dimanche 29 novembre 2009

Souvenirs d'Italie (1600-1850) Chefs-d'oeuvre du Petit Palais : exposition à Paris, Musée de la Vie romantique

Il y a quelque singularité à ce qu'un Musée de la Ville de Paris organise une exposition à partir d'œuvres d'un autre Musée de la Ville de Paris. Dans le cas de Souvenirs d'Italie, il n'y a guère à redire, puisque la démarche se révèle pleinement justifiée : les objets réunis proviennent essentiellement du Legs Dutuit, du nom de ces deux frères passionnés d'art, qui vécurent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Après leur mort, leur collection sera donné à la Ville de Paris, et formera le noyau initial et principal du Musée des Beaux-Arts de la ville, établi dans les murs du Grand Palais. Réunis par des amateurs dans un cadre privé, les objets du legs Dutuit retrouvent temporairement un cadre intimiste au sein de l'ancienne demeure d'Ary Scheffer. C'est plus particulièrement le cas pour les antiques, disposés dans des vitrines du XIXe siècle, selon une présentation qui associe la curiosité à l'érudition. Un faux tanagra dénote un peu dans cette belle réunion de vases et de statuettes. Provenant d'Étrurie ou d'Apulie, les céramiques d'Italie suivent les modes de la production grecque d'époque hellénistique, par la recherche de formes élaborées et leurs teintes noir et orangé. Parmi les bronzes étrusques, doivent être distingués une superbe ciste en bronze (Latium, IIIe siècle avant Jésus-Christ), vase funéraire entièrement gravé de dragons, de rosettes_ vieux fonds de l'époque dite orientalisante, dans la Grèce du VIIe siècle_ et de scènes mythologiques, décor dessiné au trait avec une économie de moyens fortement méditée par les maîtres néoclassiques ; ainsi qu'une petite Vénus Anadyomène, variante probable d'un original grec hellénistique grandeur nature (lui-même dérivant d'une œuvre peinte par le légendaire Apelle, selon les spécialistes).



Outre ce goût antiquaire, les Dutuit manifestèrent un grand intérêt pour les artistes français partis en Italie, dont les œuvres constituent la majeure partie de l'exposition. Si le voyage transalpin devient incontournable dès le XVIe siècle, il prend une importance accrue durant le Grand Siècle, au point que certains artistes s'établissent définitivement à Rome. Tel est le cas de Claude Lorrain, qui passa l'essentiel de sa carrière dans la Ville éternelle, où il s'illustra dans le paysage "classique"_ à savoir, des recréations poétiques de la campagne romaine ou des arrangements fantaisistes d'architectures, associés à des thèmes historiques, empreints d'un souffle lyrique voire contemplatif. Essentiellement peintre, Lorrain fut aussi un graveur de grand talent, et l'on comprend aisément que les Dutuit aient pu acquérir nombre de ses eaux-fortes. Beaucoup de ces estampes reprennent les formules qui ont contribué au succès des tableaux : mise en scène théâtralisée, où nature et bâtiments forment le cadre d'un épisode biblique (Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1663), un récit mythologique (L'Enlèvement d'Europe, 1634) ou une scène anecdotique (Le Bouvier, 1636). L'artifice s'impose par un jeu de coulisses emprunté au monde du spectacle, trait typiquement baroque, tout comme la vie sans heurt des bergers trahit un regard fantasmé sur la campagne romaine, Arcadie retrouvée aux abords de la Ville éternelle. Mais comment rester indifférent devant cette exaltation quasi mystique de la nature, mère nourricière accueillant l'homme en son sein ? Avec une sensibilité inégalée, Lorrain parvient à créer de subtils effets lumineux rien qu'avec du noir et du blanc, en laissant en réserve certaines zones près d'autres largement ombrées. L'illumination bichrome qui jaillit du Soleil levant (1634) peut tout à fait être comparée à la splendeur dorée du Paysage avec le port de Santa Marinella (vers 1639), petite huile sur cuivre que possédait les Dutuit. Influencé par les Flamands, l'art de Lorrain inspirera en retour certains membres de la colonie nordique à Rome, quoique sans la même acuité d'esprit et de regard. Claude Lorrain s'est aussi ingénié à recréer, en miniature sur le papier, la démesure des décors éphémères, fréquents au XVIIe siècle pour fêter tout événement, jusqu'à faire de Rome une ville en spectacle perpétuel. Fontaines grandiloquentes sommées d'emblèmes, fortins disparaissant dans un déluge pyrotechnique, ces ambitieux monuments n'ont laissé d'autre trace que ces témoignages indirects : aussi précieux soient-ils, ces dessins n'offrent seulement qu'un pâle reflet de "l'illusion baroque".

Fondée par Louis XIV, l'Académie de France à Rome pérennisa la présence des artistes en Italie sous l'Ancien Régime, notamment par l'accueil des talents les plus prometteurs du royaume. Bien que la future capitale italienne demeurât une étape obligée, le voyage dans la péninsule comptait de plus en plus d'étapes au XVIIIe siècle. Partageant une amitié et un style, Fragonard et Hubert Robert quittaient volontiers les abords du Corso pour d'autres destinations, particulièrement Tivoli. La célèbre cité du Latium offrait des sites particulièrement diversifiés, entre nature et culture : des ruines antiques avec le temple de la Sybille tiburtine, une grandiose demeure de la Renaissance nommée la Villa d'Este, ainsi qu'un environnement grandiose autour des cascatelles. Cet ensemble remarquable inspira un ouvrage fort ambitieux au protecteur des deux peintres, l'abbé de Saint-Non. Son Voyage pittoresque (1777-1819), auquel le riche ecclésiastique consacra une part importante de sa fortune, recensait les mille et une curiosités de la péninsule, désormais enrichie des cités du Vésuve. C'est ainsi que l'abbé reproduisit La Marchande d'Amours, une fresque d'Herculanum qui inspira à Vien son plus célèbre tableau. Du maître de David sont montrées trois têtes d'Orientaux (vers 1748), peintes alors que les attraits de l'Asie le disputaient quelque peu aux charmes de l'Italie.


Près d'un siècle plus tard, ces fantasmes ne faiblissaient guère. Ancien pensionnaire de la Villa Médicis (siège depuis 1803 de l'Académie de France à Rome), Ingres en devint le directeur entre 1834 et 1840. Bien qu'il délaissa alors un peu son art pour des responsabilités administratives, le peintre des femmes enivrantes créa l'un de ses nus les plus sensuels, L'Odalisque à l'esclave, préparée par de savoureux croquis. Parmi les nombreux mirages du monde transalpin, celui des belles aussi voluptueuses qu'avenantes n'est négligeable : assez inhabituelle chez Corot, Marietta ou l'odalisque romaine (1843), langoureusement allongée sur son drap et comme surprise par son observateur, rappelle que l'Italie n'attire pas seulement pour son patrimoine_ ou bien que l'artiste a porté son attention sur d'autres courbes et reliefs que ceux de ses fameuses peintures panoramiques...Dans une veine moins leste et plus reconnaissable, Corot grave des paysages où la nostalgie se glisse même dans la vibration de l'air à travers les arbres et les herbes, alors que les nuages passent fugacement, comme des pensées évanouies.

En guise d'apothéose, la dernière salle est entièrement dédiée à Hubert Robert, et sa vision des ruines, des hommes et de la nature, tel un songe éternel. Dans ce cadre sont réunis les huit panneaux commandés à l'artiste par Beaumarchais en 1790. L'hôtel du dramaturge ayant été détruit au XIXe siècle, les toiles furent par la suite dispersées, deux d'entre elles étant aujourd'hui au Petit Palais et les autres à l'Hôtel de Ville de Paris. En dépit d'une forte usure, ces décors révèlent la grandeur d'imagination d'Hubert Robert et sa capacité à se jouer des rêveries. D'ordinaire pièce de musée bénéficiant du culte des érudits, l'antique devient l'élément d'un caprice pictural, comme oublié dans une nature le condamnant inexorablement à la ruine. Dans la même veine, le peintre s'autorise aussi de l'humour, avec le Laocoon à la fois vénéré et moqué depuis le XVIe siècle (notamment par Titien) : sous le groupe étouffé par un serpent monstrueux, pâtres et cheptel prennent peur devant l'arrivée dans un bassin...d'une petite couleuvre ! Malgré tout, cette lecture burlesque n'est-elle pas encore une nouvelle révérence devant l'antique ? On mesure toute la fascination d'Hubert Robert pour ces pièces insignes avec l'omniprésence de L'Apollon du Belvédère dans son œuvre, depuis ce décor jusqu'à la Vue imaginaire de la Grande Galerie en ruine, imaginant un Louvre dévasté mais la statue vaticane intacte. Une divagation comme une autre, pour prolonger le voyage vers cette Italie sans cesse rêvée mais jamais épuisée.

