
El Greco, Adoration des bergers, 1612-1614, huile sur toile, 319x180 cm, Madrid, Museo del Prado
Prononcez le nom de Fellini et soudain viennent à l'esprit des personnages inénarrables_ une matrone grasse et sévère, quelques gamins gouailleurs, d'intrigantes prostituées_, des films devenus pour la plupart des classiques_ de La Strada à Intervista, en passant bien sûr par La Dolce Vita_, et puis des acteurs inoubliables_ au premier rang desquels, la sculpturale Anita Ekberg et l'incarnation masculine de la classe à l'italienne, alias Marcello Mastroianni. Un univers complexe, parfois interlope, souvent touchant, habilement résumé par ce qualificatif de fellinien. L'œuvre fécond du cinéaste, couvrant presque toute la seconde moitié du XXe siècle, a donné lieu à un grand nombre d'ouvrages, alors que rares sont les expositions à avoir entrepris d'explorer l'univers de ce génie visuel. Il est vrai qu'exposer le cinéma ne va pas forcément de soi, et demande une certaine souplesse par rapport aux procédés muséographiques habituels. Confinant parfois au tour de force, l'hommage rendu par le Jeu de Paume sonne assez juste, évitant l'écueil d'une biographie trop plate ou bien d'un regard exclusivement technique. Le voyage en Fellini mène, à travers un ensemble de séquences thématiques, vers les obsessions (et pas uniquement sexuelles !) du maître, ses sources d'inspiration et surtout la place qu'il accorde à l'image, trame essentielle de sa création. Fellini la Grande Parade propose plus qu'un retour sur l'un des plus grands cinéastes italiens : c'est également une interrogation sur les transformations de l'image et leurs répercussions souvent profondes sur les pratiques sociales et les arts visuels, car le cinéma de Fellini se nourrit aussi bien du spectacle de variété que du photojournalisme ou de de la publicité.

u risible, matérialisme clinquant. Fellini manie à plusieurs reprises les dérapages de la société, coincée entre des superstitions sclérosées et la montée du tape-à-l'œil. Le fait divers, relégué par un milieu journalistique plus ou moins scrupuleux, constitue souvent une idée de départ. Ainsi, une apparition miraculeuse de la Vierge à des enfants en 1958 à Terni se transforme en émeute délirante dans La Dolce Vita : accidentés de la vie, photographes en folie ou simples badauds accourent pour voir les jeunes témoins et se prosterner devant eux. Une scène conçue comme un grand spectacle à multiples figurants, de sorte que l'idolâtrie de masse balaie tout sentiment mystique. En Italie, comme chacun sait, la religion catholique tient autant d'importance que les jolies femmes, qui deviennent à la même époque l'objet d'une autre forme de culte. Traquée par la presse, Anita Ekberg voit même son mari s'en prendre violemment à l'un de ces photographes, qu'on nommera bientôt paparazzi. Une appellation ramenant à Fellini qui, inspiré par cet incident, invente dans La Dolce Vita le personnage de Paparazzo, nom propre ensuite consacré comme profession à part entière.
, fait plus gênant encore, la population semble s'en accommoder. La riposte fellinienne se fera à travers la parodie de publicités, outrageusement décalées, afin de mieux exhiber le potentiel abrutissant d'une telle production visuelle. Et pourtant, comme le rappelle à juste titre une séquence vidéo, Fellini n'était ni élitiste ni sectaire, et on lui doit quelques spots publicitaires plutôt sympathiques, où il donne libre cours à son imagination, usant d'une désinvolture digne de ses longs métrages. En guise d'intermède musical, la montée entre les deux niveaux des Galeries du Jeu de Paume se fait au son d'Unlimited Fellini, pièce sonore signée Rodolphe Burger, ex-leader du groupe de rock français Kat Onoma, où les bribes d'un monde passé sont captées et assemblées par un harmonieux hasard. Toujours en musique, un extrait du tournage du Satyricon montre le jeune acteur Max Born interpréter Don't Think Twice it's All Right de Bob Dylan_ poète humaniste, puisant dans l'étonnant spectacle de la vie, des traits qui le rapprochent de Fellini, quoique dans un autre registre. Et la musique dans les films ? Entre 1952 et 1979, le cinéaste s'adjoindra les services de Nino Rota : collaboration longue et fructueuse, dans laquelle Fellini donnait toutes instructions au pianiste, les respectant humblement. Cette attitude très dirigiste trahit en fait une certaine méfiance pour la musique, que Fellini reconnaissait, en accusant ses charmes mystérieux de pouvoir faire ombrage au septième art.
