jeudi 9 septembre 2010

Botticelli, Bellini, Guardi...Chefs-d'œuvre de l'Accademia Carrara de Bergame : exposition à Caen, Musée des Beaux-Arts

Indiscutablement, Caen compte parmi les grands musées français en matière d'art italien. D'abord, bien entendu, pour ses collections permanentes comprenant de superbe Tura, Pérugin, Véronèse, Giordano ou Guerchin, mais aussi pour ses expositions temporaires. Après avoir accueilli la seconde étape de Splendeur de Venise en 2006, le musée normand introduit le public français à une collection qu'il connaît mal, voire pas du tout, l'Accademia Carrara de Bergame. Depuis plusieurs années s'intensifie le phénomène d'expositions itinérantes basées sur les œuvres de bâtiments fermés pour travaux, comme c'est le cas du musée italien actuellement. Hélas, l'aspect purement marketing, privilégiant le financier et le spectaculaire, de certaines de ces expositions a nuit à la démarche, au point de susciter désormais la suspicion auprès des connaisseurs. Ils auraient pourtant tort de ne pas aller à Caen, et de se laisser tromper par le terme "chefs-d'œuvre", qui ne cache rien de tapageur. Bien au contraire, on aurait du mal à formuler des reproches à cette exposition qui frise la perfection, ou du moins s'impose comme l'une des plus réussies en France cette année dans le domaine de la peinture ancienne. Grandes salles baignées d'un éclairage idéal pour apprécier les tableaux sans ombre ni reflet, accrochage dense mais aéré où les grands noms voisinent avec les artistes à la renommée plus locale, propos très clairs destinés à une large audience sans oublier les spécialistes_ ou comment un musée dit de province pourrait bien donner des leçons à certaines institutions parisiennes !




Pourquoi montrer les œuvres bergamasques à Caen ? Ce choix peut s'expliquer, entre autres, par la genèse analogue des deux institutions, héritières des idéaux des Lumières et à la pointe de l'histoire muséale moderne. Peu avant que le Consulat n'institue des collections dans les régions alors françaises, le comte Giacomo Carrara lègue à sa mort en 1796 ses biens artistiques, en souhaitant la construction d'un bâtiment adéquat (associé à un lieu d'enseignement des beaux-arts, toujours actif). Édifiée entre 1804 et 1810, l'Accademia Carrara comprend dès le départ de grands polyptyques, témoignage du regain d'intérêt pour les "primitifs" du Quattrocento. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les panneaux montrés à Caen ne sont pas parvenus à l'Accademia suite aux suppressions napoléoniennes ; certains furent acquis de sanctuaires bergamasques tard au XIXe siècle, voire au début du XXe. Avant même les campagnes révolutionnaires, la réfection des églises ou simplement le désintérêt sonnèrent le glas de ces polyptyques, condamnés à être fragmentés, leurs éléments dispersés ou parfois perdus. La première salle du parcours tente de reconstituer, autant que faire se peut, ces retables complexes, à l'occasion placés au-dessus d'une estrade simulant l'autel. Bien que des artistes locaux aient surmonté le défi de ces grandes machines, les religieux ont souvent fait appel à des peintres d'autres cités de Lombardie et de Vénétie : une activité picturale reflétant la position géographique de Bergame, tout comme son assujettissement à la République de Venise dès 1428. Fort actif, le Vénitien Bartolomeo Vivarini fournit les églises de la ville et ses environs avec plusieurs retables dont le Polyptyque de Scanzo (signé et daté 1488). Chez Vivarini persiste une écriture gothique, par ses couleurs fraîches et vives sur fond d'or, ainsi qu'un graphisme marqué, singulier pour un artiste de Venise. Peu après triomphera la noblesse silencieuse de Giovanni Bellini, ou plutôt ses épigones : le Parmesan Cristoforo Caselli dit Le Temperelli dans son Polyptyque de saint Pierre (vers 1495) reprend des prototypes du maître non sans raideur, alors que le Triptyque de saint Jacques (signé et daté 1506) par Francesco di Simone da Santacroce médite davantage sur la dernière manière, fondue et allusive, croisée à une influence de Cima da Conegliano dans les contours découpés. Le Milanais Bergognone se montra perméable à ce courant vénitien pour ses vues de ciel et ses paysages, tout en proposant une facture alternative. Comme la plupart de ses contemporains lombards, il assimila la leçon de Léonard, perceptible dans les expressions songeuses, les chairs modelées par le clair-obscur et la finesse des chevelures, donnant à ses figures un détachement proprement sacré.