Souvenirs d'Italie (1600-1850) Chefs-d'œuvre du Petit Palais, du 29 septembre 2009 au 17 janvier 2010, Musée de la Vie romantique Hôtel Scheffer-Renan, 16 rue Chaptal, 75009 Paris. Ouvert tous les jours, sauf les lundis et jours fériés, de 10H00 à 18H00. Tarif plein : 7 euros ; réduit : 5 euros ; jeunes : 3,5 euros (accès gratuit pour tous aux collections permanentes).

Références photographiques :
- Camille Corot, Marietta, 1843, huile sur papier collé sur toile, 29x44 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Claude Gellée dit Le Lorrain, Le Troupeau en marche par temps orageux, entre 1650 et 1651, eau-forte (2e état sur deux), 16,1x22 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Jean-Honoré Fragonard, Un Parc à l'italienne. Les Jardins de la Villa d'Este, vers 1774, lavis de bistre sur traits de pierre noire, 34,7x46,3cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Jean-Auguste-Dominique Ingres, Étude pour l'Odalisque à l'esclave, vers 1838, mine de plomb sur papier, 17,5x35,5 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
- Camille Corot, Souvenir d'Italie, 1863, eau-forte, 31,4x23,3 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet
- Hubert Robert, L'Hercule Farnèse, 1790, huile sur toile, 281x132 cm, Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit-Palais / Roger-Viollet

dimanche 1 novembre 2009

Peindre à Venise au XVIe siècle : Les héritiers de Titien : disciples, partisans et rivaux, par Miguel Falomir

A tout seigneur tout honneur, Titien clôture le cycle, tout comme il triomphe dans Rivalités à Venise. S'agissant de la vieillesse du maître, un espagnol était, pour le moins, bien placé pour en parler : il y a fort à parier que le Prado conserve le plus prestigieux ensemble de toiles de Titien au monde. C'est à ce noyau des collections madrilènes que Miguel Falomir consacre actuellement ses efforts, en vue de la publication prochaine d'un catalogue raisonné. Figure centrale à Venise, en Italie et en Europe, Titien devait sa position autant à son génie qu'à à une série de circonstances jouant souvent en sa faveur. La mort prématurée de Giorgione en 1510, puis le décès de Giovanni Bellini en 1516 et le départ de Sebastiano del Piombo pour Rome en 1511, facilitèrent l'épanouissement de Titien jusqu'à sa supériorité incontestée sur les autres peintres de la lagune_ même Pordenone, bien mieux estimé qu'aujourd'hui. Une hégémonie pas vraiment remise en cause dans les années 1540 avec la venue à Venise de peintres maniéristes toscans comme Vasari et Salviati, ou bien l'arrivée sur la scène artistique de Tintoret. Celui-ci, avec une œuvre de jeunesse comme Apollon et Marsyas (Hartford), ne menaçait guère la suprématie de Titien qui, au départ, eut probablement des rapports cordiaux avec Tintoret. Le vieux maître et le jeune artiste eurent même des amis communs, tel l'Arétin pour la demeure duquel fut peint Apollon et Marsyas. Miguel Falomir, au passage, met fortement en doute les propos de Ridolfi au sujet d'un apprentissage, aussi bref fut-il, de Tintoret dans l'atelier de Titien.



