dimanche 13 septembre 2009

Domenico Beccafumi, 1486-1551 : exposition à Paris, Musée du Louvre

Dans la lignée des accrochages de dessins de Polidoro da Caravaggio ou Baccio Bandinelli, le Louvre dévoile encore la richesse de ses fonds renaissants avec cette fois le siennois Beccafumi, avant tout connu pour ses tableaux à l'éclairage dramatique, aux contours aigus et aux couleurs exténuées. Son œuvre graphique, pareillement diversifié et audacieux, méritait aussi une entreprise de valorisation. Outre le classique discours monographique basé sur le corpus de l'artiste dans les collections, les conservateurs ont également développé une approche comparative, à l'aide de feuilles d'autres artistes italiens du XVIe siècle au Louvre. Et l'on découvre combien l'art de Beccafumi montre des analogies frappantes avec Perino del Vaga, Fra Bartolommeo ou même Michel-Ange_ confrontation que supporte aisément l'artiste, que les grands maîtres ont davantage stimuler qu'influencer.

L'émulation avec l'art antique et contemporain a beau caractériser une partie de la carrière de Beccafumi, il reste malaisé de définir sa formation, certainement locale, avant un séjour romain de 1510 à 1512. C'est-à-dire au moment même où Raphaël et Michel-Ange s'affairent respectivement aux Chambres du Vatican et à la Chapelle Sixtine. Les premières œuvres documentées sont datées peu après le retour de Rome ; toutefois, elles montrent moins un regard sur les grandes entreprises papales que sur la peinture de Florence et Sienne. Pour une Femme debout à la sanguine (cat. 2, vers 1516-1518), Beccafumi combine la fermeté du disegno florentin à une grâce dansante davantage liée à sa ville natale : ne trouve-t-on pas quelque trace de cette délicatesse du geste dès Simone Martini ? L'évolution, autour de 1519, vers une facture plus monumentale aboutit à des dessins d'une grande force synthétique. Zeuxis dessinant (cat. 7, vers 1519) ou un Homme nu debout (cat. 8, vers 1519), avec leur réseau nerveux de hachures transcrivant formes et lumières, appartiennent à cette veine.


Avec les années 1520 commence une série d'ambitieuses commandes. Les cartons pour les marqueteries de marbre du Duomo de Sienne (1519-1547) occuperont Beccafumi jusqu'à la fin sa vie. De nombreuses esquisses à la plume, encre brune et lavis brun préparent les groupes bibliques (Moïse avec un jeune homme à ses pieds, cat. 12, vers 1525 ; Jeune femme assise à terre avec deux enfants, homme vu de dos, cat. 13) où les corps puissamment musclés semblent répondre aux colosses terribles de la Sixtine. L'autre grand projet de Beccafumi à la même époque connaîtra un sort mouvementé. Il s'agit du Saint Michel archange chassant les anges rebelles, dont la première version (Sienne, Pinacoteca nazionale, vers 1524) resta inachevée. Pour la seconde version, terminée avant 1534 et toujours en place dans l'église siennoise de San Niccolo al Carmine, Beccafumi multiplie les études, usant d'une grande liberté dans la technique d'exécution et le rendu des expressions. Deux pensées pour Dieu le Père (cat. 14 et 15, plume et encre brune, avant 1534) traduisent avec véhémence le courroux céleste, à travers une ligne déstructurée et un mouvement ample des membres, librement inspirés du Laocoon. Quant aux têtes d'anges, elles sont traitées avec une grâce telle qu'elles préfigurent Baroche, le visage à mi-chemin entre l'étude sur le vif et l'idéalisation des traits. S'adaptant à différents concepts pour ses diverses commandes et au sein d'une même œuvre, Beccafumi apparaît comme un virtuose de la varietas encensée par les maniéristes.

Il faut croire que la renommée de Beccafumi dépassa largement Sienne, car il fut appelé dans la région de Gênes pour décorer, vers 1533-1535, une façade du Palazzo Doria à Fasolo. De ces fresques hélas disparues (auxquelles contribuèrent aussi Pordenone et surtout Perino del Vaga), le souvenir perdure grâce à des esquisses pour des frises de putti (Enfants jouant autour d'un canon, femme de profil vue en buste, cat. 25, pierre noire, vers 1533-1535 ; Putti tirant un captif enchaîné tombé à terre, cat. 24, pierre noire sur papier beige, vers 1533-1535) : croqués avec beaucoup de vivacité, ces bambins agités cohabitent avec les affres de la guerre que sont arme et prisonnier_ mélange incongru entre l'enfantin et le belliqueux, s'expliquant par la personnalité du commanditaire, le célèbre amiral gênois Andrea Doria. A cette même période est rattachée une singulière Tête de jeune homme (cat. 29, huile polychrome et stylet, sur papier, 1529-1535), préparant une fresque au Palazzo Pubblico à Sienne : Beccafumi fait preuve d'une hardiesse rare dans la spontanéité, au point qu'on pourrait se méprendre sur la paternité de cette œuvre, semblable à celles d'artistes du XIXe siècle voire contemporains...Tout aussi original dans son corpus, une Vue de Sienne (cat. 31, plume et encre brune) démontre la dette manifeste des Italiens à l'égard des Flamands en matière de paysage. Ce panorama précis contraste avec l'emploi artificiel que fait Beccafumi de l'architecture et de la nature dans trois panneaux de prédelle (La Prédication de saint Bernardin de Sienne ; Saint Antoine et le miracle de la mule ; Saint François recevant les stigmates, bois) pour une Sainte Conversation de l'Oratorio di San Bernardino à Sienne, les seuls tableaux de l'artiste conservés au Louvre. Loin d'être une régression, ces extravagances spatiales prouvent la grande diversité de l'artiste en matière d'interprétation du réel ; ces tableaux documentent aussi les liens forts entre l'esthétique maniériste et la féérie gothique, et pas uniquement dans un milieu siennois enclin à des tendances conservatrices.


