jeudi 30 octobre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Les Anciens et les Modernes dans l'art de Mantegna, par Jacques Darriulat

Les rencontres sont peu fréquentes entre les philosophes de l'art et les historiens de l'art, et un artiste aussi intellectuel que Mantegna convenait parfaitement pour clore ce cycle par un propos assez original sur l'artiste. Jacques Darriulat, éminent professeur à la Sorbonne, a peu ou prou tenter de sonder le jugement moral de Mantegna sur son époque à travers la dialectique des Anciens et des Modernes.
Cette opposition récurrente depuis Pline le jeune_ et qu'on pourrait résumer un peu trivialement par l'adage populaire : "c'était mieux avant..."_ est largement développé par le traité sur la peinture d'Alberti (1446). Dans cet ouvrage faisant l'état des lieux sur l'art de son temps, l'intellectuel florentin regrette que la vertu des anciens, à travers l'art, n'influence pas la création de son temps. Il reconnaît que les modernes en savent plus que leurs prédécesseurs, mais considère cette connaissance comme un intellectualisme excessif de ses contemporains, qui restent des nains comparés aux géants de l'Antiquité. Il y a tout de même une lueur d'espoir avec des personnalités telles que Masaccio en peinture, Donatello concernant la sculpture, et Brunelleschi (à qui Alberti dédie son traité) pour l'architecture. Le rapprochement d'Alberti avec Mantegna n'est en rien fortuit, puisque le toscan non seulement fréquentait la cour de Mantoue (où on lui doit d'ailleurs l'une de ses grandes réalisations en tant qu'architecte, l'église de Sant'Andrea, dédié au saint patron de la ville...et de Mantegna !), mais était aussi, à l'instar du peintre des Gonzaga, un génie nostalgique de l'Antiquité. Jacques Darriulat ne s'arrête guère sur le "mysticisme archéologique" (Roberto Longhi) d'Andrea Mantegna, largement traité, pour envisager comment un tel artiste s'intègre dans le conflit opposant les anciens aux modernes, les géants aux nains.

Les figures de géant ne manquent pas dans son oeuvre, aussi bien avec la figure majestueuse de ses saint Sébastien que le démesuré saint Christophe dans la chapelle Ovetari, encore plus grand mort que vivant. Paradoxalement, le raccourci, hérité de Masaccio, accroît la taille : ainsi le Christ mort de la Brera, dont la stature colossale n'est autre que celle du fils de Dieu, visible encore avec l'Ecce Omo (Musée Jacquemart André) où Jésus écrase les bourreaux. Quant aux légionnaires des Triomphes, ce sont de véritables colosses_ Antiquité romaine oblige ! Le géant paraît encore plus grand quand les nains l'entourent, tel le Saint Sébastien (Louvre) dominant un monde minuscule visible derrière lui. Dans le domaine profane, la fresque de La rencontre dans la Chambre des époux (Mantoue, Palais ducal) accuse la grandeur des personnages en les plaçant devant un paysage, où se distingue un peuple infime s'activant dans une Rome lilliputienne. Vingt ans plus tôt, Mantegna avait déjà expérimenté un tel procédé visuel avec son Christ au jardin des oliviers (Londres, National Gallery), décrit par Bernard Berenson comme un "géant né de la roche", prenant place devant une Jérusalem aux faux airs de Constantinople...A l'arrière-plan du Christ mort de Copenhague, dans la partie droite, on remarque de petits personnages s'activant dans une carrière (un motif visible dans d'autres oeuvres de l'artiste, notamment la bien nommée Vierge des carrières aux Offices) : faut-il voir ces rochers comme les ruines colossales de la tour de Babel ou d'une civilisation ancienne sur laquelle se seraient édifiés les bâtiments modernes, de sorte que les nains modernes habitent les ruines des titans d'autrefois ?

Chez Mantegna, la construction perspective oppose le proche au lointain comme une dramaturgie : l'espace est dynamique, créant un premier plan s'arrachant à la profondeur et un fond comme dissocié. Dans La Crucifixion du Louvre, la verticalité des croix s'oppose à la fuite des personnages. Avec le Saint Sébastien (Louvre) triomphe la puissance de la perspective : Jacques Darriulat parle même d'une pathétique de la perspective, qu'il suppose être empruntée à Masaccio (et il compare, assez justement, le tableau de Mantegna à la célèbre Trinité de l'église florentine de Santa Maria Novella, dans laquelle Masaccio fait résister le groupe divin à la trouée perspective).

Pour Alberti, la peinture doit plutôt mettre en avant l'histoire plutôt que les figures. Sur ce point, Mantegna s'oppose avec son illustre contemporain, car il célèbre les grandes figures avec une perspective héroïque : cet effet spatial prend le nom de da sotto in su, donnant l'impression d'un colosse qui nous surplombe et nous écrase. Il faut de nouveau invoquer le Saint Sébastien du Louvre avec sa poussée perspective, sans oublier l'imposante Sainte Euphémie (Naples, Museo di Capodimonte) qui rappelle l'art de Piero della Francesca. Parfois ces géants nous toisent, tel saint Pierre dans le retable de San Zeno ou le saint Jérôme de La Madone Trivulzio (Milan, Castello Sforzesco).

Il semblerait qu'en représentant les figures sacrées ou les héros antiques, Mantegna ait exprimé par opposition son mépris de contemporains qu'il trouvait bien médiocres. Le séjour à Rome en est symptomatique puisque, au lieu de se confronter à la grandeur des Anciens, il rencontra surtout la vertu impuissante et l'ignorance au pouvoir. Une de ses dernières gravures (qu'on retrouve dans l'exposition) représente d'ailleurs l'humanité sous le règne de l'ignorance, avec en filigrane un culte à la vertu des anciens Romains, dont ne sont pas dignes leurs descendants. Les ultimes années du maître sont donc assombries par la mélancolie puisqu'il n'a plus la même place à la cour de Mantoue : le milieu qui l'avait autrefois glorifié est dominé, dès la fin du XVe siècle, par l'incontournable Isabella d'Este qui se tourne vers des artistes plus jeunes, Léonard de Vinci entre autres. Ce dépit de Mantegna se traduit par une critique plus ou moins cachée de la société, apparaissant déjà avec une certaine facétie dans la scène du baptême du magicien Hermogène par saint Jacques dans la chapelle Ovetari : au-dessus du groupe, un putto prêt à vaciller urine de peur sur les guirlandes, d'où une analogie plus ou moins piquante avec le geste du saint versant l'eau baptismale (comme l'a relevé Keith Christiansen)...
Le peintre au service du pouvoir fait preuve d'une véritable insolence dans la Chambre des Epoux, notamment dans les détails de La Cour de Mantoue : le puissant Ludovico se montre dans une sorte de robe de chambre, sa cour est peu flattée par l'accentuation des traits et des tares physiques, tandis que le seul personnage nous toisant d'un regard condescendant n'est autre que la naine. Ce trait pour le moins subversif atteint des sommets_ c'est le cas de le dire !_ avec le fameux oculus du plafond et ses putti malicieux (Jacques Darriulat signale aussi un autoportrait de profil du peintre dans les nuages, malheureusement difficile à déceler). Rarement un artiste de la Renaissance au service de l'aristocratie n'aura montré autant d'aversion pour la courtisanerie, préférant la dure franchise à la flatterie : Isabella d'Este juge son portrait par Mantegna peu ressemblant (on se doute plutôt que le tableau devait être trop réaliste aux yeux de la marquise !), alors qu'un de ses amis érudits, Battista Fiera, lui consacrera post-mortem en 1515 un dialogue imaginaire avec l'antique dieu Molus, personnification de la critique implacable.

Si Mantegna a pu se montrer aussi dur avec son époque, c'est qu'il souhaitait que les princes de la Renaissance adhèrent à la nécessité morale et politique de la vertu, la même pratiquée par les Anciens lorsque l'Italie dominait le monde. L'artiste n'ignorait pas le déclin des Gonzaga, et l'on peut imaginer que la ruine perpétuelle de la ville éternelle visible dans ses oeuvres ou bien La Vierge de la Victoire (Louvre) célébrant une victoire des plus contestables, reflète cette conscience. L'Antiquité n'est plus alors que l'alibi ruiné des principautés ruinées. Ce désarroi apparaît en substance dans le dernier Saint Sébastien (Venise, Ca'd'Oro) du maître, trouvé dans son atelier à sa mort : aux pieds du supplicié, un bandeau autour d'une bougie porte une inscription qu'on pourrait lire comme "tout n'est que fumée, sauf le divin". Mantegna a manifesté sa morale austère mais sincère jusque dans la tombe, par le biais d'un buste en bronze représentant ses traits sévères pour l'éternité. Ses conceptions morales ont rendu son art exigeant, mais eut-il pensé différemment que Mantegna n'aurait peut-être pas été l'un des plus grands maîtres du Quattrocento que nous admirons encore...

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