mercredi 10 décembre 2008

Giovanni Bellini : catalogue de l'exposition à Rome, Scuderie del Quirinale


Reconnu dès son vivant comme le plus grand peintre vénitien de la seconde moitié du XVe siècle, Giovanni Bellini n'avait pourtant jamais vraiment été l'objet d'une grande exposition monographique. Comme pour bon nombre d'artistes de cette époque, les tableaux de ce maître étant de dimensions très variables (du petit panneau aux immenses polyptyques) et souvent fragiles, il n'était guère facile de les réunir. D'autant que, à ces difficultés matérielles, s'en ajoutent d'autres, d'ordre davantage intellectuel : le catalogue de Giovanni Bellini reste encore à géométrie variable, que ce soit pour la chronologie de certaines œuvres ou l'autographie très discutée d'autres_ Bellini dirigeait probablement le plus grand atelier de peinture de la Sérénissime vers 1500, par lequel sont tout de même passés Giorgione, Titien ou encore Sebastiano del Piombo ! L'exposition qui se tient actuellement à Rome était donc plus qu'attendue, et peut donc être saluée comme la première manifestation monographique dédiée à cette personnalité artistique. N'ayant pu voir ladite exposition, je m'en tiendrai à la critique du catalogue. Sur la forme, peu à redire : comme d'habitude avec les éditions Silvana, les illustrations de qualité (ce qui vaut d'être souligner, vu la difficulté à rendre par la photographie le tonalisme de la peinture vénitienne), avec notamment des détails en pleine page, contribuent à faire de l'ouvrage scientifique aussi un beau livre d'art. Quant au fond proprement dit, il apporte quelques éléments intéressants mais aussi un certain nombre de déceptions, qu'on ne saurait totalement ignorer.

Différentes approches de l'art de Bellini sont envisagées dans la série d'essais précédant les notices. Après une rapide mais savante présentation de l'artiste par l'incontournable Mauro Lucco quand on parle d'art vénitien, est abordé une thématique généralement peu abordée : le dessin sous-jacent dans les tableaux. Grâce aux examens par réflectographie, il est désormais possible de déceler sous la couche picturale tout un réseau de lignes formant la structure de l'œuvre finale. Et ces études apportent tout un lot d'éléments cruciaux pour l'historien de l'art. On constate en effet que Bellini conserva cette technique préparatoire durant toute sa carrière, depuis les premiers tableaux au style assez graphique jusqu'aux Madones des dernières années. Cette observation incontestable permet ainsi de nuancer le jugement commun sur la peinture vénitienne, qui serait uniquement fondé sur la touche. D'ailleurs, la technique se retrouve ultérieurement (même si beaucoup moins prégnant qu'au Quattrocento) chez quelques élèves de l'artiste, ne serait-ce que Titien et sa fameuse Allégorie Conjugale du Louvre qui a révélé un tel tracé préparatoire.

Les autres essais se montrent plus classiques dans leur approche, qu'il s'agisse des sujets profanes dans la peinture de Bellini (qu'on connaît surtout par les toiles mythologiques de la fin de vie, alors que l'artiste fût chargé d'exécuter des compositions pour le Palais des doges à la fin du XVe siècle, toutes détruites dans un incendie en 1577), les divers commanditaires du peintre officiel de la Sérénissime autour de 1500 ou encore la production de portraits. Ce dernier point mérite une allusion car cet aspect de l'œuvre de Bellini est souvent éludé voire incompris, tant la production déconcerte : comme dans la peinture d'histoire, l'artiste a évolué de façon assez magistrale en quelques décennies, depuis l'encore très gothique Portrait de jeune homme de Birmingham à son chef-d'œuvre du genre qu'est le Portrait du doge Leonardo Loredan (Londres, National Gallery) en passant par le Portrait de Giovanni Emo (Washington, National Gallery of Art) à la sévérité proche de Mantegna. Les dernières études se focalisent plus particulièrement sur la construction spatiale et conceptuelle des tableaux, notamment dans le rapport qu'entretient la peinture avec la sculpture ou bien une évocation de la Transfiguration de Naples, encore empreinte de schémas byzantins malgré son style indéniablement renaissant.

