samedi 2 mai 2009

Giorgio de Chirico la fabrique des rêves : exposition à Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris


Généralement, le nom de Giorgio de Chirico est associé au terme de peinture métaphysique, en limitant l'œuvre de l'artiste non seulement à cette production mais aussi à la période couvrant les seules années 1910. L'opprobre jeté par les surréalistes sur De Chirico a largement réduit notre vision d'une carrière qui couvre pourtant près des trois quarts du XXe siècle ! Comme pour réparer cette injustice, la rétrospective parisienne donne un aperçu généreux de la production du peintre, des premières années italiennes au dernier séjour romain, en s'attardant aussi bien sur les périodes fécondes que sur les moments de redite. Peut-être l'accrochage aurait-il gagné en diversité en troquant quelques toiles un peu répétitives sur la fin contre des dessins, hélas totalement oubliés des cimaises. Par contre, on excusera l'absence du dernier tableau de l'artiste acquis par un musée français, Il Ritornante, préempté par le Musée national d'art moderne lors de la vente Yves Saint-Laurent/Pierre Bergé.

Si De Chirico s'est imposé comme l'un des plus grands peintres figuratifs du début du XXe siècle, difficile toutefois de retracer sa jeunesse, dont les œuvres furent largement détruites par l'artiste lui-même_ on pense alors au cas analogue de Francis Bacon. Nourri par le symbolisme sur le déclin, il peint à Munich un Combat de centaures à la violence déchaînée sous un ciel d'orage, où l'élan de Wagner côtoie les noirceurs de Böcklin. Pourtant, c'est bien l'Italie "classique" qui lui inspire, lors de séjours à Milan et Florence en 1909-1911, des portraits d'une facture léchée, déjà baignés d'une atmosphère mystérieuse : qu'il peigne sa mère, son frère ou lui-même, De Chirico s'attarde sur la calme dignité des êtres pour en faire surgir un sentiment qui les dépasse. Certes, Degas s'était lui aussi inspiré du Quattrocento pour élaborer sa modernité mais, pour De Chirico, ce passé illustre n'est qu'un point de départ vers une création qui, bientôt, rejette l'homme et sa mesure. Le "basculement" se produit justement dans ces mêmes années, avec une suite de paysages urbains improbables, construits avec la rigueur géométrique des villes idéales du XVe siècle : De Chirico conçoit ses espaces abstraits autour de la célèbre Ariane endormie du Vatican, marbre rêveur qui cristallise à la fois son vertige du passé et sa quête d'un ailleurs purement intellectuel. Ces peintures métaphysiques ne sont, en effet, que l'élaboration spatiale de désirs de l'esprit, s'appuyant sur des éléments tangibles pour suggérer une réalité qui ne surgira que sur la toile : en ce sens, l'art de Giorgio de Chirico avant la première guerre mondiale se hisse au même niveau que les expériences des pionniers du cubisme ou de l'abstraction. C'est aussi un développement de la grande tradition des peintures de ruines et autres caprices, élevée à un degré inédit de lyrisme et d'épure.


A cette rêverie sur des temps disparus et des lieux impossibles, s'ajoute la nostalgie de l'Italie quand le peintre s'installe à Paris de 1911 à 1915 : des trains roulant vers nulle part, comme autant d'appels au retour, ponctuent alors ses toiles, où s'installent aussi d'inattendus régimes de bananes, tandis que la présence humaine est réduite à apparaître pétrifiée. Tantôt Ariane alanguie, parfois des fragments d'antique, et puis cette sombre statue de militaire, dont l'ombre projette comme de funestes desseins en cette année 1914...Ces rébus hermétiques, surréalistes avant l'heure, ne pouvaient manquer d'attirer les louanges d'Apollinaire. Témoignage d'un respect réciproque, un portrait du poète juxtapose un passé louangeur à un futur prémonitoire : au-dessus d'un buste "relooké" en Homère moderne, le profil d'Apollinaire se détache avec une marque sur la tête, tel un présage de la blessure reçue sur le front par l'auteur des Poèmes à Lou.

Mobilisé en Italie durant la première guerre mondiale, De Chirico est affecté à un hôpital à Ferrare. Il invente alors de nouveaux motifs, diversement associés dans ses œuvres jusqu'en 1918. Équerres, gâteaux secs et cartes côtières prennent place dans d'intrigants intérieurs à la composition déstructurée, entre le cubisme et le constructivisme. Toujours aussi bridée, la figure humaine se métamorphose en mannequin de bois, désincarné au possible : cet élément faussement anthropomorphe n'est qu'un fragment de ces natures mortes hasardeuses, dépouillant les objets de leur signification première pour les muer en vestiges d'une énigme.

Alors que les bombes se sont tues, d'autres bruits grondent : c'est la clameur des protestations d'Aragon et Breton contre une prétendue régression de De Chirico, accusé d'avoir trahi son talent initial. Après s'être enflammée pour les peintures métaphysiques, la jeune garde fustige un art qui, désormais, réinvestit la figure humaine au centre de l'œuvre. Solitaires, des géants sans visage expriment une lassitude aussi pesante que leurs membres sans mouvement : De Chirico ne fait qu'employer de nouveaux moyens plastiques pour traduire son insaisissable mélancolie. Ce qui fâche le plus les surréalistes prend la forme de grands nus d'un calme absolu, dont le canon épanoui et le contour sculptural méritent l'appellation de classique, sans verser non plus dans la révérence réactionnaire. De Chirico ne participe-t-il pas à ce retour à l'ordre des années 1920, véritable remise en question pour les grands acteurs de l'avant-garde d'avant 1914 ? La comparaison avec le Picasso des Trois femmes à la fontaine (1921) s'impose et relativise les piques des surréalistes.