ait dire que Mastroianni était le double de Fellini dans ses films, ce que le cinéaste réfutait. Et pourtant, n'est-ce pas à son ami Marcello qu'il donna le rôle du réalisateur dans 8 1/2, œuvre introspective par excellence ? L'acteur est aussi omniprésent dans La Dolce Vita_ son premier rôle dans un film de Fellini_, dès le début : pilotant un hélicoptère, il fait partie d'un convoi aérien acheminant une statue du Christ au Vatican, ce qui provoque la curiosité des enfants jouant dans la rue ou des midinettes en bikini sur leur balcon. En dépit de cette scène d'ouverture si portée sur la religion, La Dolce Vita sera mal jugée par l'Église, pour cause d'éloge des plaisirs matériels. Voilà qui mit fin à une période initiée par La Strada, durant laquelle l'œuvre de Fellini prend des accents mystiques, au point de provoquer les foudres de la gauche italienne le taxant de "catho"...Difficile d'être un artiste vraiment engagé, sans autre parti que le sien !

ù Anita Ekberg est remplacé par la non moins sensuelle Eva Mendes. L'actrice latino porte une robe inspirée de La Dolce Vita dans un faux film promotionnel (La Nuova Dolce Vita : Social Life and the Imperial Age. From Poppea to Anita Ekberg), puis prête ses traits à une relecture de trois chefs-d'œuvre conservés à Rome : le Trône Ludovisi, La Transverbération de sainte Thérèse de Bernin, et Pauline Borghèse de Canova. Une telle conception confirme incontestablement la participation de Fellini à une grande histoire de l'art, comme le notait déjà superbement André Chastel en conclusion de L'Art italien : " C'est dire la place qui, au terme d'une perspective sommaire de l'art de l'Italie, revient tout naturellement au cinéaste Federico Fellini ; parti du néo-réalisme "caravagesque" de La Strada, il a pu traiter les tableaux de mœurs modernes dans La Dolce Vita, antiques dans Le Satyricon, avec l'autorité des baroques romains, avant de célébrer dans des images ironiques, impitoyables et séduisantes, Roma, foyer absurde et poignant, qui alimente depuis vingt siècles la fierté et l'amertume, la noblesse et l'humanité italiennes, en somme, toute la "comédie humaine". "
s, empreints d'un souffle lyrique voire contemplatif. Essentiellement peintre, Lorrain fut aussi un graveur de grand talent, et l'on comprend aisément que les Dutuit aient pu acquérir nombre de ses eaux-fortes. Beaucoup de ces estampes reprennent les formules qui ont contribué au succès des tableaux : mise en scène théâtralisée, où nature et bâtiments forment le cadre d'un épisode biblique (Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1663), un récit mythologique (L'Enlèvement d'Europe, 1634) ou une scène anecdotique (Le Bouvier, 1636). L'artifice s'impose par un jeu de coulisses emprunté au monde du spectacle, trait typiquement baroque, tout comme la vie sans heurt des bergers trahit un regard fantasmé sur la campagne romaine, Arcadie retrouvée aux abords de la Ville éternelle. Mais comment rester indifférent devant cette exaltation quasi mystique de la nature, mère nourricière accueillant l'homme en son sein ? Avec une sensibilité inégalée, Lorrain parvient à créer de subtils effets lumineux rien qu'avec du noir et du blanc, en laissant en réserve certaines zones près d'autres largement ombrées. L'illumination bichrome qui jaillit du Soleil levant (1634) peut tout à fait être comparée à la splendeur dorée du Paysage avec le port de Santa Marinella (vers 1639), petite huile sur cuivre que possédait les Dutuit. Influencé par les Flamands, l'art de Lorrain inspirera en retour certains membres de la colonie nordique à Rome, quoique sans la même acuité d'esprit et de regard. Claude Lorrain s'est aussi ingénié à recréer, en miniature sur le papier, la démesure des décors éphémères, fréquents au XVIIe siècle pour fêter tout événement, jusqu'à faire de Rome une ville en spectacle perpétuel. Fontaines grandiloquentes sommées d'emblèmes, fortins disparaissant dans un déluge pyrotechnique, ces ambitieux monuments n'ont laissé d'autre trace que ces témoignages indirects : aussi précieux soient-ils, ces dessins n'offrent seulement qu'un pâle reflet de "l'illusion baroque".