Le catalogue des œuvres se révèle par contre assez déconcertant. Non pas tant pour la qualité ou l'intérêt des tableaux exposés que pour l'appréhension d'un tel artiste en 2008. On pourrait croire les propos purement et simplement monographiques d'un autre temps, comme le prouve superbement Mantegna au Louvre, dont l'exposition romaine est un peu une antithèse, comme il a été ici démontré. Comment peut-on encore traiter un artiste comme une sorte de figure isolée, en occultant non seulement ses contemporains mais aussi l'atelier ? Sur les 62 œuvres réunies pour l'occasion, seuls sont visibles des tableaux revenant à Bellini_ ou du moins prétendues autographes, comme on le verra. Rien de ses collaborateurs ou de ses suiveurs, pourtant bien connus, tels Vincenzo Catena ou Marco Baisati pour ne citer que les plus proches de la manière de Bellini. Alors que le Louvre analyse avec justesse les rapports stylistiques entre Mantegna et son beau-frère, il n'y a même pas d'œuvre de comparaison du peintre mantouan, seulement quelques vagues allusions dans les premières notices...Qu'une manifestation ne soit articulée qu'autour d'une seule et même figure reste discutable mais peut encore s'argumenter. Par contre, l'ensemble bellinien exposé à Rome appelle des critiques scientifiques moins amènes.


Tout d'abord, le catalogue est uniquement consacré à la peinture, et occulte donc complètement le dessin. L'occasion était pourtant rêvée pour démontrer combien l'artiste était aussi remarquable dans la couleur que dans la ligne ! On pourra toujours arguer que le corpus graphique est aujourd'hui mince, il existe encore quelques belles feuilles à la paternité peu discutée : on verra ainsi trois dessins de Giovanni Bellini rien que dans l'exposition Mantegna. Hélas, il y a encore pire puisque la quasi-intégralité des oeuvres sont présentées comme autographes alors qu'un regard un minimum exercé sera frappé par la différence d'un tableau à l'autre, et pas seulement en terme d'évolution du peintre. Si l'on peut assez bien comprendre le passage d'une manière encore gothique_ avec même des réminiscences byzantines_ d'une Madone conservée à Los Angeles (cat. 1) à l'interprétation renaissante du thème, avec la sensibilité atmosphérique propre à Venise, dans un panneau du Metropolitan Museum (cat. 4), comment croire de la même main l'admirable Transfiguration du Museo Correr et le bien plus médiocre Polyptyque de Genzano (cat. 9), censés avoir été peints par Bellini à peu d'années de distance ? Ce véritable écueil critique est assez bien rattrapé par une très belle sélection d'œuvres autour de la Passion, thème abondamment médité par l'artiste dans les années 1460-1470 : ses Crucifixions font d'abord apparaître Marie et Jean sur le Golgotha (cat. 8 et 15), avant de laisser progressivement le Christ seul devant un paysage sévère de roches et de cités, baigné d'une lumière tellement douce qu'elle semble vouloir atténuer les souffrances du martyre christique (cat. 22 et 23)...Bellini a surtout développé l'iconographie bien particulière du Christ mort de la Pietà, représenté soutenu par ses proches (cat. 10, 12, 18) ou bien des anges (cat. 11, 14), l'œuvre la plus impressionnante sur ce thème étant peut-être une magistrale grisaille des Offices (cat. 27), concentrant sept personnages autour du cadavre christique d'une profonde sérénité.

La mise en page à mi-corps privilégiée par Bellini pour ces sujets doloristes est largement reprise pour les Madones, abondamment produites tout au long de la carrière de l'artiste. Et l'on sait que la quantité n'a jamais gâché la qualité : on peut même dire que le peintre a sublimé une tradition picturale très forte à Venise, comptant de nombreux peintres de madones aux talents très divers, en donnant progressivement à l'arrière-plan une importance aussi forte qu'au groupe sacré. Le paysage s'oriente, en effet, vers une vision lyrique qui fait de l'image une véritable poésie sacrée (dont l'apogée sera bien entendue atteint avec Giorgione et Titien). Après les grandes étendues bleutées de ciel embrassant l'eau et les courbes des vallons, place vers 1500 aux panoramas plus fouillés, allant de pair avec une tendresse maternelle de la Vierge pour son fils. A côté des exemples bien connus de l'Accademia de Venise (cat. 33, 42) ou de Milan (cat. 59), quelques œuvres moins fameuses (mais pas moins intéressantes) tel ce panneau de Détroit (cat. 58) plaçant la Vierge à l'Enfant devant un rideau sur la partie gauche du tableau, pour laisser place de l'autre côté à une vue arcadienne. Ce format en largeur reste surtout l'apanage des Saintes Conversations : à ce sujet, on rappellera qu'une très belle Madone entourée de deux saintes (cat. 26), plongées dans un délicat clair-obscur, date du début des années 1480, c'est-à-dire qu'elle anticipe de près de 20 ans les expériences de Giorgione sur les figures émergeant de la pénombre, et doit être contemporaine de La Vierge aux rochers de Léonard...Cette manière "ténébriste" prend, dans les ultimes œuvres, des accents pathétiques autour de la figure isolée du Christ, bénissant ou portant sa croix (ce dernier type d'œuvre étant d'ailleurs très proche, par son cadrage, de compositions élaborées aussi bien par Giorgione et Mantegna que Dürer ou Léonard, et plus tard repris par Lorenzo Lotto dans un tableau aujourd'hui au Louvre). Quoique d'une haute qualité picturale, dans l'exécution comme dans le sentiment, ces "icônes renaissantes" posent d'évident problèmes d'attribution, et il apparaît clairement que les trois panneaux dont dus à des mains différentes qui reprennent une même invention de Bellini.

