jeudi 9 avril 2009

Le dessin à Florence au temps de Michel-Ange : exposition à Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts

Cette présentation de feuilles toscanes du Cinquecento joint l'utile à l'agréable, en mêlant les œuvres connues aux découvertes récentes. A côté d'études préparatoires pour des décors identifiés, prennent place quelques esquisses fugaces d'après nature ou encore des dessins très achevés sans autre but que la beauté de la ligne_ un florilège dont la diversité rappelle combien ce disegno est autant la traduction matérielle d'idées ambitieuses qu'un art autonome, s'admirant pour lui-même.

Michel-Ange ouvre la marche avec une Étude d'homme nu (cat. 1) à la sanguine, rattachée à l'une des premières étapes (1513-1516) d'élaboration du tombeau de Jules II : si le monument sculpté définitif peut paraître un peu décevant, les nombreux projets sur le papier ou dans le marbre se révèlent toujours admirables, témoignant d'une invention intarissable malgré la multiplicité des solutions adoptées et les critiques incessantes des héritiers du pape à l'encontre de Michel-Ange. Le feuille en question peut être rapprochée des Esclaves du Louvre, tant par le style que la facture : comme le maître dégage le corps du bloc de pierre, l'étude graphique apparaît plus ou moins tracée, les jambes et le ventre superbement modelées tandis que la tête reste à l'état d'estompe. Même si l'idée n'alla pas au-delà de l'esquisse, la figure, traduisant à la fois les doutes et le génie de son créateur, ne manque pas d'évoquer les vers que dédie Baudelaire à Michel-Ange dans Les Phares : "Des fantômes puissants qui dans les crépuscules/ Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts".


Ce canon anatomique, mêlant l'élégance au tourment, eut une grande fortune chez les contemporains et les suiveurs du "divin" maître. Pontormo est ainsi l'un des artistes qui ont su le mieux interprété l'héritage michelangelesque sans rien renier de leur talent personnel : en témoigne une autre sanguine, Homme vu à mi-corps de trois-quarts dos, le bras droit levé (cat. 16), représentant une figure élancée et agitée à la façon de l'illustre modèle. Mais n'appartient qu'à Pontormo ce cadrage très serré sur le personnage, permettant de monumentaliser chaque détail, de même que cet effet de projection creusant la profondeur, comme dans son Autoportrait dessiné. De Pontormo encore, une étude à la sanguine pour un cycle sur Joseph (aujourd'hui à Londres, The National Gallery) se caractérise par une conception synthétique des volumes, réduisant les visages à des masses fantomatiques. On remarquera que non seulement l'artiste a esquissé d'autres motifs au revers, mais aussi qu'il juxtapose sur la même face ses études, perpendiculairement l'une à l'autre : ce procédé additif n'est pas sans rappeler la coexistence d'épisodes successifs sur une même toile, caractéristique typiquement maniériste, Joseph et Jacob en Égypte du cycle de la National Gallery.

En dépit d'une forte part d'imagination et d'une relative distance par rapport au réel, les artistes de la maniera observent toujours le modèle vivant, tel Perin del Vaga, passé dans l'atelier de Raphaël, et ses Études anatomiques de jambes (cat. 17). Sa notation des tensions musculaires, de la structure osseuse et des masses de chair se place entre les célèbres croquis de Léonard et les dessins de l'artiste allemand "italianisé" Calcar pour le traité médical de Vésale, De Humani corporis fabrica, paru pour la première fois en 1543. Cette attention apparaît fort bien chez le maître de Pontormo, Andrea del Sarto, considéré comme le représentant par excellence du "classicisme toscan" du premier tiers du XVIe siècle. Son étude préparatoire à un Portrait de jeune femme avec un petrarchino (cat. 4) (daté vers 1528, le tableau est conservée aux Offices) montre une grande acuité psychologique, avec ce petit air mutin et supérieur du modèle. On pourrait tout autant parler de portrait avec une Tête de jeune fille (cat. 3), si caractérisée qu'on a pu y voir l'épouse ou la fille d'Andrea del Sarto : c'est en tout cas une esquisse dessinée pour l'un des chefs-d'œuvre de l'artiste, la Pietà (1523-1524, Florence, Palazzo Pitti) peinte pour le couvent de San Piero de Lucques. Le réalisme de ce visage, probablement familier au peintre, participe ainsi à la force émotionnelle de l'oeuvre religieuse en l'ancrant dans la vie contemporaine. La notation d'une réalité proche est similaire dans Deux têtes d'enfants vues de profil (cat. 25) d'un élève d'Andrea del Sarto, Giovanni Capassini ; ou encore un Portrait de jeune femme (cat. 5) (préparatoire à un tableau aujourd'hui dans une collection privée et daté vers 1515-1520) dû à Brescianino, modelée avec beaucoup de douceur, coiffée d'un turban évoquant Raphaël comme Lorenzo Lotto, le regard d'une franchise tendre.