ie de France à Rome pérennisa la présence des artistes en Italie sous l'Ancien Régime, notamment par l'accueil des talents les plus prometteurs du royaume. Bien que la future capitale italienne demeurât une étape obligée, le voyage dans la péninsule comptait de plus en plus d'étapes au XVIIIe siècle. Partageant une amitié et un style, Fragonard et Hubert Robert quittaient volontiers les abords du Corso pour d'autres destinations, particulièrement Tivoli. La célèbre cité du Latium offrait des sites particulièrement diversifiés, entre nature et culture : des ruines antiques avec le temple de la Sybille tiburtine, une grandiose demeure de la Renaissance nommée la Villa d'Este, ainsi qu'un environnement grandiose autour des cascatelles. Cet ensemble remarquable inspira un ouvrage fort ambitieux au protecteur des deux peintres, l'abbé de Saint-Non. Son Voyage pittoresque (1777-1819), auquel le riche ecclésiastique consacra une part importante de sa fortune, recensait les mille et une curiosités de la péninsule, désormais enrichie des cités du Vésuve. C'est ainsi que l'abbé reproduisit La Marchande d'Amours, une fresque d'Herculanum qui inspira à Vien son plus célèbre tableau. Du maître de David sont montrées trois têtes d'Orientaux (vers 1748), peintes alors que les attraits de l'Asie le disputaient quelque peu aux charmes de l'Italie.
ionnaire de la Villa Médicis (siège depuis 1803 de l'Académie de France à Rome), Ingres en devint le directeur entre 1834 et 1840. Bien qu'il délaissa alors un peu son art pour des responsabilités administratives, le peintre des femmes enivrantes créa l'un de ses nus les plus sensuels, L'Odalisque à l'esclave, préparée par de savoureux croquis. Parmi les nombreux mirages du monde transalpin, celui des belles aussi voluptueuses qu'avenantes n'est négligeable : assez inhabituelle chez Corot, Marietta ou l'odalisque romaine (1843), langoureusement allongée sur son drap et comme surprise par son observateur, rappelle que l'Italie n'attire pas seulement pour son patrimoine_ ou bien que l'artiste a porté son attention sur d'autres courbes et reliefs que ceux de ses fameuses peintures panoramiques...Dans une veine moins leste et plus reconnaissable, Corot grave des paysages où la nostalgie se glisse même dans la vibration de l'air à travers les arbres et les herbes, alors que les nuages passent fugacement, comme des pensées évanouies.
apothéose, la dernière salle est entièrement dédiée à Hubert Robert, et sa vision des ruines, des hommes et de la nature, tel un songe éternel. Dans ce cadre sont réunis les huit panneaux commandés à l'artiste par Beaumarchais en 1790. L'hôtel du dramaturge ayant été détruit au XIXe siècle, les toiles furent par la suite dispersées, deux d'entre elles étant aujourd'hui au Petit Palais et les autres à l'Hôtel de Ville de Paris. En dépit d'une forte usure, ces décors révèlent la grandeur d'imagination d'Hubert Robert et sa capacité à se jouer des rêveries. D'ordinaire pièce de musée bénéficiant du culte des érudits, l'antique devient l'élément d'un caprice pictural, comme oublié dans une nature le condamnant inexorablement à la ruine. Dans la même veine, le peintre s'autorise aussi de l'humour, avec le Laocoon à la fois vénéré et moqué depuis le XVIe siècle (notamment par Titien) : sous le groupe étouffé par un serpent monstrueux, pâtres et cheptel prennent peur devant l'arrivée dans un bassin...d'une petite couleuvre ! Malgré tout, cette lecture burlesque n'est-elle pas encore une nouvelle révérence devant l'antique ? On mesure toute la fascination d'Hubert Robert pour ces pièces insignes avec l'omniprésence de L'Apollon du Belvédère dans son œuvre, depuis ce décor jusqu'à la Vue imaginaire de la Grande Galerie en ruine, imaginant un Louvre dévasté mais la statue vaticane intacte. Une divagation comme une autre, pour prolonger le voyage vers cette Italie sans cesse rêvée mais jamais épuisée.