La situation changea sensiblement après le départ de Titien et ses collaborateurs pour Augsbourg à la Noël 1547, voyage suivi d'une rumeur de départ définitif du peintre pour la cour de Charles Quint_ L'Arétin explique même dans une lettre que des Vénitiens se précipitèrent à l'atelier pour acheter les œuvres de Titien, par crainte de ne plus jamais le revoir dans la Cité des Doges...Et pourtant, l'artiste revint bien à Venise, en novembre 1548, découvrant une cité désormais acquise à Tintoret, qui avait exécuté durant l'absence du maître son Miracle de l'esclave, premier coup d'éclat et certainement pas le dernier ! Cette synthèse très aboutie entre tradition vénitienne et maniérisme romano-toscan, sous la forme d'une composition élargie peuplée de personnages dynamiques, dut probablement déstabiliser Titien, confronté à un nouveau style de peinture qu'il n'arrivera jamais d'ailleurs à aussi bien assimiler que son jeune collègue. La peur de Titien prit bien vite l'aspect d'un froid à l'égard de Tintoret, qui fit plusieurs fois les frais des inquiétudes du "parrain" de la peinture vénitienne de se voir éclipser : à cet égard, l'absence de Tintoret à la décoration de la salle de lecture de la Libreria Marciana se révèle très parlante. L'architecte de la bibliothèque, Jacopo Sansovino, était un ami de Titien, dont on doit voir l'influence non négligeable dans la sélection de sept jeunes peintres, souvent inférieurs à Tintoret, puis l'attribution du prix à Véronèse, alors favorisé par Titien...En 1549 déjà, l'Arétin déplorait une attitude aussi injuste, mais Dolce, toujours prêt à défendre le champion de la peinture vénitienne, critiqua comme par contrecoup le style de Tintoret. La vindicte perturba aussi le chantier décoratif de la Scuola Grande di San Rocco, traînant durant onze ans, mais dont Tintoret sortit vainqueur. Pour assurer sa réussite, Tintoret n'imposa pas seulement son talent et sa manière originale par rapport à Titien, mais aussi une stratégie analogue à celle de son rival, notamment en offrant des portraits afin d'obtenir une promotion ; il proposa même en 1573 de faire don d'une représentation de la Bataille de Lépante aux autorités, dans le but de devenir peintre officiel de la République Sérénissime.

Lorsque Véronèse fait son apparition à Venise en 1551, sa Pala Giustiniani, destinée à l'autel de la famille homonyme à San Francesco della Vigna, reprend de manière flagrante la composition désaxée de la Pala Pesaro, peinte un quart de siècle auparavant par Titien aux Frari. La déférence ne dut pas être seulement formelle car le succès rapide du jeune peintre de Vérone fut probablement facilité par la bienveillance de Titien. Et pourtant, quelle différence de langage pictural entre eux deux ! Miguel Falomir propose une confrontation très pertinente, axées sur les peintures de San Sebastiano : en entrant dans l'église, on se trouve face à un Saint Nicolas peint en 1563 par Titien, dont l'écriture contraste singulièrement avec les peintures du plafond dues à Véronèse, qui entreprit la décoration des lieux dès 1555. C'est un écart entre deux générations distinctes, la plus jeune se lançant dans de grandes peintures religieuses narratives auxquelles Titien était peu habitué. Force est de constater que les dernières réalisations vénitiennes du maître ne sont pas à la hauteur de ses moyens, qu'il emploie surtout pour le roi d'Espagne. Le 26 avril 1562, Titien envoie à Philippe II les dernières œuvres qu'il lui commanda ; les tableaux suivants à destination de la péninsule ibérique seront tous des cadeaux_ à l'exception du Martyre de saint Laurent à l'Escurial et de Philippe II offrant le prince Ferdinando à la Victoire, deux toiles demandées par le souverain Habsbourg.

