dimanche 7 février 2010

Battista Franco Un artiste vénitien dans les cours d'Italie : exposition à Paris, Musée du Louvre

Un artiste d'origine vénitienne, dont le parcours passa au XVIe siècle par la cour d'Urbin, Rome et le Palais des Doges, ne mérite guère la relative indifférence dont il souffre aujourd'hui. Dans cette perspective, la présentation des feuilles de Battista Franco (vers 1510-1561) au Louvre constitue une belle avancée, donnant même lieu à l'édition d'un catalogue raisonné de ses œuvres graphiques dans les collections du musée. On saluera au passage l'action de Dominique Cordellier, commissaire de nombreuses expositions sur le dessin italien de la Renaissance, particulièrement zélé ces derniers années pour valoriser la richesse trop souvent méconnue du fonds du cabinet d'arts graphiques dont il a la charge, privilégiant bien souvent des noms guère connus du grand public. A cette occasion, il a collaboré avec une éminente collègue américaine, Anne Varick Lauder, conservatrice à la Pierpont Morgan Library (New York) et spécialiste reconnue de Battista Franco ; on lui doit le catalogue raisonné des dessins de l'artiste au Louvre, nouvelle publication d'une série visant à publier la totalité du fonds de dessins du musée. On trouvera dans cet ouvrage non seulement les dessins exposés dans les salles Mollien, ainsi que d'autres hélas non présentés, ou encore les œuvres rejetées et les copies : soit plus de cent entrées dans l'ordre chronologique, rigoureusement accompagnées de notices critiques et la bibliographie la plus exhaustive qui soit sur Franco. Ce corpus est précédé d'un important essai sur la vie et l'œuvre de l'artiste, texte constituant, selon l'expression fort appropriée d'Henri Loyrette en préface, "la première monographie sur Battista Franco". Difficile à l'heure actuelle d'être plus complet...

L'audace se joint à l'originalité puisque rares sont les œuvres peintes de Franco conservées hors d'Italie, où ses grands décors n'ont que partiellement survécu ou restèrent inachevés. Le sujet n'est d'ailleurs pas des plus simples, surtout pour le contexte étudié : sans être dépourvu de talent face à ses illustres confrères de la lagune, Franco ne fut pas le génie de stature européenne que l'on reconnaît dans Titien, ni un metteur en scène passionné du drame comme Tintoret, encore moins le zélateur d'une ligne suave et solaire à la Véronèse. Sa formation initiale à Florence et Rome l'oriente assurément vers le maniérisme virtuose et expressif de l'Italie centrale, au lieu du giorgionisme tardif, calme et silencieux, qui aurait charmer tout jeune peintre vénitien de sa génération. Franco est l'un des premiers maîtres originaires de la Sérénissime à copier les sculptures de Michel-Ange pour les tombeaux médicéens de la sacristie neuve de San Lorenzo, vers 1536 soit peu après la fin du chantier. Son interprétation du Jour (cat. 2) le rattache à Bandinelli par ses multiples hachures et sa ligne incisive pour transcrire le poli du marbre ; sa belle copie de La Nuit (cat. 4) à la pierre noire se tourne à la fois vers l'art de Michel-Ange dans le volume dense modulé par l'estompe, mais aussi les valeurs tonales du monde vénitien. Cette feuille, volontiers synthétique dans l'approche des contours et la lumière, précède les fameux dessins de Tintoret d'après les tombeaux, plus probablement inspirés par des copies.