et, tandis que La Cène (disparue) autrefois à Santi Giovanni e Paolo présente à l'arrière-plan un fond architectural repris des grands repas bibliques de Véronèse, mais sans leur emphase grandiose. Bien plus réussie, la dernière commande officielle de Titien à Venise se révèle être La Sagesse (1560-1562) pour la Libreria Marciana, lieu officiel où Tintoret triomphera en 1571 avec sa série de Philosophes pour la salle de lecture. Derrière ces tableaux décevants, se devine aussi la déchéance physique d'un homme à l'âge canonique. Des témoignages de l'époque vont dans ces sens : en 1568, Maximilien II refuse que le peintre reproduise pour lui ses Poesie, car il l'en estime désormais incapable. Dans une lettre du 5 mai 1573, le duc d'Urbin Guidobaldo della Rovere affirme que Titien ne peignait plus, à cause de son grand âge. Ce prince commanda néanmoins la même année une Vierge de la Miséricorde (Florence, Palazzo Pitti), en sachant pertinemment qu'elle ne serait pas le fait du maître : l'examen y révèle une participation prépondérante de l'atelier, mais quel autre artiste vénitien pouvait revendiquer une dimension internationale ?
es rares peintres intéressants à l'avoir fréquenté présentent un profil particulier : soit un Paris Bordone, carrément évincé à cause de son talent ; soit des nordiques, comme le néerlandais Sustris ou l'allemand Schwarz, déjà formés avant d'entrer en contact avec Titien. Alors que les œuvres présentent un caractère assez homogène jusque vers 1550, l'augmentation de la production à partir du séjour à Augsbourg oblige la participation de plusieurs mains sur une seule toile, même prestigieuse. Destinée à Charles Quint après son abandon du pouvoir, La Gloria montre autant de passages splendides que d'autres plus inférieurs, par exemple le profil de l'impératrice Isabelle. L'incapacité de l'atelier à exécuter des grands formats serait-elle à l'origine du déclin de Titien à Venise ? La carrière de Girolamo Dente (mort en 1572) tendrait à le prouver : sorti de l'atelier en 1550, il ne réussira pas vraiment à s'imposer indépendamment, finissant par retourner auprès de Titien en 1556...La qualité plutôt faible de ses tableaux explique aisément son insuccès, le condamnant à peindre pour des cités provinciales autour de Pieve di Cadore, ville natale de Titien. La remarque s'applique à d'autres peintres modestes de cet atelier, ainsi le fils de Dente, Orazio Veccellio, qui prit à son maître le style et le nom.
ableau. Cette défiance trouve notamment son origine dans les erreurs anatomiques alors flagrantes de toiles pourtant indéniablement peintes par le maître, qui parfois se borne à répéter la même pose d'une œuvre à l'autre_ Europe et sainte Marguerite partageant la même attitude, ou encore les gestes presque identiques de Diane et la Religion. Le rayonnement de Tintoret et Véronèse à Venise fut tel que, paradoxalement, certains peintres nordiques proches de Titien subirent une plus forte influence de ses jeunes rivaux. Le Jugement dernier de Dirck Barendsz dans le monastère bénédictin de Farfa (Latium) et Le Baptême du Christ (Prado) de Schwarz le prouvent de manière indiscutable. Même un artiste aussi doué que Damiano Mazza, terrassé à 26 ans par la peste qui emporta aussi probablement Titien en 1576, montre un intérêt pour la nouvelle garde : son œuvre la plus connue, L'Enlèvement de Ganymède, a beau avoir été faite pour un ami intime de Titien, elle se rapproche surtout des caractéristiques habituelles de Véronèse et Tintoret. De même le style tardif de Titien ne fut guère assimilé ou même imité par ses disciples : peut-être cette orientation était trop personnelle et liée à la dégradation physique d'un patriarche de la peinture_ il est d'ailleurs parlant que seul Jacopo Bassano, souffrant de mêmes problèmes dans sa vieillesse, se soit véritablement rapproché dans ses ultimes créations du dernier Titien.