Le long séjour bergamasque de Lorenzo Lotto, de 1513 à 1525, reste l'une des phases d'activité les plus fécondes de cet artiste itinérant, qui insuffla ainsi une nouvelle vie à la scène artistique locale. Malgré une amputation précoce, Le Mariage mystique de sainte Catherine (signé et daté 1523) s'impose comme une des créations les plus heureuses de Lotto à Bergame. Portrait fier à l'indicible mélancolie, courbes gracieuses et bizarres à la fois du groupe principal, pâleur de l'ange s'avançant, appartiennent bien au langage ô combien génial du peintre vénitien. Nul doute qu'un artiste comme Previtali dut méditer l'art de Lotto dans sa Pentecôte (vers 1527-1528), dominée par un étonnant feu d'artifice rehaussant les couleurs jusqu'à les faire rougeoyer. Il faut plutôt invoquer la force chromatique de Titien ou l'équilibre formel de Raphaël pour La Déposition (signée et datée 1566) de Giovan Battista Moroni qui, s'il tend à un certain classicisme, n'en délaisse pas moins l'émotion juste, avec une objectivité digne de ses portraits. A la fin du XVIe siècle, la peinture religieuse bergamasque participe à l'élaboration du grand style des années 1600 par l'entremise de Giovan Paolo Cavagna : sa Vierge à la ceinture (signée et datée, vers 1591) s'articule autour d'une rencontre des sphères terrestre et céleste, comme il est de mise dans l'esthétique baroque, de même que certains portraits de dévots offrent des affinités avec Caravage, né pas si loin de Bergame...

Avec son legs, Giacomo Carrara inaugurait une longue tradition d'enrichissement du musée par dons privés. L'un des plus importants demeure celui de Giovanni Morelli, historien d'art surtout connu pour sa méthode d'attribution par critères morphologiques. Une méthode fondée sur le dessin des oreilles, selon ses pires détracteurs ! Si la pensée morellienne, nourrie par le positivisme de son temps, peut aujourd'hui être discutée, il n'en va pas de même de son goût artistique, d'une grande sûreté. Quelques-unes de ses acquisitions comptent d'ailleurs parmi les pièces maîtresses de l'Accademia Carrara : rien de moins que le Portrait de Lionello d'Este (1441 (?)) peint par Pisanello avec une obsession calligraphique pour les volumes du corps et les détails floraux, de sorte que son naturalisme passionné transforme l'image en emblème héraldique ; un Portrait de Julien de Médicis (vers 1478-1480), réalisé par Sandro Botticelli après la conjuration des Pazzi qui coûta la vie à ce frère cadet de Laurent le Magnifique en 1478, d'où l'absence et l'inexpressivité de celui qui n'est plus ; ou encore une Vierge à l'Enfant (signée, vers 1488) de Bellini, appartenant certes à un corpus pléthorique, mais d'une indéniable humanité dans le regard lourd de tristesse de la Madone et les membres potelés de son fils, devant un paysage de terraferma.