Itinérant, Battista Franco s'attarde quelque temps dans les Marches, ce qui n'est pas sans rappeler la carrière de Lotto, selon des modalités pourtant bien différentes. Entre 1544 et 1551, il travaille pour Guidobaldo II della Rovere, amateur de peinture vénitienne qui commandita peu auparavant la célébrissime Vénus d'Urbin, livrée en 1538 par Titien. Le duc demande à Franco la réalisation de fresques pour le chœur et l'abside de la cathédrale d'Urbin. Sans qu'on puisse vraiment l'expliquer, Franco ne mena pas à terme le chantier, l'un des plus ambitieux qu'il ait eu l'occasion de diriger. La genèse de cette entreprise n'en reste pas moins éloquente sur les capacités de l'artiste, à travers ses réflexions graphiques. Il étudie les figures isolées avec beaucoup de tâtonnements, d'où jaillit parfois l'invention la plus heureuse_ alternant la plume, l'encre brune et la pierre noire, le détail ou la synthèse, la précision ou le vague, lorsqu'il conçoit les différents protagonistes du Christ parmi les docteurs (cat. 18 et 31). Le trait se veut animé et se montre parfois hésitant, dans une quête insatiable de la variété nécessaire à l'impression de vie et de mouvement. Retenu par une grave douleur, son Christ de la Passion (cat. 29) laisse apparaître une forte expression pathétique, malgré la rapidité du geste et la concision de la ligne qui laissent seulement deviner la barbe ou la couronne d'épines. Franco vise également à une définition brève de l'attitude et du sentiment dans ses esquisses de scènes complexes. En quelques traits, il parvient à la grandeur solennelle de La Nativité (cat. 27) et de l'Adoration des Rois (cat. 28). Renforçant cette impression mystique, le tracé statuaire des corps renvoie aux rythmes massifs déployés par Michel-Ange : La Nativité introduit un mouvement tournoyant autour du Christ, l'inflexion toute en torsions de la Vierge à l'Enfant dans L'Adoration des Rois se nourrit des déséquilibres sinueux des Madones sculptées par le génie florentin. De contour elliptique, le trait se mue en vague signe au fur et à mesure qu'on s'éloigne du groupe sacré ; l'arrière-plan n'est plus qu'un gribouillage accessoire, Franco concentrant toute son attention sur l'expressivité du corps humain.


Habile à penser l'œuvre d'art par le dessin préparatoire, Franco fut également sollicité par le duc d'Urbin pour imaginer des décors de majolique. Les liens entre peinture et céramique étaient alors très forts, vu le nombre de plats aux décors inspirés de créations de Raphaël et son atelier via la gravure, fabriqués entre autres à Urbin. Franco s'adapta sans peine aux exigences de la production, ses compositions jouant habilement de la forme circulaire prévue pour les objets. Le décoratif doit s'entendre ici au sens de l'apparat, car sont privilégiées des images guerrières de l'Antiquité, flattant la force militaire du prince. Soldats transportant des prises de guerre : l'embarquement de la flotte grecque (cat. 42) s'articule sous la forme d'une frise où regorgent casques, cuirasses et autres pièces d'orfèvrerie qui font autant dans l'érudition que le panégyrique. Le duc d'Urbin offrit à Charles Quint ou bien au cardinal Alessandro Farnese (frère de sa seconde épouse, Vittoria Farnese) tout un service sur la guerre de Troie, illustré d'épisodes parmi les plus fameux de la geste homérique. Franco mêle habilement narration et décor dans son Projet pour une assiette avec les Grecs entrant dans le cheval de Troie (cat. 38) : pleine d'armes et de putti, la bordure empiète allègrement sur la représentation de l'épisode. Le résultat n'est pourtant pas fâcheux et, alors que la scène ne sera pas reprise pour le service, la bordure décorera une autre assiette finalement. Ces changements prouvent la grande souplesse d'emploi des motifs proposés par Franco, inventant un répertoire d'une élégance ingénieuse. Cette période urbinate fut entrecoupée d'un séjour à Rome, où l'artiste copie l'antique et surtout entreprend un nouveau décor religieux. Pour le mur droit de la chapelle Gabrielli à Santa Maria Sopra Minerva, il imagine une Résurrection du Christ, méditée sur plusieurs feuilles. A l'origine (cat. 73), il songe à une figure délicatement sinueuse, dont le rythme général semble issu du Christ ressuscité de Michel-Ange mis en place dans la même église. Pour les soldats endormis près du sépulcre (cat. 72), on conserve une feuille où la frénésie calligraphique contraste étonnamment avec la torpeur des gardes, tandis qu'un troisième personnage éveillé imite la posture de la Sybille lybique sur la voûte de la Chapelle Sixtine. On retrouve ces grands traits dans un dessin très fini (cat. 71), probablement une des dernières études avant l'exécution de la fresque, où s'opposent l'impassibilité triomphale du Christ et la furieuse stupeur de ses geôliers.

Cette entreprise romaine resta sans suite, car Franco rentra à Venise, alors sous le charme de la maniera. L'artiste fut donc convié à de prestigieux travaux dans la Cité des Doges, et sur son territoire. A cet égard, Franco contribua au formidable essor des villas de terraferma : tout comme Véronèse et Zelotti, il se montra un remarquable fresquiste dans une demeure palladienne, la Villa Foscari, surnommée la Malcontenta. Préparatoire à ce décor, un dessin avec Études pour Jupiter assis sur son aigle (cat. 96) révèle les mêmes intérêts que les recherches autour des fresques de la cathédrale d'Urbin, par la variation des mouvements rendus avec sobriété. Non documenté, Le Banquet des dieux sur l'Olympe (cat. 97) se rattache par son sujet et sa composition à un groupe d'œuvres qu'on retrouve chez Schiavone et Sustris et qui, dans leur ordonnancement général, découlent toutes de Psyché reçue dans l'Olympe et du Banquet nuptial, peints par l'atelier de Raphaël au plafond de la Loggia de Psyché à la Farnésine. Du côté de San Marco, Franco participe au concours pour le plafond de la Libreria Marciana en 1556-1557, auquel fait probablement écho un médaillon relatif aux âges de l'homme (cat. 93), propice à tout un jeu de courbes et mouvements qui répondent au cadrage circulaire. Sur le chantier du Palais des Doges, Franco contribue vers 1558-1559 à la décoration de la Scala d'Oro, peuplant la voûte de cet escalier cérémoniel de figures mythologiques ou allégoriques entre les stucs et les dorures. Appréciant une telle position surplombante, Franco privilégie des corps solides et contournés, bien visibles du dessous, selon des formules librement inspirées pour certaines de la voûte de la Chapelle Sixtine (cat. 79-81). Ce recours à la maniera d'Italie centrale se constate pareillement avec son intervention dans la chapelle Grimani à San Francesco della Vigna, débutée peu avant sa mort, vers 1560-1561. Pour Giovanni Grimani, patriarche d'Aquilée, Franco conçoit des nus impérieux, d'une sérénité apollinienne (cat. 102) ou bien d'un tourment plus michélangelesque (cat. 95) ; son assimilation éloquente des modèles toscans lui permet aisément de collaborer avec le florentin Federico Zuccaro, lequel terminera la décoration après la disparition de Franco. Hormis la peinture d'histoire monumentale, les dernières années de l'artiste sont occupées par des dessins pour des gravures ou encore des projets pour des vases ornementaux (cat. 82-88, 90). Cet aspect de son œuvre graphique est loin d'être accessoire : à travers l'élan délié du contour, la combinaison improbable d'éléments organiques, et l'autorité de la symétrie du tout sans cesse remise en cause par la fantaisie des parties, se révèle une pensée à la soif perpétuelle d'images parlantes, permises par un dessin ignorant l'entrave. En filigrane se devine la personnalité d'un artiste lié à aucun centre, parti dans la grande aventure esthétique du XVIe siècle italien.


Battista Franco Un artiste vénitien dans les cours d'Italie, du 26 novembre 2009 au 22 février 2010 Musée du Louvre (aile Denon, 1er étage, salles 9 et 10), 99 rue de Rivoli, 75001 Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 09H00 à 18H00, nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu'à 21H30. Tarif : accès avec le billet pour les collections permanentes. Catalogue raisonné des dessins de Battista Franco au Louvre par Anne Varick Lauder (Musée du Louvre Éditions/Officina Libraria, 2009, 352 pages, 95 euros).

Références photographiques :
- Battista Franco, Résurrection du Christ, plume, encre brune, lavis brun, 24,6x14,2 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Feuille d'études de figures, plume, encre brune, pierre noire, 19x26 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Personnages embarquant sur des navires du butin, plume, encre brune, lavis brun, papier beige, 23,8x42,1 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Guerrier s'élançant vers deux figures assises, assoupies, plume, encre brune, 18,4x17,1 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Étude d'homme assis, appuyé sur le coude gauche, papier bleu, rehauts de blanc, pierre noire, 24x24,7cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage
- Battista Franco, Étude de vase avec trois termes en chimères soutenant un ornement, plume, encre brune, lavis brun, 30x40,4 cm, Paris, Musée du Louvre © RMN / Thierry Le Mage

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