jeudi 21 mai 2009

Les primitifs italiens La collection d'Altenbourg : exposition à Paris, Musée Jacquemart-André

Par un étrange hasard de calendrier, Rome et Paris programment en même temps des expositions consacrées à la peinture italienne des XIVe et XVe siècles. Alors que la Ville éternelle organise deux rétrospectives consacrées respectivement à Giotto (Complesso del Vittoriano) et Fra Angelico (Musei Capitolini), le Musée du Luxembourg s'intéresse au XVe siècle à Prato et le Musée Jacquemart-André à un choix de tableaux provenant du musée d'Altenbourg, en Allemagne. Concernant cette dernière exposition, son titre peut donner l'impression d'une sélection tapageuse de chefs-d'œuvre, alignant les grands noms sans souci de réflexion. Heureusement, rien de tout ça, bien au contraire ! Comme d'habitude, dans le magnifique hôtel particulier du boulevard Haussmann, le contenu est à la hauteur du cadre. D'abord, cinquante œuvres à peine offrent un panorama très convaincant de la peinture à Sienne et Florence du XIIIe siècle au milieu du XVe siècle. Il faut souligner la qualité des textes introduisant chaque section : la finesse de l'analyse est méritoire pour une période particulièrement complexe de l'histoire de l'art européen, à la jonction entre Moyen-Âge et Renaissance, dont les frontières chronologiques et esthétiques ne sont pas clairement définies. Cette clarté et cette concision du discours se basent sur un choix très ciblé de panneaux du musée allemand, auxquels s'ajoutent des œuvres de prestigieuses collections : le Louvre, la pinacothèque vaticane et la Gemäldegalerie de Berlin ont accordé des prêts judicieux, permettant parfois de reconstituer en partie des polyptyques aujourd'hui démembrés. Si cette confrontation est pertinente, l'absence de données contextuelles dans les salles risque de laisser plus d'un visiteur sur sa faim, d'autant que ces reconstitutions sont souvent inédites, et peuvent donc provoquer de vives discussions chez les spécialistes...Cette carence est vite comblée par la lecture du catalogue, tout aussi rigoureux et agréable que la muséographie. L'exposition constitue, au final, un bel hommage à Bernhard-August von Lindenau (1779-1854) qui légua à sa ville natale une collection inégalée de peinture italienne ancienne. Scientifique, homme politique et esthète, Lindenau est le prototype de l'intellectuel éclairé, encore lié aux idéaux des Lumières : cette ouverture d'esprit lui permit d'orienter son goût vers des artistes alors méconnus, à une époque où la peinture italienne digne de ce nom était censée commencer avec Raphaël_ une conception qui a malheureusement perduré avec le terme de primitifs, si peu approprié pour les pionniers de la peinture moderne.



L'intuition du collectionneur allemand, particulièrement révolutionnaire pour l'époque, l'amena à acquérir des tableaux remontant au Trecento, soit d'un style fort éloigné du canon à la grecque défendu par les émules de Winckelmann...il y a pourtant quelque chose d'Europe orientale chez Guido da Sienna, pétri d'une culture byzantine omniprésente dans l'Italie médiévale : sa production autour de la vie du Christ (vers 1270) suit les schémas des images orthodoxes avec des plis artificiellement décoratifs et une anatomie réduite à des signes. Toutefois, dans une recherche de souplesse formelle et un vrai souci narratif, s'amorce une orientation vers le vraisemblable et le rendu du mouvement : une telle innovation fait de l'artiste, pour le foyer siennois, l'équivalent de Cimabue en Toscane et de Pietro Cavallini à Rome. Les schémas byzantins survivent jusque vers 1300, comme l'atteste La Vierge à l'Enfant trônant entre deux archanges de Deodato di Orlando, dont la rigueur géométrique et la construction spatiale schématique peuvent évoquer les Maestà de Cimabue.
Il faut attendre le courant du XIVe siècle pour que soit consommée la rupture avec l'art byzantin, grâce entre autres à Simone Martini (hélas absent) et son beau-frère Lippo Memmi, dignement représenté : si ses panneaux avec des saints conservent quelque chose du statisme de l'icône, sa capacité à faire de la couleur un élément dynamique procure une présence plus palpable à ses figures. En sont représentatives sa Sainte Marie-Madeleine à la palette délicatement chatoyante, ou sa Vierge à l'Enfant dont le manteau bleu nuit crée un contraste audacieux avec le dais doré et fleuri. Le croisement des jambes d'un Saint Jean-Baptiste est suggéré par la densité chromatique d'une draperie rouge, modulée par la lumière. Autres protagonistes de cette autonomisation de la peinture siennoise, les frères Lorenzetti : de Pietro, un Christ de pitié s'inscrit dans une évolution de la foi focalisée sur la douleur du Christ, avec une sobriété de moyens propre à cette approche intimiste de la dévotion.