Dans ses dernières années, Beccafumi donne une dimension plastique accrue à ses figures, au point de s'essayer à la sculpture : on lui doit huit anges de bronze, exécutés pour le Duomo de Sienne entre 1548 et 1551. Le Saint Marc (cat. 30, 1538), en vue d'une composition au Duomo de Pise, insiste sur la lourdeur du drapé par le biais du ruissellement lumineux des rehauts de blanc. Une pareille recherche du volume par contraste caractérise l'anatomie fluide et puissante d'un Homme étendu à terre (cat. 40, vers 1540-1547), pareil à un dieu fleuve, à rapprocher de certaines créations de Parmesan. Cette préférence amène assez naturellement l'artiste à la gravure en clair-obscur (chiaroscuro), superposant les planches de bois pour une grande variété des tons autour d'un camaïeu réduit de brun et de blanc. Grâce à leur imposante silhouette, ses apôtres (Saint Philippe ; Saint Barthélémy ; Saint Pierre, clair-obscur en trois bois) respirent la force sereine, si ce n'est le mouvement crispé de leurs mains. La prééminence du disegno permit donc à l'artiste de maîtriser différents arts à la fin de sa vie : Vasari ne pouvait qu'apprécier un talent aussi polyvalent, dont il collectionna les dessins. Le Louvre possède ainsi un étonnant montage (cat. 5, 19, 6), réunissant des feuilles différentes par leur taille, leur technique et leur datation. Cette superbe présentation du grand historiographe de la Renaissance a valeur d'hommage à Beccafumi, reconnu dès son vivant comme un artiste tout aussi estimable que ses plus connus collègues florentins et romains.

Domenico Beccafumi, 1486-1551 du 25 juin au 21 septembre 2009 Musée du Louvre (aile Denon, 1er étage, salles 9 et 10), 99 rue de Rivoli, 75001 Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 09H00 à 18H00, nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu'à 21H30. Tarif : accès avec le billet pour les collections permanentes. Catalogue sous la direction de Dominique Cordellier (5 Continents, 2009, 84 pages, 20 euros).

Références photographiques :
- Domenico Beccafumi, Femme debout, sanguine et lavis de sanguine, traits à la pierre noire dans la main droite et dans la partie inférieure de la figure sur papier gris-beige, 39,9x20,6 cm © R.M.N.
- Domenico Beccafumi, Zeuxis dessinant, plume et encre brune, lavis brun, 13,3x9,3 cm © R.M.N.
- Domenico Beccafumi, Moïse, plume et encre brune, lavis brun, 28,8x19 cm © R.M.N.
- Domenico Beccafumi, Dieu le Père assis sur des nuages, plume et encre brune, 13,8x10 cm © R.M.N.
- Domenico Beccafumi, Tête de saint Michel archange, pierre noire et sanguine, rehauts de craie blanche sur papier crème, 24,9x19,7 cm © R.M.N.
- Domenico Beccafumi, Tête de jeune homme, huile polychrome et stylet sur papier, 27,6x21 cm © R.M.N.

3 commentaires:

Szewczyk Martin a dit…

J'ai bien aimé cette exposition, toujours très claire malgré la pénombre des salles d'exposition des Arts Graphiques, et notamment les gravures en trois bois, impressionnantes à mon sens quand on imagine le degré d'anticipation qu'elles supposent! (à l'opposé du dessin qui est plus spontané).

Et c'est toujours un plaisir de lire vos compte-rendus développés!

Benjamin Couilleaux a dit…

Merci Martin pour ces commentaires, ça fait toujours plaisir, surtout de la part d'un ancien élève !

Je rejoins tout à fait votre avis sur les gravures en trois bois, technique graphique aussi magistrale que méconnue. Si le sujet vous intéresse, je ne peux que vous conseiller les très belles estampes d'Antonio Fantuzzi da Trento, artiste italien de la Renaissance développant un style proche de Parmesan : il a utilisé jusqu'à quatre bois de couleurs différentes, avec autant de virtuosité que de délicatesse.

Anonyme a dit…

je viens de découvrir vôtre blog, que je garde dans mes favoris!
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merci