peu absent pour ses concurrents locaux, le maître ne quitta guère Venise, où il accueillait avec une bienveillance réputée ses hôtes de marque. La position unique de Titien lui donna même le privilège de peindre ce qu'il voulait pour Philippe II, qui reçut aussi bien de pieuses compositions religieuses que des mythologies bien charnelles, les Poesie. Titien mort en 1576, ses rivaux saisirent alors une occasion pour prendre sa place, ou du moins essayer. Dans cette optique, Tintoret envoya son Origine de la voie lactée à Rodolphe II, l'autre grand prince Habsbourg avec le roi d'Espagne. Véronèse, quant à lui, employa des moyens détournés pour approcher la cour madrilène : en 1573, le peintre Parrasio Micheli servit d'entremetteur, à l'aide de toiles imitant la manière du maître avec un moindre talent. Aujourd'hui au Prado, ces tableaux représentent une Allégorie de la naissance du prince Ferdinando, célébration picturale du fils dePhilippe II, retouchée par Véronèse, et Pie V adorant le Christ mort. Le successeur de Charles Quint dut être passablement enthousiasmé par ces œuvres, car il envoya 2000 ducats à Véronèse pour qu'il s'installa à Madrid. L'intéressé refusa, afin d'adopter la même position que Titien résidant à Venise au service de Philippe II sans jamais se rendre en Espagne_ sauf que Véronèse n'était pas Titien !
différence de physionomie de Castiglione entre les effigies peintes respectivement par Titien et Raphaël. Cet artiste, né à Urbin où il passa toute sa jeunesse, rencontra l'auteur d'Il Libro del Cortegiano dès 1504. Castiglione commença la rédaction de son ouvrage en 1508, sous la forme d'une conversation entre membres de la cour d'Urbin, dialogue où l'idéalisation domine ; à ce propos, la préface évoque combien les portraits de Michel-Ange et de Raphaël flattent et idéalisent. De là, on imagine sans peine que le portrait de Raphaël, exécuté en 1514-1515 quand Castiglione représentait le duc d'Urbin à Rome, n'offre pas un rendu fidèle du modèle (une analogie peut être faite avec le portrait perdu du poète ferrarais Antonio Tebaldeo par Titien, au sujet duquel l'écrivain Pietro Bembo déclara qu'il était plus ressemblant que la réalité). Pareilles considérations sur l'art du portrait à la Renaissance pourraient aussi expliquer la diversité des représentations, certaines ou présumées, de Baldassare Castiglione : on dit que ses traits furent donnés dans L'Ecole d'Athènes à Zoroastre, portant une barbe grise_ il est attesté que Baldassare se teignait ; un tableau attribué à Giovanni da Udine (Bowood House) le montre roux et pourvu d'un nez aquilin, image plus proche de Titien que de Raphaël.