Les rares commandes vénitiennes contemporaines trahissent parfois de vains efforts pour rivaliser avec la nouvelle génération : La Transfiguration de San Salvatore rappelle défavorablement Tintoret, tandis que La Cène (disparue) autrefois à Santi Giovanni e Paolo présente à l'arrière-plan un fond architectural repris des grands repas bibliques de Véronèse, mais sans leur emphase grandiose. Bien plus réussie, la dernière commande officielle de Titien à Venise se révèle être La Sagesse (1560-1562) pour la Libreria Marciana, lieu officiel où Tintoret triomphera en 1571 avec sa série de Philosophes pour la salle de lecture. Derrière ces tableaux décevants, se devine aussi la déchéance physique d'un homme à l'âge canonique. Des témoignages de l'époque vont dans ces sens : en 1568, Maximilien II refuse que le peintre reproduise pour lui ses Poesie, car il l'en estime désormais incapable. Dans une lettre du 5 mai 1573, le duc d'Urbin Guidobaldo della Rovere affirme que Titien ne peignait plus, à cause de son grand âge. Ce prince commanda néanmoins la même année une Vierge de la Miséricorde (Florence, Palazzo Pitti), en sachant pertinemment qu'elle ne serait pas le fait du maître : l'examen y révèle une participation prépondérante de l'atelier, mais quel autre artiste vénitien pouvait revendiquer une dimension internationale ?

Pareilles difficultés obligèrent Titien à prendre plusieurs collaborateurs, dont les facultés souvent modestes ne purent pallier l'incapacité du maître, qui semble avoir formé peu d'artistes notables. La question de l'atelier de Titien reste encore très débattue, d'autant que les rares peintres intéressants à l'avoir fréquenté présentent un profil particulier : soit un Paris Bordone, carrément évincé à cause de son talent ; soit des nordiques, comme le néerlandais Sustris ou l'allemand Schwarz, déjà formés avant d'entrer en contact avec Titien. Alors que les œuvres présentent un caractère assez homogène jusque vers 1550, l'augmentation de la production à partir du séjour à Augsbourg oblige la participation de plusieurs mains sur une seule toile, même prestigieuse. Destinée à Charles Quint après son abandon du pouvoir, La Gloria montre autant de passages splendides que d'autres plus inférieurs, par exemple le profil de l'impératrice Isabelle. L'incapacité de l'atelier à exécuter des grands formats serait-elle à l'origine du déclin de Titien à Venise ? La carrière de Girolamo Dente (mort en 1572) tendrait à le prouver : sorti de l'atelier en 1550, il ne réussira pas vraiment à s'imposer indépendamment, finissant par retourner auprès de Titien en 1556...La qualité plutôt faible de ses tableaux explique aisément son insuccès, le condamnant à peindre pour des cités provinciales autour de Pieve di Cadore, ville natale de Titien. La remarque s'applique à d'autres peintres modestes de cet atelier, ainsi le fils de Dente, Orazio Veccellio, qui prit à son maître le style et le nom.

Titien lui-même fit preuve d'une certaine relâche, et les autorités craignirent même que le toiles signées de son nom furent en fait exécutée par des assistants_ d'où la demande faite à Titien d'apposer deux fois sa signature sur L'Annonciation de San Salvatore, à cause de doutes sur l'autographie du tableau. Cette défiance trouve notamment son origine dans les erreurs anatomiques alors flagrantes de toiles pourtant indéniablement peintes par le maître, qui parfois se borne à répéter la même pose d'une œuvre à l'autre_ Europe et sainte Marguerite partageant la même attitude, ou encore les gestes presque identiques de Diane et la Religion. Le rayonnement de Tintoret et Véronèse à Venise fut tel que, paradoxalement, certains peintres nordiques proches de Titien subirent une plus forte influence de ses jeunes rivaux. Le Jugement dernier de Dirck Barendsz dans le monastère bénédictin de Farfa (Latium) et Le Baptême du Christ (Prado) de Schwarz le prouvent de manière indiscutable. Même un artiste aussi doué que Damiano Mazza, terrassé à 26 ans par la peste qui emporta aussi probablement Titien en 1576, montre un intérêt pour la nouvelle garde : son œuvre la plus connue, L'Enlèvement de Ganymède, a beau avoir été faite pour un ami intime de Titien, elle se rapproche surtout des caractéristiques habituelles de Véronèse et Tintoret. De même le style tardif de Titien ne fut guère assimilé ou même imité par ses disciples : peut-être cette orientation était trop personnelle et liée à la dégradation physique d'un patriarche de la peinture_ il est d'ailleurs parlant que seul Jacopo Bassano, souffrant de mêmes problèmes dans sa vieillesse, se soit véritablement rapproché dans ses ultimes créations du dernier Titien.



