A moins d'être pris d'un accès de démence ou d'être complément dépourvu de scrupules, personne n'oserait découper un tableau de Véronèse, qui plus est un grand retable. Et pourtant, à une époque relativement proche, essentiellement au XIXe siècle, il n'était pas rare de démembrer des œuvres d'art : cette sordide pratique est bien connue pour les polyptyques des XIVe et XVe siècles, dont les volets et les panneaux de prédelle sont aujourd'hui dispersés à travers le monde. C'est par ce triste constat que Xavier F. Salomon, conservateur à la Dulwich Picture Gallery de Londres et spécialiste de Véronèse, introduit une étude très complète sur le Retable Petrobelli, grand tableau d'autel encore lacunaire aujourd'hui mais récemment réévalué.
A la décharge des historiens de l'art qui ont pu se fourvoyer vainement dans l'étude du tableau, il faut avouer que l'histoire du Retable Petrobelli tient du rocambolesque. La toile se trouva tout d'abord dans le lieu pour lequel elle avait été commandée, c'est-à-dire la chapelle Petrobelli dans l'église San Francesco à Lendinara, ville du sud-ouest de la Vénétie. A la fin du XVIIIe siècle, un partage de la toile en plusieurs morceaux éparpille les trois fragments principaux. La partie supérieure, longtemps conserv

Les quatre fragments constituent les seules œuvres présentées, sans notice détaillée dans le catalogue qui privilégie les essais pour reconstituer la destinée chahutée du retable et le reconsidérer dans son contexte de création. Signé Jennifer Fletcher, le premier de ces textes s'attache à la typologie particulière du tableau d'autel avec donateurs, Véronèse perpétuant une tradition déjà ancienne en son temps. En s'en tenant uniquement à l'Italie du Nord, Mantegna a peint un ex-voto très démonstratif avec La Vierge de la Victoire, où le marquis de Mantoue s'agenouille aux pieds de la Vierge, qui l'aurait protégé durant la bataille de Fornoue. Il apparaît d'emblée que certains de ces tableaux ont été créés en des occasions très spécifiques, mais aussi tout simplement pour placer le commanditaire sous la protection des figures sacrées qu'il honore. Pour la famille Pesaro, Titien peint un magnifique retable dans l'église des Frari, où il place le groupe marial directement au-dessus du commanditaire et des siens, par le décentrement dynamique de la Vierge à l'Enfant. La diversité des tendances reflète autant la volonté particulière des commanditaires quant à leur présence dans le tableau, que l'évolution d'un genre fortement marqué par une tradition médiévale. En dépit de ces divergences, on observe toutefois un passage du polyptyque à volets, encore développé au XVe siècle ou Bartolomeo Vivarini, à la pala, tableau unique regroupant tous les protagonistes de la scène sacrée dans un espace cohérent. Ce dernier type apparaît dans la Venise du XVIe siècle avec les dernières grandes œuvres religieuses de Bellini, ainsi le grand retable de San Pietro Martire à Murano, avant de connaître des transformations majeures avec Titien, auteur du très raphaëlesque Retable Gozzi d'Ancône ou de la pathétique Pietà destinée à son tombeau, où le peintre lui-même se fait représenter en donateur, en prêtant ses traits à saint Jérôme.

Véronèse a produit d'importants tableaux d'autel pour les églises de Vénétie, dont le Retable Petrobelli constitue un exemple majeur_ on remarquera d'ailleurs que sa carrière commence avec ce type d'œuvres, pour finir avec Le Miracle de saint Pantaléon, placé dans une chapelle de l'église vénitienne consacrée au saint. Entre ces deux extrémités, se place le Retable Petrobelli, auquel Xavier F. Salomon consacre bien entendu de longs développements. Outre l'historique déjà retracé, le conservateur londonien revient aussi sur la personnalité des donateurs : Antonio et son cousin Girolamo Petrobelli appartiennent à une grande famille locale, soucieuse d'assurer son prestige social comme son salut dans la piété religieuse. D'où la réalisation du tableau, destiné à la chapelle familiale au sein d'un ensemble conventuel franciscain. Cette commande reste malheureusement peu documenté, et seul un examen stylistique permet de supposer l'exécution du retable au début des années 1560_ et, de ce fait, Xavier F. Salomon exclut la participation des collaborateurs familiaux de l'atelier et confirme la paternité pleine et entière des fragments connus de la toile à Véronèse. Avec une telle datation relative, il est possible de situer le Retable Petrobelli dans la carrière de l'artiste, en envisageant surtout deux aspects du tableau d'autel : à savoir, la modernisation envisagée du thème traditionnel de la Sainte Conversation, ainsi que l'usage théâtralisé de l'architecture.
Curieusement, Véronèse produit des œuvres dont la configuration se rattache encore aux créations typiques des années 1510-1520 chez Titien. Par leur désaxement dynamique, la Pala Bonaldi (Venise, Gallerie dell'Accademia) ou la Pala Marogna (Vérone, San Polo) peuvent être considérées comme des dérivations, certes subtiles et modernisées, de la Pala Pesaro des Frari. Malgré cette référence presq