ontrer qu'il n'en est pas conscient : cette absence d'affect trouve une résonance très juste avec l'habileté de Titien à ne pas afficher l'art mais à rendre le naturel. Ou, pour le dire autrement, à donner une réponse picturale aux idéaux défendus par le courtisan. Ce naturel a été diversement transcrit par Titien tout au long de sa carrière, selon les commanditaires ou le style alors développé : son portrait de Charles Quint d'après un tableau de l'autrichien Jacob Seisenegger surpasse la composition originelle par son côté vibrant ; dans son Autoportrait aujourd'hui à Berlin, le peintre choisit de donner un aspect inachevé à ses mains, comme pour ne en faire trop dans la restitution du réel. L'audace déplut à Vasari et l'Arétin, mais elle correspondait pour l'artiste à la volonté de cacher l'effort ayant présidé à la création, au profit d'une saisissante vivacité rendant les personnages presque vivants. Cette facture faussement ébauchée imposait aussi une distance dans l'observation des tableaux, celle que devait adopter le spectateur cultivé. Dans son Portrait de Baldassare Castiglione en particulier, Titien propose une "non étude particulièrement étudiée", et la peinture dit ce qu'elle est : l'effigie d'un gentilhomme sophistiqué de la Renaissance. N'en déplaise aux Britanniques : et si les premiers dandys avaient finalement été des Italiens du XVIe siècle ?
mphes sont néanmoins dépeintes avec une chair vivante et animée, surtout Diane dont l'incarnat fait contraste avec la peau de sa servante noire (les deux personnages s'opposant aussi comme les faces claire et sombre de la Lune, selon une hypothèse séduisante de David Rosand). Tandis que l'infortunée Callisto devient rouge dans la confusion, face à une Diane impitoyable dont le geste du bras singe La Création d'Adam de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine...Quant à Actéon, le crâne de cervidé lui faisant face, tout comme les bottes de cerf se reflétant dans l'eau annoncent sa funeste métamorphose, d'autant que le reflet se mêle au corail, qu'on associe au sang au XVIe siècle. Un autre aspect narratif concerne la structure de la grotte, à mi-chemin entre l'art et la nature, suivant en cela les recommandations de Serlio dans son livre IV sur l'architecture. Ce mélange entre produits artificiels et naturels se remarque aussi avec le très beau vase posé sur le rebord rugueux. Il s'agit d'un objet en verre, bien entendu de Murano : et Paul Hills de rappeler l'invention au milieu du XVIe siècle, par les artisans de cette île de la lagune, du verre craquelé, immergé après fusion dans l'eau froide, de sorte que l'effet hasardeux dépasse l'œuvre humaine_ effet analogue à celui recherché dans les grottes rustiques. Or, Philippe II appréciait particulièrement le verre craquelé, et une cargaison lui fut destinée dans le même envoi que Diane et Actéon. D'où une belle comparaison de Paul Hills entre le travail du verre et la peinture de Titien, tous deux fruit d'une longue expérience basée entre autres sur des variations entre lisse et rugueux.
ent en soie blanche nécessitait une précision accrue du lexique. Cette nuance pouvait déjà se constater chez Titien avec la robe de la femme vêtue dans L'Amour sacré et l'Amour profane, pour laquelle Dolce parle d'un satin blanc brillant et célèbre la maîtrise de la couleur blanche. Véronèse fera toutefois un usage plus généralisé de la teinte argentée, qu'il assortit d'une valeur morale. Blanc et argenté dominent dans Saint Marc couronnant les vertus théologales, par le biais de teintes mixtes les mêlant aux autres couleurs. Les allégories de la fin de carrière de l'artiste ne fixent pas véritablement un code de couleurs ; pourtant, elles obéissent à une certaine logique. Dans Le Choix entre la Vertu et le Vice, le personnage central est vêtu de blanc argenté, tandis que le vert est associé à la figure positive ; mais ce vert est également porté par le personnage tentateur du Jeune homme de la famille Sanuto entre la Vertu et le Vice (Prado), où le rouge indiquerait une inclination morale. Les deux toiles partagent le choix de couleurs contrastées pour la figure du Vice, au contraire des personnages vertueux avec une nuance dans le même ton. Dans ce système propre à Véronèse, la couleur n'est donc plus seulement décorative, mais aussi symbolique voire philosophique : plus qu'une œuvre d'art, le tableau devient une profession de foi artistique, où la couleur se confond avec la vie même.