En dépit de toutes ces réserves, la plupart des avis convergeaient pour reconnaître en Titien le plus grand peintre de son temps, capable de donner une âme à sa peinture. Lorsque le futur Henri III fait étape en 1574 à Venise, il rend visite à Titien, qui ne put hélas le portraiturer ; mais le jeune prince Valois refusait que les plus vigoureux Tintoret et Véronèse le représentent, les en jugeant indignes. Cette anecdote révèle les difficultés de ces deux peintres à se faire une réputation hors de Venise, un point de vue indirectement souligné par Vasari. En 1568, la deuxième édition des Vies fait l'éloge de Titien, critique Tintoret et ignore Véronèse. Ces derniers durent attendre la mort du maître en 1576 pour obtenir une clientèle étrangère...souvent la même que celle de Titien ! Leur production évolue de ce fait sensiblement, avec une augmentation des thèmes mythologiques, alors peu demandés à Venise. Leur peinture religieuse destinée à Philippe II porte aussi l'ombre du maître, Véronèse signant une Annonciation fortement marquée par la toile du même sujet peinte pour la mère du roi par Titien, tout comme Tintoret privilégiant une palette plus claire dans son Adoration des bergers (L'Escurial). Toutefois, Véronèse sera davantage favorisé par le successeur de Charles Quint, de sorte que Tintoret se tournera plutôt vers Rodolphe II.

Ce fort ascendant de Titien sur la peinture vénitienne est aussi revendiqué, curieusement, par des artistes pas forcément passés par son atelier. Se dire élève de Titien constituait, en quelque sorte, une excellente carte de visite dont usera Greco lorsqu'il se rendra en Espagne en juin 1577, soit un an à peine après la disparition du peintre préféré de Philippe II. Néanmoins, rien dans la peinture du crétois n'atteste d'une telle relation, bien que son séjour vénitien ait pu l'amener à connaître Titien ou du moins ses œuvres. Dans ces tentatives pour remplacer Titien à la cour espagnole, Parrasio Micheli accompagna son Allégorie de la naissance du prince Fernando d'une lettre où il se recommandait de Titien ; son style, néanmoins, trahit plutôt un rapport avec Véronèse. Le cas de Simone Peterzano est analogue. Ce peintre lombard, surtout connu pour avoir été le premier maître de Caravage, se proclame élève de Titien sur un Autoportrait daté de 1589, mais sa peinture d'histoire lorgne incontestablement du côté de Tintoret et Véronèse. Plus troublant encore : Pablo Scheppers, obscur peintre flamand, revendiquait aussi une formation titianesque, mais rien dans sa Vierge du Pilar entre saint Paul et Ignace de Loyola n'atteste d'une telle éducation artistique. Malgré toutes ces revendications, l'examen des œuvres montre le faible impact de Titien sur ses contemporains comparé aux influences de Tintoret et Véronèse. Il faudra attendre le XVIIe siècle et ses grands coloristes pour que soit redécouvert le génie de la peinture vénitienne : fait révélateur, cette réappropriation se fera moins dans la Cité des Doges qu'à Madrid, dont les collections royales conservaient alors L'Enlèvement d'Europe. Cette toile des Poesie fut notamment copiée par Rubens (tableau au Prado), et Velazquez en fit un motif de tapisserie dans sa magistrale composition, La Fable d'Arachné ou Les Fileuses. Mais ça, c'est un autre chapitre, tout aussi passionnant, de l'histoire de la peinture en Europe...

Références photographiques :
- Tintoret, Apollon et Marsyas, 1544-1545, huile sur toile, 137x236 cm, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art
- Véronèse, Pala Giustiniani (Sainte Famille avec saint Antoine et sainte Catherine), 1551, huile sur toile, 319x187 cm, Venise, San Francesco della Vigna
- Titien, La Sagesse, 1560-1562, huile sur toile, 177x177 cm, Venise, Libreria Marciana
- Titien, La Gloria, 1551-1554, huile sur toile, 346x240 cm, Madrid, Museo del Prado
- Dirck Barendsz, Le Jugement dernier, 1561, huile sur plâtre, Farfa (Latium), monastère bénédictin
- Damiano Mazza, L'Enlèvement de Ganymède, vers 1575, huile sur toile, 177x188 cm, Londres, The National Gallery