dimanche 5 octobre 2008

Deux nouvelles majoliques d'Isabelle d'Este au Louvre

Lorsqu'on évoque le mécénat de la puissante marquise de Mantoue, Isabelle d'Este (1474-1539), on évoque bien souvent la peinture (Mantegna, à tout hasard...), parfois la sculpture, mais presque jamais la céramique. Et pourtant les plats en faïence qu'elle commanda n'ont absolument rien d'une vaisselle usuelle et banale, bien au contraire : comme toutes les célèbres faïences des grands centres de Gubbio ou Derruta, ces objets s'ornent de représentations extrêmement élaborées où l'aspect symbolique et ornemental supplante toute utilité fonctionnelle_ si ce n'est d'afficher son luxe en exhibant de tels plats sur un dressoir. Sur les deux plats acquis par le Louvre par dation en 2007, datés des années 1520, les motifs tirés de gravures attestent d'ailleurs de la circulation de grands modèles à travers toute la péninsule italienne et dans tous les arts, y compris ceux parfois injustement taxés de "mineurs".

Le plat et la coupe n'ont vraiment rien de productions artisanales sérielles, car non seulement elles ont été créées dans des circonstances bien particulières, mais de plus leur auteur est un vrai maître de la faïence. Nicola di Gabriele Sbraga, dit Nicola da Urbino (du nom de sa ville natale, dans les Marches), fait partie de ces artistes qui se distinguèrent par une minutie infaillible et une connaissance excellente des effets de glaçure faisant briller la couleur. Cependant, il ne fait que traduire sur l'argile des motifs issus d'autres supports : sur le pourtour du plat, les scènes de l'histoire d'Orphée et d'Eurydice reprennent une gravure illustrant une édition des Métamorphoses d'Ovide, publiée à Venise en 1497. Bien qu'il ne soit pas l'auteur initial de la composition (qui regroupent les différents moments de l'histoire sur la même illustration d'une page de l'ouvrage), Nicola di Gabriele Sbraga fait montre d'une réelle ingéniosité pour disposer les différents épisodes du récit mythologique autour des armes d'Isabelle d'Este au milieu du plat : de gauche à droite s'enchaînent le mariage heureux des amants, le drame fatidique d'Eurydice mordue par le serpent puis Orphée s'apprêtant à traverser le Styx sur la barque de Charon pour retrouver sa bien-aimée. La fin tragique a beau ne pas être révélée, l'invention de l'enchaînement "circulatoire" pourrait presque faire penser à l'évocation d'un cycle de la vie...Cette configuration formelle fut d'ailleurs reprise par l'artiste dans un autre plat à sujet mythologique, Apollon et Daphné (Londres, British Museum), faisant lui aussi partie du service exécuté pour la marquise de Mantoue.

Quant à la coupe narrant Le Festin de Didon et Enée, elle est une traduction inversée, colorée et mise au format arrondi d'une vignette d'une gravure assez complexe et connue sous le nom de Quos ego (allusion à un passage de L'Énéide de Virgile, où Poséidon se déchaîne contre les vents ayant soufflé sans son aval). Dans le jeu des interprétations et des reprises, le cas est encore plus subtil car il s'agit d'une estampe de Marcantonio Raimondi, graveur plus ou moins attitré de Raphaël, s'inspirant d'un dessin perdu du maître. Les amateurs du "divin peintre" reconnaîtront aisément l'ascendant raphaëlesque de la représentation du plat : le visage à l'ovale bien marqué de la reine de Carthage ou le mouvement élégamment rythmé des serviteurs portant les plats se font l'écho stylistique des grandes entreprises menées par Raphaël et son atelier dans les années 1510-1520 au Vatican.

Le hasard fait bien les choses, car le grand chantier papal a aussi servi de sources d'inspirations pour une assiette et un fond de coupe signés Nicola da Urbino et que conservait déjà le Louvre. Le premier, à rattacher au même contexte de commande que les deux pièces nouvellement acquises, prend pour modèle une des fresques des Loges du Vatican, Abimélech épiant Isaac et Rébecca (généralement donnée au plus doué des éléves de Raphaël, Giulio Romano) : avec la technique de la faïence jouant sur la brillance de l'étain, Nicola ajoute une certaine vibration solaire qui ajoute à la tension du moment où le couple se fait observer par un personnage peu amène. Quant au fond de coupe, malheureusement séparé de son pourtour, on y reconnaîtra la partie centrale du célèbre Parnasse exécuté dans la Chambre de la Signature. A bien y regarder, la citation n'est pas strictement littéral, surtout concernant Apollon : la fresque figure un personnage au regard levé au ciel qui joue d'un instrument à cordes frottées (un violon ?), tandis que la céramique met une lyre dans les mains du dieu musicien, les yeux baissés vers une nymphe alanguie. Bien avant les tongs Joconde ou les t-shirts avec la Cène de Léonard, circulaient déjà des "produits dérivés" attestant d'un certain engouement pour des oeuvres universellement reconnues comme la meilleure expression de l'idéal d'une époque.


Nicola da Urbino Le service en majolique d'Isabelle d'Este, du 24 septembre 2008 au 5 janvier 2009. Paris, Musée du Louvre, Département des Objets d'art, aile Richelieu, 1er étage, salle 96. Fiche gratuite de la présentation disponible au pôle d'information (sous la pyramide).


Crédits photographiques : (C) RMN/Jean-Gilles Berizzi

3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup les majoliques de Nicola da Urbino.

Benjamin Couilleaux a dit…

Tant mieux si cela vous plaît, il est vrai que c'est une production séduisante et trop peu médiatisée...
Comme je suis curieux, cher Perdiccas, j'aimerais vous poser une question : ai-je l'honneur de vous connaître ?

Anonyme a dit…

Eh bien il me semble que l'on a échangé quelques messages privés sur le forum des Etudiants de l'EdL (si vous êtes bien Chiron) mais sinon, pas plus que ça.