Cette candeur contraste avec l'impérieuse Femme vue de profil (cat. 19), témoignant de la grande maîtrise de trait de Francesco Salviati : non identifiée, cette figure féminine affiche de superbes contours, ciselés tel le diadème posé sur ses cheveux aux boucles épaisses et souples. Ce type idéal se rattache à toute une tradition de l'art florentin, illustrée entre autres par Michel-Ange, mais dont on peut déceler les prémices avec la fameuse "Simonetta Vespucci" (Chantilly, Musée Condé), peinte par Piero di Cosimo_ le thème de Cléopâtre étant par la suite exploité par Michel-Ange pour l'une de ses plus célèbres têtes idéales. Toujours de Salviati, Hercule étouffant Antée (cat. 18) rappelle les premières feuilles de Bandinelli par son jeu de hachures à l'effet sculptural et le travail de la lumière. Daté vers 1530, ce dessin de jeunesse de Salviati prend la suite de nombreuses représentations du thème dans l'art toscan, depuis Antonio Pollaiolo (qui a représenté cette lutte en peinture comme en sculpture). Autre image masculine, mais à la tonalité plus affectueuse, Trois hommes nus (cat. 22) déroute souvent la critique : bien que les représentations érotiques et même homosexuelles soient assez courantes dans l'Italie du XVIème siècle, rarement un artiste n'avait dépeint de façon aussi franche une "partie fine" mêlant les trois âges de la vie...Souvenir d'une expérience vécue ? Fantasme livré sur le papier ? Ou simple évocation de pratiques alors courantes dans les milieux libertins ? L'œuvre n'a certainement pas fini de faire gloser historiens de l'art, psychanalystes et autres commentateurs ! Ce superbe ensemble autour de Salviati comprend aussi deux projets décoratifs, à des échelles bien différentes : exaltant une victoire de Charles Quint en 1535, Bataille devant un port : la conquête de Tunis (cat. 20) préparait peut-être une composition pour la célèbre Cassetta Farnese ; Salviati s'y montre virtuose, s'inspirant des monumentales scènes de batailles de Giulio Romano avec la délicatesse d'un enlumineur médiéval, pour s'adapter parfaitement à la traduction initiale de sa composition en cristal de roche. Quant au Char de la lune et du soleil (cat. 21), il était peut-être destiné à un décor théâtral, ou du moins une entreprise éphémère. Son iconographie rappelle les véritables panégyriques peints que sont les fresques de Salviati au Palazzo Vecchio à Florence ou au Palazzo Farnese à Rome. La conception très intellectuelle de l'image reprend la tradition des chars de Pétrarque, avec ici un véhicule surmonté d'astres semblables à des baudruches rayonnantes : cette imagerie sophistiquée ne nuit guère à la sobriété de l'exécution, privilégiant les notations rapides ou les rehauts de plomb pour les coups de lumière.


De composition complexe, il est encore question avec Baccio Bandinelli dont l'oeuvre graphique a dernièrement bénéficié d'une excellente présentation au Louvre. On retrouve d'ailleurs, comparables aux feuilles vues dans l'exposition citée, des études pour les bas-reliefs du chœur de Santa Maria del Fiore, sculptés par l'artiste vers 1547-1548 : Le Corps du Christ porté par les saintes femmes (cat. 12) et Le Christ pleuré par les saintes femmes (cat. 13) se rattachent à toute une production graphique et sculpturale de Bandinelli autour de la Pietà, traitée avec un débordement de gestes et de cris pour le moins véhéments, portant la tragédie à l'exaspération. Bandinelli s'attache à une autre histoire dramatique de la Bible dans Adam et Ève implorant l'Éternel (cat. 11), vaste machine tant pour le sujet que pour le style, qui semble réunir des souvenirs de Dürer comme de Raphaël, notamment Dieu le Père directement empruntée à La Vision d'Ézéchiel (Florence, Palazzo Pitti). Très ambitieuse, l'œuvre détaille chaque volume à la façon d'une sculpture, et bénéficie par ailleurs d'un bel encadrement de cuirs découpés aussi dû à l'artiste.