La peinture religieuse a beau voir été la principale expression de l'artiste, il n'en reste pas moins qu'il a été particulièrement innovant dans deux domaines, très diversement représentés dans l'exposition. Le genre du portrait est rapidement évoqué avec trois belles têtes d'hommes (cat. 35-37), découpant sur un fond azur leur buste, dont le visage aux traits concentrés contraste admirablement avec la délicatesse de leur chevelure (qui avait tant fasciné Dürer lors de ses séjours à Venise). Malheureusement, cette séquence s'arrête à la fin des années 1480, excluant de fait l'apogée de Bellini portraitiste qu'incarne vers 1501-1504 le Portrait du doge Leonardo Loredan (Londres, The National Gallery), effigie solaire toute en sérénité et en force contenue. Quant à l'histoire profane (autant les représentations symboliques que les scènes issues du monde antique), son traitement laisse à désirer. Il y a bien la présence de cette fascinante Allégorie sacrée (cat. 30) des Offices, bénéficiant d'une admirable notice de l'éminent Peter Humfrey retraçant les différentes interprétations de ce type d'image, qui conjugue de façon si troublante les registres de lecture au mystère de l'atmosphère aussi étrange que familière, et dont la polysémie iconographique sera bientôt amplifiée par Giorgione. Tout aussi troublant, un ensemble de quatre petites scènes allégoriques (cat. 44 a-d) pose des problèmes à la fois d'interprétation et d'iconographie qui, là encore, ont été lues selon différentes considérations parfois contradictoires mais qui ne s'annulent pas forcément entre elles...Le dernier tableau a beau être La Dérision de Noé (cat. 62) de Besançon, où le vieux maître s'incline désormais devant son ancien élève Giorgione, Bellini a surtout terminé sa carrière par quelques compositions mythologiques appelées à une grande fortune dans la peinture vénitienne de la première moitié du XVIe siècle : Bacchus enfant (Washington), la Jeune femme à sa toilette (Vienne) et La Fête des dieux (Washington). Or, aucune de ces pièces, incontournables pour l'articulation de la carrière de l'artiste, n'est exposée à Rome (même si elles sont évoquées dans l'un des essais introductifs : "Temi profani e pittura narrativa in Giovanni Bellini", d'Anchise Tempestini), privant le visiteur des ultimes coups d'éclat de Bellini et du même coup donnant une vision quelque peu fausse de sa production finale. On a ainsi le sentiment d'avoir pu apprécier le génie d'un maître sans en avoir saisi toute la richesse_ autrement dit, il manque encore à Giovanni Bellini l'exposition qui saura lui rendre le juste hommage et la place qui lui revient parmi les pionniers de la grande peinture européenne, celle qui allie la force du sentiment à la beauté du réel.

Giovanni Bellini, Milan, Silvana Editoriale, 2008, 383 p., 35 euros. L'exposition a lieu à Rome, Scuderie del Quirinale, du 30 septembre 2008 au 11 janvier 2009.

Références photographiques :
- Giovanni Bellini, Christ mort avec quatre anges, vers 1468, huile sur panneau, 80,5x120 cm, Rimini, Musei Comunali (cat. 14)
- Giovanni Bellini et atelier, Vierge à l'Enfant avec saint Siméon (?) et une sainte (dite aussi Nunc Dimitis), vers 1500, huile sur panneau, 62x82,5 cm, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza (cat. 52)

Aucun commentaire: