jeudi 6 novembre 2008

Entre tradition et modernité Peinture italienne des XIVe et XVe siècles : exposition à Paris, Galerie Sarti

Tous les deux ans environ, la Galerie Sarti organise une exposition présentant ses dernières acquisitions. Alors que la dernière manifestation en 2006 traitait de mobilier, Entre tradition et modernité renoue avec le domaine de spécialité de Giovanni Sarti : les primitifs italiens. C'est, à vrai dire, la seule galerie parisienne à proposer ce type d'œuvres, plutôt rares et faisant l'objet de peu d'expositions (on peut néanmoins signaler prochainement au Musée Jacquemart-André, Les Primitifs du Musée d'Altenbourg, prévu au printemps 2009). On sait malheureusement que ces panneaux extrêmement fragiles ont été bien souvent démembrés, quand ils n'ont pas simplement disparu (ce qui n'empêche pas les découvertes, comme ces panneaux du siennois Sano di Pietro venant juste d'être identifiés dans une église anglaise du Yorkshire). C'est pourquoi le nombre d'œuvres sur bois montrées à cette occasion pourrait sembler assez modeste, alors qu'il s'agit là d'un choix hautement exigeant et représentatif de la peinture italienne entre 1300 et 1500, encore largement dominée par la commande religieuse. Si les thèmes restent relativement restreints aux figures et aux scènes sacrées, leur traitement révèle une diversité extraordinaire qui tient tout à la fois du format de l'oeuvre, de sa destination, des inflexions artistiques propres à chaque région italienne ou encore de la personnalité de l'artiste. Il est donc plus malaisé qu'il n'y paraît de comprendre ces tableaux dans leur ensemble ou en particulier, et un catalogue superbement illustré et érudit saura satisfaire ceux qui cherchent à comprendre ce monde d'or et de foi.

La grande majorité de ces panneaux fut réalisée en Italie centrale, berceau des expériences menant à la Renaissance, et dans la région de Venise, qui longtemps maintint un séduisant mélange entre sa tradition byzantine et les nouveautés esthétiques venues de Toscane. L'ensemble d'œuvres vénètes permet d'ailleurs assez bien de suivre l'évolution artistique de ce territoire, avec tout d'abord une petite Crucifixion de Paolo Veneziano, considéré plus ou moins comme le fondateur de l'école vénitienne. La musculature du Christ en croix y est encore très schématique, de même que la topographie sommaire et l'échelle antinaturaliste des personnages renvoient encore à des schémas médiévaux_ et pourtant s'amorce déjà, certes timidement, l'étude proprement matérielle du corps et de son volume dans l'espace, sans oublier cette recherche de l'harmonie du coloris qui fera la renommée des peintres de la Sérénissime. Un demi-siècle plus tard, l'évolution se fait sensible avec la délicate Annonciation de Simone da Cusighe, peintre actif à Belluno à l'extrême fin du XIVe siècle et dont on ne conserve presque plus rien. Il ne s'agit là que d'un fragment de la fameuse scène biblique, l'ange Gabriel devant se trouver sur un panneau aujourd'hui perdu. Simone a dépeint la maison de la Vierge comme une sorte de petite chapelle (la pensée catholique, rappelons-le, assimile Marie à l'Église) à la perspective maladroite, mais non dépourvue d'une certaine grâce décorative avec ses colonnes fuselées et sa stricte symétrie, qui rattache l'artiste aux modes courtois du gothique international.


Il faut véritablement attendre la seconde moitié du XVe siècle pour que s'établissent en Vénétie les concepts esthétiques et intellectuels propres à la Renaissance, tels qu'on peut les voir dans la Vierge à l'Enfant allaitant de Bartolomeo Vivarini, dont les plis lourds et les formes bien arrondies participent au même courant pictural que le padouan Andrea Squarcione et son disciple le plus doué_ Mantegna, pour ne pas le nommer....Une place intéressante est accordée à la peinture de Vérone à la même époque, à travers Francesco Benaglio et sa Vierge à l'Enfant dont les attitudes hiératiques, le souci décoratif et la stylisation de la forme s'intègrent dans une composition typiquement renaissante : la fenêtre ouverte sur un paysage. Quant au Christ à la colonne de Liberale da Verona, moins connu pour la peinture de chevalet que la miniature, c'est une œuvre d'une profonde violence pathétique, et qui a plus à voir avec la tension doloriste de l'art germanique contemporain que de la sérénité confiante du Quattrocento. On osera même voir dans cette image frontale, au clair-obscur expressif, sans aucune issue heureuse prévisible, un avant-goût de la façon dont Caravage traitera les épisodes de la Passion plus d'un siècle après.

Si l'on tourne désormais vers l'art de l'Ombrie et de la Toscane, les plus anciens panneaux démontrent clairement la forte influence de Giotto mais aussi les divergences d'interprétation de celui qui passait pour le rénovateur du grand art antique. Il suffit de comparer les membres bien potelés de l'Enfant de Francesco Traini avec le bambin à la pose bien plus raide peint par Andrea di Nerio pour constater que la recherche d'un rendu plausible de l'anatomie ne part pas dans une seule direction. Il y a toutefois une forte tendance à une manière synthétique et monumentale, dont témoignent très bien les saints peints par Giusto de' Menabuoi dans des médaillons qui, malgré leur petite taille, possèdent la présence qui sied à leur aura sacrée. Sur la côte Adriatique, les tempéraments sont pour le moins singuliers : qu'on en juge avec le Noli me tangere d'Antonio da Atri qui s'articule autour du beau geste, tout en retenue, du Christ repoussant la Madeleine, un mouvement comme souligné par la sobriété d'un paysage d'arbustes nains et de petites collines ; actif dans les Marches, Pietro di Domenico da Montepulciano est l'auteur d'un Pape saint Pierre, hélas fragmentaire, mais imposant par sa position très frontale. Le premier souverain pontife a l'air palpable, mais il appartient bien aux sphères célestes comme témoignent les anges évanescents, créatures célestes rendues par filaments de lumière.


Une place à part doit être donnée à Sienne, cité où domine longtemps une forte tradition médiévale, mais qui s'accommode régulièrement des nouveautés de Florence, dans un mélange unique en son genre. Les peintres donnent notamment une certaine expressivité à leurs figures sacrées, tel Andrea di Bartolo di Fredi imprimant une certaine mélancolie à son Saint Marc, plongé dans une intense méditation pour transcrire par la plume le Verbe divin, ou encore les visages mi-sévères mi-boudeurs de Giovanni di Paolo. C'est dans un contexte aussi singulier qu'évolue une des personnalités les plus fascinantes du Quattrocento : Sassetta, à qui on doit des retables extrêmement sophistiqués dans leur structure comme dans leur style, hélas aujourd'hui fragmentés en multiples panneaux conservés dans des collections publiques et privées à travers le monde. Ainsi, le saint Augustin en buste acquis par Giovanni Sarti était à l'origine intégré dans un polyptyque très complexe, appelé la Madone de la neige (en référence à une chute de neige miraculeuse, à Rome en plein mois d'août, qui détermina le tracé de la basilique de Sainte-Marie-Majeure sous le pape Libère en 356_ un miracle d'ailleurs représenté, peu avant Sassetta, par Masolino sur un panneau pour un retable à Sainte-Marie-Majeure, aujourd'hui conservé à Naples). Tandis que le panneau principal avec ses saints réunis autour de la Madone se trouve au Palazzo Pitti à Florence, les autres vestiges se trouvent aussi bien à Londres qu'à Berlin, Paris, New York, Chantilly, Detroit, Moscou,..._ on imagine bien le cauchemar qu'aurait le commissaire d'une exposition monographisque sur Sassetta ! Quant à notre saint Augustin, il témoigne d'une personnalité extrêmement subtile entre justement tradition et modernité, qui cultive cet espèce de féérie lyrique du Moyen Âge sans négliger l'apparence vraie de ces livres prêts à tomber du panneau ou des rides sillonnant le visage. Mais que regarde, avec une lassitude mêlée de fascination, l'auteur de La Cité de Dieu ? Si l'on en croit la très savante reconstitution du retable proposée par Keith Christiansen, les yeux de saint Augustin étaient tournés vers la scène la plus imaginative du polyptyque : au revers de la Madone, un Saint François en gloire (Florence, Villa I Tatti) atteint dans l'extase la révélation divine, avec une expression qui n'a désormais plus rien à voir avec l'expérience sensible. Rarement une commande religieuse, nécessairement codifiée, n'avait alors atteint un tel degré d'invention et d'expressionnisme, et une telle audace formelle ne se retrouvera véritablement qu'avec les maniéristes. Entre temps s'épanouit la grandeur classique des deux premières décennies du XVIe siècle, parfois agitée et tragique comme dans Lucrèce annonce son suicide destiné à une chambre nuptiale à cause des vertus morales de la scène. Cette haute Renaissance se retrouve davantage dans La Vierge allaitant l'Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste de Girolamo Genga, modèle d'équilibre, de sérénité et d'élégance, réussisant parfaitement à replacer l'homme au coeur de la nature, selon des formules directement empruntées à Raphaël, originaire d'Urbino comme Genga. Le rêve d'un monde en parfait harmonie, à défaut d'être concrétisé, était mis en image...


Ceux qui n'auront pu voir la manifestation parisienne mais qui auront la possibilité de voyager pourront profiter d'une présentation encore plus fournie : avec d'autres primitifs, les tableaux de la galerie Sarti seront en effet exposés à Vienne, au Liechtenstein Museum, du 12 décembre 2008 au 14 avril 2009. Une "séance de rattrapage" guère déplaisante !

Je remercie la Galerie Sarti pour leurs visuels aimablements transmis.

Entre tradition et modernité Peinture italienne des XIVe et XVe siècles, du 19 septembre au 15 novembre 2008. Galerie G. Sarti , 137, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 10H00 à 18H00. Entrée libre. Catalogue collectif (Paris, G. Sarti, 2008, 281 pages, 50 euros).

Références photographiques :
- Bartolomeo Vivarini, Vierge à l'Enfant allaitant, vers 1450, tempera et or sur panneau, 55,5x37,6 cm
- Andrea di Nerio, Vierge à l'Enfant, vers 1330, tempera, or et argent sur panneau, 80x62 cm
- Giovanni di Paolo, Vierge à l'Enfant entre sainte Catherine martyre, sainte Dorothée (?) et deux anges, vers 1420, tempera et or sur panneau, 34,6x22,6 cm
- Donnino et Agnolo di Domenico del Mazziere (Maître de Santo Spirito), Lucrèce annonce son suicide, vers 1505-1510, panneau, 63x113,5 cm
- Girolamo Genga, La Vierge allaitant l'Enfant, avec le jeune saint Jean-Baptiste, vers 1510, huile sur panneau, 95x73 cm

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