A tout seigneur, tout honneur : concluons avec Vasari, promoteur par excellence de la plupart de ses collègues grâce à ses Vite, où l'école toscane tient la part du lion. Le dessin qui le représente, La Récolte de la Manne (cat. 24), prépare une composition exécutée en 1544-1545 pour le réfectoire du Monte Oliveto à Naples. Cette décennie 1540 fut justement fort riche en voyages pour Vasari, comme Venise où il diffusa le maniérisme toscan aux côtés de Salviati. La Récolte de la manne partage, d'ailleurs, des affinités avec les œuvres vénitiennes de Vasari, dans la gestuelle affectée de ses protagonistes. Pour un peu, on croirait un ballet compliqué avec ses coquettes porteuses de vases et ses vieillards aux poses raffinées, et non une scène biblique. Grâce, désinvolture et imagination : Vasari illustre lui-même parfaitement les qualités qu'il a tant louées chez ses contemporains. Aussi partisan que fut l'auteur des Vite en faveur de sa région natale, on ne saurait lui reprocher d'avoir encensé de si grands talents !


Le dessin à Florence au temps de Michel-Ange, du 12 février au 30 avril 2009 École nationale supérieure des Beaux-Arts (cabinet de dessins Jean Bonna-Mathias Polakovits, palais des études, à gauche dans la cour vitrée), 14 rue Bonaparte, 75006 Paris. Ouvert du lundi au vendredi, de 13H00 à 17H00. Entrée libre. Catalogue avec préface de Henry-Claude Cousseau, textes de Emmanuelle Brugerolles et Camille Debrabant, introduction de Philippe Costamagna (Paris, 150 pages, 2009, 18 euros).
N-B : l'exposition sera présentée en 2010 à Ajaccio, Musée Fesch.

Références photographiques :
- Jacopo Carrucci dit Pontormo, Homme vu à mi-corps de trois-quarts dos, le bras droit levé, sanguine et craie sur papier gris, 23,4x13,1 cm
- Andrea del Sarto,
Tête de jeune fille, sanguine, 23,3x17,8 cm
- Francesco de'Rossi dit Salviati, Le Char de la lune et du soleil, plume, pinceau, bistre et rehauts de gouache blanche, 26,9x41,5 cm
- Baccio Bandinelli,
Adam et Ève implorant l'Éternel, plume, 43,5x29 cm

3 commentaires:

alix a dit…

Ton article est l'occasion de me replonger dans cette petite exposition... Merci pour tes commentaires sur mon blog. J'écris effectivement beaucoup sur des expositions au thème italien, mais il faut dire que la péninsule est particulièrement mise à l'honneur en ce moment (Voir l'Italie et mourir!). Je viens d'ailleurs d'écrire quelques lignes sur "De Sienne à Florence" à Jacquemart André. Et pour changer un peu, Elise, qui écrit sur le XIXe siècle, devrait bientôt poster sur Waldmüller.

Richard Lejeune a dit…

Le hasard a voulu - ou plutôt la fréquentaion du blog de Louvreboîte - que je débarque ici sur votre blog.

Superbe !
La jeunesse qui est la vôtre, la fougue aussi qui lui est consubstantielle, les connaissances, remarquables, la fréquentation du Louvre et de son Ecole, l'opportunité aussi d'être Parisien pour vivre tout cela; bref tout ce qu'un Prof d'Histoire, d'Histoire de l'Art, d'Egyptologie, "mais" Belge, c'est-à-dire géographiquement éloigné de toutes ces possibilités, ne connaîtra jamais - jamais plu, vu ma position de retraité; mais qui parvient néanmoins grâce à vous, à d'autres passionnées également, à proposer en toute modestie "sa" vision du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre ...

Bonne continuation à vous.
Et, surtout, ne perdez jamais cette passion qui vous, qui nous anime tous ici ...

Fabien-Lesbordes a dit…

Merci. Dommage que j'arrive trop tard pour voir l'exposition, j'aurais bien aimé la voir, au moins j'ai pu lire l'article !