours prêt à défendre le champion de la peinture vénitienne, critiqua comme par contrecoup le style de Tintoret. La vindicte perturba aussi le chantier décoratif de la Scuola Grande di San Rocco, traînant durant onze ans, mais dont Tintoret sortit vainqueur. Pour assurer sa réussite, Tintoret n'imposa pas seulement son talent et sa manière originale par rapport à Titien, mais aussi une stratégie analogue à celle de son rival, notamment en offrant des portraits afin d'obtenir une promotion ; il proposa même en 1573 de faire don d'une représentation de la Bataille de Lépante aux autorités, dans le but de devenir peintre officiel de la République Sérénissime.

Lorsque Véronèse fait son apparition à Venise en 1551, sa Pala Giustiniani, destinée à l'autel de la famille homonyme à San Francesco della Vigna, reprend de manière flagrante la composition désaxée de la Pala Pesaro, peinte un quart de siècle auparavant par Titien aux Frari. La déférence ne dut pas être seulement formelle car le succès rapide du jeune peintre de Vérone fut probablement facilité par la bienveillance de Titien. Et pourtant, quelle différence de langage pictural entre eux deux ! Miguel Falomir propose une confrontation très pertinente, axées sur les peintures de San Sebastiano : en entrant dans l'église, on se trouve face à un Saint Nicolas peint en 1563 par Titien, dont l'écriture contraste singulièrement avec les peintures du plafond dues à Véronèse, qui entreprit la décoration des lieux dès 1555. C'est un écart entre deux générations distinctes, la plus jeune se lançant dans de grandes peintures religieuses narratives auxquelles Titien était peu habitué. Force est de constater que les dernières réalisations vénitiennes du maître ne sont pas à la hauteur de ses moyens, qu'il emploie surtout pour le roi d'Espagne. Le 26 avril 1562, Titien envoie à Philippe II les dernières œuvres qu'il lui commanda ; les tableaux suivants à destination de la péninsule ibérique seront tous des cadeaux_ à l'exception du Martyre de saint Laurent à l'Escurial et de Philippe II offrant le prince Ferdinando à la Victoire, deux toiles demandées par le souverain Habsbourg.

Les rares commandes vénitiennes contemporaines trahissent parfois de vains efforts pour rivaliser avec la nouvelle génération : La Transfiguration de San Salvatore rappelle défavorablement Tintoret, tandis que La Cène (disparue) autrefois à Santi Giovanni e Paolo présente à l'arrière-plan un fond architectural repris des grands repas bibliques de Véronèse, mais sans leur emphase grandiose. Bien plus réussie, la dernière commande officielle de Titien à Venise se révèle être La Sagesse (1560-1562) pour la Libreria Marciana, lieu officiel où Tintoret triomphera en 1571 avec sa série de Philosophes pour la salle de lecture. Derrière ces tableaux décevants, se devine aussi la déchéance physique d'un homme à l'âge canonique. Des témoignages de l'époque vont dans ces sens : en 1568, Maximilien II refuse que le peintre reproduise pour lui ses Poesie, car il l'en estime désormais incapable. Dans une lettre du 5 mai 1573, le duc d'Urbin Guidobaldo della Rovere affirme que Titien ne peignait plus, à cause de son grand âge. Ce prince commanda néanmoins la même année une Vierge de la Miséricorde (Florence, Palazzo Pitti), en sachant pertinemment qu'elle ne serait pas le fait du maître : l'examen y révèle une participation prépondérante de l'atelier, mais quel autre artiste vénitien pouvait revendiquer une dimension internationale ?

Pareilles difficultés obligèrent Titien à prendre plusieurs collaborateurs, dont les facultés souvent modestes ne purent pallier l'incapacité du maître, qui semble avoir formé peu d'artistes notables. La question de l'atelier de Titien reste encore très débattue, d'autant que les rares peintres intéressants à l'avoir fréquenté présentent un profil particulier : soit un Paris Bordone, carrément évincé à cause de son talent ; soit des nordiques, comme le néerlandais Sustris ou l'allemand Schwarz, déjà formés avant d'entrer en contact avec Titien. Alors que les œuvres présentent un caractère assez homogène jusque vers 1550, l'augmentation de la production à partir du séjour à Augsbourg oblige la participation de plusieurs mains sur une seule toile, même prestigieuse. Destinée à Charles Quint après son abandon du pouvoir, La Gloria montre autant de passages splendides que d'autres plus inférieurs, par exemple le profil de l'impératrice Isabelle. L'incapacité de l'atelier à exécuter des grands formats serait-elle à l'origine du déclin de Titien à Venise ? La carrière de Girolamo Dente (mort en 1572) tendrait à le prouver : sorti de l'atelier en 1550, il ne réussira pas vraiment à s'imposer indépendamment, finissant par retourner auprès de Titien en 1556...La qualité plutôt faible de ses tableaux explique aisément son insuccès, le condamnant à peindre pour des cités provinciales autour de Pieve di Cadore, ville natale de Titien. La remarque s'applique à d'autres peintres modestes de cet atelier, ainsi le fils de Dente, Orazio Veccellio, qui prit à son maître le style et le nom.