L'Histoire a beau transcender des dates trop précises, l'année 1348 marque un tournant pour le monde occidental : une terrible épidémie de peste décime alors l'Europe entière, emportant sur son passage des artistes novateurs, stoppés net dans leur élan créateur. Non seulement démographique, la catastrophe est aussi culturelle : André Chastel estimait même que, sans cette peste de 1348, la Renaissance aurait pu éclore une génération plus tôt...Quoi qu'il en soit, la seconde moitié du XIVe siècle est dominée par des artistes soucieux de prolonger l'art des pionniers des années 1300 : ainsi Andrea Vanni et ses saints dont les yeux mi-clos, issus de Memmi et Martini, confèrent une certaine douceur aux personnages à l'expression toute intériorisée. La Vierge et l'Enfant entourés d'anges et de saints avec Ève et le serpent d'Angello Puccinelli suit un schéma iconographique particulièrement complexe, qu'il convient d'expliciter : dans la partie supérieure, un Christ longiligne expire sur la croix, et de ses plaies coule le sang jusqu'au crâne, placé au sommet du Golgotha_ un élément à la fois géographique, puisque le Golgotha (" crâne" en araméen) abrite le tombeau d'Adam (enterré sous une branche de l'arbre de vie, dont le bois servit aussi à façonner la croix du Christ), et symbolique car le sang coulant sur les restes du premier homme signifie que le Christ rachète par son sacrifice l'humanité toute entière depuis le péché originel. Cette idée de rédemption se confirme dans le panneau principal, où la Vierge, nouvelle Ève épargnée par la faute grâce à sa pureté, trône au-dessus de la première femme tentée par Satan.


A l'aube du XVe siècle surgissent des personnalités très originales, parvenant à un compromis entre la tradition locale et la révolution picturale florentine des années 1420. L'art de Giovanni di Paolo privilégie un rendu du sentiment que l'on peut qualifier d'expressionniste, comme le démontrent ses panneaux autour de la Passion avec ses visages bouleversés, mais non caricaturaux. Même une paisible Vierge à l'Enfant n'échappe pas à cette veine dramatique, sensible dans les regards tristes et la main douloureusement tendue de Marie soutenant son fils. Auteur d'un ensemble consacré à la vie de la Vierge, Sano di Pietro repense le récit sacré avec des moyens très différents ; au sein de la série se distingue Marie retournant au temple, seul panneau où le fond d'or est remplacé par un ciel bleu joliment dégradé. La tendance naturaliste, revendiquant une plus grande objectivité dans la représentation religieuse, ne va pas à l'encontre d'une tonalité lyrique : bien au contraire, l'azur apporte sa note harmonieuse à une palette raffinée, nouveau témoignage de l'invention poétique de la couleur chère aux Siennois.
L'exigence plastique et la logique spatiale de Masaccio rencontrent un accueil favorable à Sienne, notamment chez Sassetta et son entourage. L'absence du maître est compensée par une sélection représentative d'un de ses disciples, Pietro di Giovanni d'Ambrogio. Dans les panneaux de prédelle, il excelle à conférer une saveur bien piquante à ses scènes, autant par une couleur joyeusement vive que par un détail poussé dans ses plus attendrissants raffinements_ ce que d'aucuns appellent une "bande dessinée sacrée". Le Musée Jacquemart-André conserve de sa main une œuvre remarquable par la facture et la nature : datée de 1444, cette bannière dépeint la Vierge couronnée par des anges avec une recherche de frontalité et une géométrie formelle absolument fascinantes. S'il n'atteint pas la force majestueuse du Saint François en extase du polyptyque de Borgo San Sepolcro achevé par Sassetta la même année, Pietro di Giovanni d'Ambrogio n'est pas loin d'égaler son maître, en s'imposant comme un des interprètes les plus talentueux du nouveau style toscan.
Dans le même temps, des artistes étrangers s'installent dans la cité siennoise, tel le vénète Liberale da Verona qui y séjourne durant sa jeunesse. Il est peu étonnant que sa Vierge à l'Enfant, peinte vers 1470, fasse la promotion de l'exposition. Certes, s'y ressent encore une simplification des gestes dans la composition, lointain écho des madones byzantines ou bien influence des nombreux tableaux de Sano di Pietro sur la maternité mariale. C'est pourtant l'œuvre d'un artiste déjà habile, maîtrisant tous les ressorts expressifs de la ligne_ Liberale fut davantage enlumineur que peintre de chevalet_ pour matérialiser la présence charnelle des deux figures dans ce doux moment d'intimité. Ce contact tactile entre Jésus et Marie prouve également le regard porté par Liberale sur la sculpture de Donatello, avant même son retour à Vérone : par son schéma général et son modelé peu prononcé, cette Vierge à l'Enfant trouve des parallèles évidents avec un relief du maître florentin, la Madone Pazzi.