rc dans le tableau ? Ni le cadavre à terre ni le corps du vieillard sorti de la tribune ne semblent satisfaire aux conventions de l'époque. La seule nudité tolérée pour un saint dans l'art de la Renaissance était d'ordre héroïque, ainsi que l'on voit dans L'Enlèvement du corps de saint Marc, autre création magistrale de Tintoret pour la même confrérie. Poussant la contestation jusqu'à la provocation, Augusto Gentili ne croit guère que la figure d'homme debout à gauche corresponde à une apparition surnaturelle surgie de l'au-delà, sous la forme d'un fantôme phosphorescent. Comme il nous le rappelle : "Nous sommes face à une toile vénitienne du Cinquecento, pas devant un film d'horreur de série B !". Après la boutade, une lecture tout à fait convaincante s'impose, en prenant appui sur les reliefs cités de Sansovino. L'une de ces sculptures relate un épisode de la vie de saint Marc où celui-ci, simultanément, ressuscite un mort et exorcise un possédé, dont la position est reprise par Tintoret. Par conséquent, le saint Marc du tableau est bel et bien l'homme énergiquement levé à une extrémité, mais bien vivant ! Le miracle de la double guérison prend place dans un espace vaste, mais peu peuplé, avec uniquement les protagonistes principaux. Alors que l'esprit maléfique apparaît chez Sansovino sous la forme d'un petit démon, Tintoret représente un nuage de fumée sortant du possédé pour se perdre dans la voûte (l'on pourrait ajouter que ce type de représentation sera réutilisé, mais pour les figures bénéfiques des anges, dans La Cène à San Giorgio Maggiore). Mais qu'en est-il de ce cadavre qu'on sort d'une tribune ? L'explication fournie par Augusto Gentili reste du domaine de l'hypothétique, car il avoue l'absence de comparaisons visuelles et textuelles : il faudrait y voir la tentation pour certains témoins du miracle de vouloir multiplier les résurrections, comme si on pouvait les réduire alors à une "performance bureaucratique" selon le mot de l'intervenant...Quoi qu'il en soit, se détache au milieu de la scène un contemporain de Tintoret, ce vieillard agenouillé et tendant ses mains vers les deux miraculés, que l'on identifie à Tommaso Rangone, guardian grande de la scuola. Mort et maladie seraient alors des métaphores du péché, et la présence du chef des confrères nous ramène alors aux missions charitables de son organisation.
o. En 1559-1560, il fut appelé à peindre les volets d'orgue, associant La Présentation au temple à La Piscine probatique sur chaque face intérieure des montants. Les deux épisodes du Nouveau Testament ont trait au passage entre la Loi et la Grâce, puisque Marie participe à la rédemption christique. Comme Tintoret, Véronèse ne représente pas la piscine probatique, mais intègre un ange en vol conformément au texte de saint Jean, et invente un dispositif original en ménageant un vide entre les deux volets. Près du Christ, un homme vient de se mettre debout, encore légèrement courbé ; la foule, peu nombreuse, observe cette scène extraordinaire, et il n'y aura pas d'autre miracle. Placée dans l'église San Giorgio in Braida à Vérone et aujourd'hui au Musée des Beaux-Arts de Rouen, Le Miracle de saint Barnabé dépeint l'apôtre apposant l'évangile sur un jeune homme mal en point ; tout autour se pressent des non-croyants, dont certains semblent hostiles tandis que d'autres pourraient se convertir face au miracle sur le point de se produire_ belle illustration de la valeur persuasive de l'art religieux, notion qui sera surtout exploitée par l'art du XVIIe siècle. L'ultime toile du maître a aussi pour sujet un événement miraculeux, Saint Pantaléon guérissant un enfant, visible dans l'église vénitienne consacrée à ce saint : le personnage principal, médecin païen à la cour de Maximilien, rencontre un jeune garçon mordu par une vipère, laquelle explose littéralement sur le coin inférieur droit du tableau. La guérison s'opère en même temps que Pantaléon se convertit, suite à un vœu qu'il avait prononcé envers Dieu si le garçon venait à être sauvé. L'enfant convalescent est soutenu par le curé Bartolomeo Borghi, commanditaire de l'œuvre, dont le geste physique traduit sa force spirituelle_ ou comment rendre l'invisible par l'image, problématique essentielle du baroque qui trouvera de grands développements peu de temps après ce dernier chef-d'œuvre de Véronèse, daté de 1587...