Titien lui-même fit preuve d'une certaine relâche, et les autorités craignirent même que le toiles signées de son nom furent en fait exécutée par des assistants_ d'où la demande faite à Titien d'apposer deux fois sa signature sur L'Annonciation de San Salvatore, à cause de doutes sur l'autographie du tableau. Cette défiance trouve notamment son origine dans les erreurs anatomiques alors flagrantes de toiles pourtant indéniablement peintes par le maître, qui parfois se borne à répéter la même pose d'une œuvre à l'autre_ Europe et sainte Marguerite partageant la même attitude, ou encore les gestes presque identiques de Diane et la Religion. Le rayonnement de Tintoret et Véronèse à Venise fut tel que, paradoxalement, certains peintres nordiques proches de Titien subirent une plus forte influence de ses jeunes rivaux. Le Jugement dernier de Dirck Barendsz dans le monastère bénédictin de Farfa (Latium) et Le Baptême du Christ (Prado) de Schwarz le prouvent de manière indiscutable. Même un artiste aussi doué que Damiano Mazza, terrassé à 26 ans par la peste qui emporta aussi probablement Titien en 1576, montre un intérêt pour la nouvelle garde : son œuvre la plus connue, L'Enlèvement de Ganymède, a beau avoir été faite pour un ami intime de Titien, elle se rapproche surtout des caractéristiques habituelles de Véronèse et Tintoret. De même le style tardif de Titien ne fut guère assimilé ou même imité par ses disciples : peut-être cette orientation était trop personnelle et liée à la dégradation physique d'un patriarche de la peinture_ il est d'ailleurs parlant que seul Jacopo Bassano, souffrant de mêmes problèmes dans sa vieillesse, se soit véritablement rapproché dans ses ultimes créations du dernier Titien.



En dépit de toutes ces réserves, la plupart des avis convergeaient pour reconnaître en Titien le plus grand peintre de son temps, capable de donner une âme à sa peinture. Lorsque le futur Henri III fait étape en 1574 à Venise, il rend visite à Titien, qui ne put hélas le portraiturer ; mais le jeune prince Valois refusait que les plus vigoureux Tintoret et Véronèse le représentent, les en jugeant indignes. Cette anecdote révèle les difficultés de ces deux peintres à se faire une réputation hors de Venise, un point de vue indirectement souligné par Vasari. En 1568, la deuxième édition des Vies fait l'éloge de Titien, critique Tintoret et ignore Véronèse. Ces derniers durent attendre la mort du maître en 1576 pour obtenir une clientèle étrangère...souvent la même que celle de Titien ! Leur production évolue de ce fait sensiblement, avec une augmentation des thèmes mythologiques, alors peu demandés à Venise. Leur peinture religieuse destinée à Philippe II porte aussi l'ombre du maître, Véronèse signant une Annonciation fortement marquée par la toile du même sujet peinte pour la mère du roi par Titien, tout comme Tintoret privilégiant une palette plus claire dans son Adoration des bergers (L'Escurial). Toutefois, Véronèse sera davantage favorisé par le successeur de Charles Quint, de sorte que Tintoret se tournera plutôt vers Rodolphe II.

Ce fort ascendant de Titien sur la peinture vénitienne est aussi revendiqué, curieusement, par des artistes pas forcément passés par son atelier. Se dire élève de Titien constituait, en quelque sorte, une excellente carte de visite dont usera Greco lorsqu'il se rendra en Espagne en juin 1577, soit un an à peine après la disparition du peintre préféré de Philippe II. Néanmoins, rien dans la peinture du crétois n'atteste d'une telle relation, bien que son séjour vénitien ait pu l'amener à connaître Titien ou du moins ses œuvres. Dans ces tentatives pour remplacer Titien à la cour espagnole, Parrasio Micheli accompagna son Allégorie de la naissance du prince Fernando d'une lettre où il se recommandait de Titien ; son style, néanmoins, trahit plutôt un rapport avec Véronèse. Le cas de Simone Peterzano est analogue. Ce peintre lombard, surtout connu pour avoir été le premier maître de Caravage, se proclame élève de Titien sur un Autoportrait daté de 1589, mais sa peinture d'histoire lorgne incontestablement du côté de Tintoret et Véronèse. Plus troublant encore : Pablo Scheppers, obscur peintre flamand, revendiquait aussi une formation titianesque, mais rien dans sa Vierge du Pilar entre saint Paul et Ignace de Loyola n'atteste d'une telle éducation artistique. Malgré toutes ces revendications, l'examen des œuvres montre le faible impact de Titien sur ses contemporains comparé aux influences de Tintoret et Véronèse. Il faudra attendre le XVIIe siècle et ses grands coloristes pour que soit redécouvert le génie de la peinture vénitienne : fait révélateur, cette réappropriation se fera moins dans la Cité des Doges qu'à Madrid, dont les collections royales conservaient alors L'Enlèvement d'Europe. Cette toile des Poesie fut notamment copiée par Rubens (tableau au Prado), et Velazquez en fit un motif de tapisserie dans sa magistrale composition, La Fable d'Arachné ou Les Fileuses. Mais ça, c'est un autre chapitre, tout aussi passionnant, de l'histoire de la peinture en Europe...

Références photographiques :
- Tintoret, Apollon et Marsyas, 1544-1545, huile sur toile, 137x236 cm, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art
- Véronèse, Pala Giustiniani (Sainte Famille avec saint Antoine et sainte Catherine), 1551, huile sur toile, 319x187 cm, Venise, San Francesco della Vigna
- Titien, La Sagesse, 1560-1562, huile sur toile, 177x177 cm, Venise, Libreria Marciana
- Titien, La Gloria, 1551-1554, huile sur toile, 346x240 cm, Madrid, Museo del Prado
- Dirck Barendsz, Le Jugement dernier, 1561, huile sur plâtre, Farfa (Latium), monastère bénédictin
- Damiano Mazza, L'Enlèvement de Ganymède, vers 1575, huile sur toile, 177x188 cm, Londres, The National Gallery