Florence, justement, donne le ton dès les débuts du Trecento avec le rayonnement de Giotto, dont est exposé le Saint Jean de l'abbaye royale de Chaalis (où est conservée une autre partie de la collection Jacquemart-André). A sa suite, Bernado Daddi cherche à imposer la silhouette palpable et massive de la figure dans des œuvres de petit format, par le biais d'une approche synthétique du drapé et du geste : cette prééminence du volume n'exclut pas une animation de l'espace par la couleur, offrant même quelque affinité avec l'école siennoise contemporaine. La tendance se poursuite dans la seconde moitié du XIVe siècle, par exemple chez Agnolo Gaddi, dont La Cène se construit par des camaïeux de rouge et de bleu, qui créent un fort contraste des teintes pour isoler Judas.
L'environnement esthétique était donc des plus favorables pour accueillir les acteurs éminents du gothique international, Lorenzo Monaco en premier lieu. Moine itinérant, il a notamment peint une Fuite en Égypte d'une musicalité exquise : la marche de l'âne crée un jeu de diagonales qui s'oppose à la masse ordonnée des arbres à l'arrière-plan. Quant aux personnages, ils sont exécutés avec une préciosité aux limites du féérique, le moindre de leurs contours évoque les productions sculptées ou orfévrées de l'art courtois, et la palette ose des variations tonales et des confrontations entre les complémentaires qu'on ne retrouvera qu'avec le maniérisme.


Avec la leçon monumentale de Masaccio, le milieu florentin ne pouvait longtemps entretenir les derniers feux de la tradition médiévale ; encore que Fra Angelico assure une véritable transition, ainsi que l'illustre La Preuve par le feu de saint François devant le sultan. Dans un grand mouvement circulaire creusant un espace illusionniste convaincant, l'étagement des plans sert autant que le rythme coloriste à suggérer une profondeur. La répartition des couleurs primaires, dévolues au sultan et ses proches, donne un équilibre presque classique à cette composition, sans pour autant abandonner totalement l'harmonie artificielle du gothique finissant. Avec Fra Filippo Lippi et son Saint Jérôme pénitent et un jeune frère carme, s'affirme la construction solide des éléments, facilitée par l'atmosphère sévère de l'action et du décor. Il y a toutefois un charme fantaisiste dans cet environnement dépouillé, avec la masse rocheuse presque fantastique : cette chimère géologique, avec ses contours étrangement découpés et ses proportions irréelles, semble signifier que le monde rêveur et éternel des "primitifs" n'avait pas dit son dernier mot...

Les primitifs italiens La collection d'Altenbourg, du 11 mars au 21 juin 2009 Musée Jacquemart-André 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris. Ouvert tous les jours, de 10H00 à 18H00. Tarif plein : 10 euros ; tarif réduit : 7,50 euros. Catalogue sous la direction de Nicolas Sainte Fare Garnot (Paris, Mercator, 2009, 191 pages, 44,95 euros).
Mini-site de l'exposition

Références photographiques :
- Guido da Siena, L'Adoration des mages, vers 1270-1280, détrempe sur panneau de bois, 33,9x45,8 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Lippo Memmi, Sainte Marie Madeleine, Avignon, Musée du Petit Palais © René-Gabriel Ojéda
- Sano di Pietro, Marie retournant au temple, 1448-1452, détrempe sur panneau de bois, 31,7x47,4 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Liberale da Verona, Vierge à l'Enfant, vers 1470, détrempe sur panneau de bois, 47x38 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Agnolo Gaddi, La Cène, vers 1395, détrempe sur panneau de bois, 61x41,5 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernrd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Lorenzo Monaco, La Fuite en Égypte, vers 1405-1410, détrempe sur panneau de bois, 39,4x24 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008

3 commentaires:

Sabine a dit…

Je n'ai malheureusement pas vu cette exposition et ne serai à Paris que fin juin après sa fermeture. J'espère une prolongation à Jaquemart-André car vous m'avez largement communiqué votre enthousiasme et l'envie d'y aller.
Déjà, l'expo 'La Renaissance à Sienne' de la National Gallery à Londres l'hiver 2008 m'avait enchantée par la mise en perspective de cinq siècles d'art siennois, de l'âge d'or gothique jusque Beccafumi.
Merci pour la fraîcheur de votre article et le partage si agréable de vos connaissances avec nous.

Benjamin Couilleaux a dit…

Merci beaucoup pour ce si gentil commentaire !

Je crains malheureusement que l'expo ne soit pas prolongée...vous pourrez toujours vous consoler avec l'expo Lippi du Luxembourg, sur laquelle je reviendrai, ou même avec la collection permanente du Louvre.
En parlant de Beccafumi, une exposition de ses dessins aura lieu cet été au Louvre.

Sabine a dit…

Miam miam les dessins de Beccafumi... Je me régale d'avance.
J'ai finalement pu avancer ma journée à Paris en juin pour ne pas manquer les Primitifs italiens de Jacquemart-André. Suis ravie.