Outre ces chefs-d'œuvre incontestés se remarquent des tableaux injustement méconnus, fort touchants ou bien peu communs. Une Vierge à l'Enfant (vers 1476) de Neroccio di Bartolomeo de'Landi témoigne de ce conservatisme siennois qui résista tard aux modes florentines, pour conserver le fond d'or et les corps allongés, de rigueur dans ce milieu depuis Simone Martini. Habituellement un peu fade dans ses tableaux religieux, Marco Basaiti prouve son talent dans un Portrait de gentilhomme (signé et daté 1521), à peine inférieur aux effigies contemporaines de Titien, auquel il peut être comparé par la pose du modèle et la touche blanche de la chemise au milieu du velours noir ; quant au fond rocheux, il se rapproche plutôt de productions vénètes, de Bergame justement. Pareilles remarques s'appliquent à un portrait masculin de Cariani, ouvrant sur un paysage maritime, certainement lié à la puissance de Venise. Le Véronais Paolo Morando s'inscrit davantage à la suite de Giulio Romano, en particulier son Portrait de Margherita Paleologa, dans l'ampleur du vêtement d'apparat d'une noble dame. Mystérieuse et grotesque à la fois, une Figure allégorique (vers 1530-1540) n'en finit pas de déconcerter la critique : son attribution à Sodoma ne convainc guère et l'on peut même se demander s'il ne s'agit pas plutôt d'une œuvre exécutée en Italie du Nord à la fin du XVIe siècle, mélange de souvenirs de Giorgione et de trivialité populaire, dans la veine la plus crue de Niccolo Frangipane ou des Campi...Dans un registre très différent, le Portrait d'une jeune fille avec un éventail (vers 1740) de Giacomo Ceruti séduit par sa franchise et la simplicité de sa pose. Pourtant, le modèle ne dégage aucun charme. Surtout connu pour ses images de populations humbles, au point d'être surnommé Il Pitocchetto (le petit mendiant), Ceruti excelle ici à capter les apparences et les états d'âme de l'aristocratie par une touche fluide et tactile, trait de modernité qui fit comparer la toile à l'art de Degas ou Manet. Grand curieux, Morelli ne s'intéressa pas qu'aux peintres de son pays. Il réunit aussi des tableaux nordiques, parmi lesquels on peut citer un Roelant Savery, Paysage avec des chiens coursant un cerf (signé et daté 1626), où un drame sauvage se joue sous un ciel plombé à l'orée des bois ; mais aussi Le Satyre et le paysan (signé et daté 1662) dû à Barent Fabritius (frère de Carel), fable d'Ésope alors fort populaire et déjà illustrée par Jordaens, transposée en une véritable scène de genres aux vigoureux tons bruns, tirés de Rembrandt.




S'il est un domaine où le naturalisme bergamasque connut une grande renommée, c'est bien celui du portrait. Durant la Renaissance, le genre puisa d'abord dans les grands prototypes vénitiens : le prouve un Portrait de Giovanni Benedetto Caravaggi (signé, vers 1517-1520), où Cariani participe avec éclat au giorgionisme. La langueur de l'honnête homme sur un fond de paysage vert et montagneux, ces caractéristiques dérivent bien du maître de Castelfranco et du jeune Titien, mais Cariani opte pour une palette plus éteinte et une attitude moins fougueuse. Une génération plus tard, Giuseppe Belli s'affranchit de ces formules pour une approche sans égal. Avec brio, son Portrait du musicien Gasparo de Albertis (signé et daté 1547) crée un rythme formel pareil à celui sonore. Les lignes droites des livres empilés, du meuble à l'arrière-plan, du siège, de la partition et des bésicles, structurent avec une rigueur géométrique peu banale la composition. A ce réseau de verticales et d'horizontales s'opposent les plis du vêtement et surtout le visage froissé du personnage, l'air hagard, à mille lieux de toute convention ! La seconde moitié du XVIe siècle est dominée par la personnalité de Moroni, parvenant à une sobriété et une vérité jusqu'alors inégalées. Ses portraits d'hommes en noir et blanc offrent parfois des échos aux créations de Titien, mais ces personnages paraissent dans le plus grand dépouillement, comme si l'artiste renonçait à toute prétention personnelle pour parvenir_ ou du moins tenter_ à projeter l'essence même de leur être sur la toile. Un tel sacrifice ne mène cependant pas à la sècheresse, car cette déclinaison de teintes autour du gris relève de la virtuosité, surtout lorsque la trame fait vibrer la touche. Moroni se permet un peu d'affectation avec le Portrait d'une dame âgée de trente ans (vers 1570), quand il détaille la parure somptuaire et confère quelque beauté à sa bouche gourmande et ses yeux doux. Par contraste, le Portrait d'une noble dame âgée de dix-neuf ans (vers 1595), par Giovan Paolo Lolmo, délaisse l'enquête psychologique pour magnifier les riches atours, sans grande sensibilité.

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que le portrait bergamasque retrouve de sa grandeur, avec Giuseppe Ghislandi, dit Fra'Galgario. Tributaire d'une tradition bien ancrée, le moine peintre n'idéalise pas les traits d'Elisabetta Piavani Ghidotti, tout en brossant habilement les tissus : soyeux d'une étoffe bleutée, traits déliés des motifs floraux et bref coup de pinceau pour chaque cordon du corsage. Son travail de la pâte n'est pas moins sûr dans le Portrait d'un jeune peintre (vers 1732), dont la hardiesse de facture sied tout à fait à la pose décontractée de son collègue. Au même moment, Paolo Maria Bononimo livrait une image sans concessions de l'automne de la vie, à travers son Portrait de Zenobia Benaglio Morenzi (signé et daté 1737), vielle femme au visage plissé par ans et la lassitude, encore autoritaire, la main bien agrippée sur son chien...