L'intérêt nouveau pour le nu se conjugue avec la recherche d'autres sujets métaphysiques dans l'ensemble pictural et graphique intitulé Les Bains mystérieux (1929-1937). Ces mises en scène au bord de la mer sont crées à peu près au même moment où, pure coïncidence, Picasso trouve à la plage de nouveaux sujets d'inspiration...Chez De Chirico, les personnages évoluent au sein de juxtapositions de cabines et de bassins, dans des situations frisant souvent l'absurde. Si l'artiste donne des traits plus distincts à ses personnages, ces derniers n'en restent pas moins étrangers à toute action logique, comme coupés du monde, des autres et d'eux-mêmes. De Chirico s'engage ainsi sur une voie proche des grands surréalistes belges Magritte et Delvaux.
La tentation de la grandeur antique se fait toutefois ressentir à la même époque, quand Giorgio peint des chevaux nerveux courant sur des ruines au bord de la mer ou des combats de gladiateurs aux airs de mêlée anarchique. On sait combien ces sujets furent exploités par certains contemporains italiens de l'artiste, enclins à flatter le nouveau régime fasciste en inscrivant Mussolini à la suite de Romulus et César. Heureusement, rien de tout cela chez De Chirico, qui passe d'une vision d'une élégante tristesse des éphèbes sur la plage (Picasso s'y mit aussi...) à une représentation presque grotesque de lutteurs maniérés à l'excès. On est plus du côté du Satyricon de Fellini que des statues ornant le Palazzo della Civiltà Italiana !



Assurément, De Chirico fut l'un des artistes modernes les plus portés vers le musée. A côté de copies d'œuvres illustres de la Renaissance ou de l'ère baroque, il réinvente l'héritage ancien en assumant pleinement le pastiche. Dans ses autoportraits en pied, sa mine grise et sévère contraste singulièrement avec la richesse du costume et l'élégance de la pose, dans un effet théâtral digne d'un modèle de Van Dyck. Inspiré par la nature morte du XVIIe siècle, il peint des fruits devant un fond de paysage_ une mise en scène où sa peinture métaphysiques et la rhétorique baroque se télescopent. L'épouse du peintre sert de modèle pour des toiles qui sont des hommages autant à sa beauté qu'aux grands maîtres. Madame De Chirico devient une gracieuse Vénus callipyge dans Automne et prête ses traits et son corps à de charnelles femmes en péril, attendant dans une pose soignée qu'un héros vienne la délivrer...Giorgio réactive ainsi les charmes artificiels de la grande peinture d'histoire, notamment de la manière décorative vénitienne, qu'il met à l'honneur dans Caprice vénitien à la manière de Véronèse : y éclate une sensibilité atmosphérique à grande échelle qui, quoiqu'un peu pompeuse, dénote une joie finalement assez rare dans son œuvre.



A partir des années 1950, l'invention cède la place à la reprise de sujets et de compositions antérieurs. Places désertes, bains mystérieux et mannequins sans visage refont leur apparition, parfois avec des changements à peine perceptibles. Cette phase de production, qui couvre tout de même près de 30 ans, a été diversement interprétée_ depuis le radotage pictural d'un artiste vieillissant en perte de vitesse, jusqu'à une destruction consciente de son art par le remploi incessant de motifs symptomatiques. La volonté de Giorgio se trouve probablement entre ces deux extrémités, d'autant qu'il renoue avec une certaine créativité dans sa dernière décennie. Résolument surréalistes, les ultimes toiles sont empreintes d'un style faussement enfantin, telle la silhouette mystérieusement hérissée de Cheval et cavalier au clair de lune. Avec Place d'Italie au soleil mort, surgit la fuite du temps, lourde de menaces, où s'annonce une inéluctable et proche disparition. Cette tension culmine dans Méditation (Il Meditatore), curieuse représentation d'un homme assis dans une pièce, qui peine à émerger d'un fatras hétéroclite. Serait-ce l'un des derniers autoportraits de De Chirico ? L'image correspondrait tout à fait à cet artiste, confrontant sans cesse les traces du réel à sa propre mythologie, au risque de se perdre dans des mondes fascinants de doutes...

Giorgio de Chirico la fabrique des rêves, du 13 février au 24 mai 2009 Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris. Ouvert du mardi au dimanche, de 10H00 à 18H00 ; nocturne le jeudi, jusqu'à 22H00. Tarif plein : 11 euros ; tarif réduit : 8 euros ; tarif jeune : 5,50 euros. Catalogue sous la direction de Fabrice Hergott (Paris, Paris-Musées, 2009, 360 pages, 39 euros).

Références photographies :
- Portrait du frère de l'artiste, 1909, huile sur toile, 119x75 cm, Berlin, Neue Nationalgalerie © BPK, Berlin, Dist. R.M.N./ Jürgen Liepe Giorgio De Chirico
- L'Enigme d'un jour, 1914, huile sur toile, 83x130 cm, Sao Paulo, Museu de Arte contemporanea da Universidade de Sao Paulo © Museu de Arte contemporãnea da Universidade de São Paulo, Brésil
- La Salut de l'ami lointain, 1916, huile sur toile, 48,2x36,5 cm, Italie, collection particulière © Courtesy Galleria dello Scudo, Vérone
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Le Poète et sa muse, 1925, huile et tempera sur toile, 91,1x73,7 cm, Philadelphia, The Philadelphia Museum of Art

© 2005. Photo The Philadelphia Museum of Art/ Art Resource/ Scala, Florence

- Il Meditatore, 1971, huile sur toile, 149x147 cm, Rome, Fondazione Giorgio e Isa de Chirico © Fondazione Giorgio et Isa de Chirico, Rome/ Giuseppe Schiavinotto