Aux recherches purement historiographiques se sont rajoutées des investigations formelles, tout aussi nécessaires. Vu ses dimensions initiales, le Retable Petrobelli fut peint sur plusieurs lais de toiles, soigneusement cousus. Après cet assemblage (et la pose d'une couche de préparation), Véronèse aborda bien entendu son travail pictural, que l'on devine virtuose. L'analy

Ces commentaires sur la vision du tableau amènent, au final, à réfléchir sur notre appréhension visuelle du Retable Petrobelli aujourd'hui. L'essai de reconstitution proposé en 2008 convainc largement, les lacunes du saint Michel et du démon ne demandant pas un énorme effort d'imagination. Par contre, est-il encore possible d'apprécier chaque fragment à sa juste valeur ? Hormis leur rassemblement à la manière d'un puzzle, il faut aussi songer à leur fortune autonome depuis la fin du XVIIIe siècle. Comme pièces de musée, ils ont subi divers traitement, et notamment des restaurations essentielles en 1958 pour les toiles aujourd'hui au Royaume-Uni : à cette occasion furent découverts le bras et l'aile droit de saint Michel sur le tableau d'Édimbourg, ainsi que le lion de saint Jérôme et la main gauche de l'archange sur le tableau de Londres. Autrement dit, ces nettoyages de repeints anciens ont restitué la lisibilité exacte de ces fragments, sans qu'on puisse bien sûr parler d'un retour à un état initial. Un demi-siècle plus tard, ce fut au tour des tableaux d'Ottawa et d'Austin de subir une restauration, permettant de révéler la véritable richesse chromatique du tableau canadien. Les harmonies coloristes des drapés des anges soutenant le Christ mort font véritablement honneur au talent de Véronèse. Malgré les efforts des historiens de l'art dans la reconstitution des faits et la connaissance matérielle, tout comme les travaux physiques visant à restituer un état plus appréciable des œuvres, le Retable Petrobelli reste condamné à un devenir parcellaire, auquel il échappe le temps d'une nécessaire réunion de ses vestiges. Si l'on ne serait se réjouir de la détérioration aussi radicale d'un grand retable vénitien de la Renaissance, la qualité indéniable de chacun de ses fragments démontre tout le génie de Véronèse, du détail à l'ensemble de la composition.

Catalogue sous la direction de Xavier F. Salomon. Paolo Véronèse Le Retable Petrobelli, Milan, Silvana Editoriale, 2009, 159 pages, 28 euros. L'exposition à lieu à Londres, Dulwich Picture Gallery, du 10 février au 3 mai 2009 ; Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada, du 29 mai au 6 septembre 2009 ; Austin, Blanton Museum of Art, du 4 octobre 2009 au 7 février 2010.
Références photographiques :
- Véronèse, Tête de saint Michel (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 41x32,1 cm, Austin, Blanton Museum of Art
- Véronèse, Christ mort soutenu par des anges (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 221x250,5 cm, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du canada
- Véronèse, Saint Antoine abbé et Antonio Petrobelli (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 199,5x120,8 cm, Édimbourg, National Gallery of Scotland
- Véronèse, Saint Jérôme et Girolamo Petrobelli (fragment du Retable Petrobelli), vers 1563, huile sur toile, 227,2x120 cm, Londres, Dulwich Picture Gallery
- Reconstitution du Retable Petrobelli
1 commentaire:
J'adore les peintres vénitiens !
Enregistrer un commentaire