La Venise du XVIIIe siècle fait office d'apothéose pour la fin du parcours. Le paysage tient une place de choix, avec toutes ses déclinaisons comme autant de représentations de la Sérénissime sur le déclin, en quête d'identité. Paysage avec des arches de roche, une cascade et des cavaliers d'Antonio Maria Marini, proche de l'art de Marco Ricci, participe à une vision contemplative mais inquiète de la nature, précurseure du romantisme. Renouvelant une tendance chère à Giorgione, la pastorale s'enrichit au XVIIIe siècle d'apports nordiques et français. Tandis que Francesco Zuccarelli décrit des scènes galantes sous un ciel clair, avatar des compositions de Watteau et ses suiveurs, son contemporain Giuseppe Zaïs, davantage tourné vers les Hollandais, préfère une matière brune et compacte. Un héritage du Nord se constate aussi dans les vues urbaines, ces fameuses vedute ; à la lumière un peu terne des toiles de Bernardo Bison, on préférera une œuvre de jeunesse de son illustre fils, Canaletto. Dans Le Grand Canal, avec au fond le pont de Rialto, vu depuis la Ca'Foscari (vers 1728), il n'hésite pas à prendre des libertés avec la topographie pour un meilleur effet optique. L'un des premiers à s'engager dans cette voie fut Lucas Carlevarijs, auteur également de scènes de genre telles que Réception d'un ambassadeur (vers 1710-1720), immortalisant un de ces événements pour lesquels les puissants de Venise se plaisaient à se mettre en scène. Tout aussi important que semble le moment, il n'égale pas la force d'attraction des petites compositions de Longhi, bien que purement anecdotiques. Comme d'autres tableaux de l'artiste, Le Ridotto (vers 1757-1760) jette un regard critique, subtil et ambigu, sur ses contemporains. Dans la cité de tous les plaisirs, on ne trouve alors qu'une salle de jeu légale, ouverte seulement au moment du carnaval. D'où ces masques, signes de festivités, mais aussi pour cacher les visages des joueurs qui s'adonnent à des pratiques alors peu morales.

De même que la déliquescence de toute une société transparaît à travers une simple scène, on a voulu interpréter la peinture de ruines comme le reflet d'un monde prêt à s'effondrer. Pas tant l'arc de Titus revu avec quelque fantaisie par Bernardo Bellotto, inspiré par la peinture de Giovanni Paolo Pannini et l'anticomanie de Piranèse, que les caprices de Francesco Guardi. L'arc délabré sur une rive revient fréquemment dans son œuvre, chargé d'une forte signification symbolique, accrue lorsque l'architecture antique enchâsse une ogive, issue d'un Moyen Âge alors forcément lié à la ruine. Même quand il dépeint la Cité des Doges avec plus ou moins d'exactitude, Guardi reste fidèle à une atmosphère fantastique, transformant la ville en théâtre brumeux rempli de hiéroglyphes à l'apparence humaine : de la distinguée façade de San Giorgio Maggiore aux élévations spectaculaires de la Piazzetta, toujours la même décrépitude, l'effritement inéluctable des symboles de la fierté vénitienne bientôt accaparés par le tourisme. Guardi meurt en 1793, soit trois ans avant le legs Carrara. Une page de l'histoire de l'art venait de se tourner, tandis que les musées entamaient leur grande aventure.

Botticelli, Bellini, Guardi...Chefs-d'œuvre de l'Accademia Carrara de Bergame, du 27 mars au 19 septembre 2010 Musée des Beaux-Arts de Caen Le Château 14000 Caen. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 09H30 à 18H00. Tarif plein : 3 euros (exposition temporaire) / 5 euros (exposition temporaire + collections permanentes) ; réduit : 2 euros (exposition temporaire) / 3 euros (exposition temporaire + collections permanentes). Catalogue collectif (Éditions Hazan, 2010, 220 pages, 32 euros).

Références photographiques :
- Bartolomeo Vivarini, Polyptyque de Scanzo : La Trinité entre deux anges (lunette), 1488, tempera sur panneau, 78x131 cm, Bergame, Accademia Carrara
- Pisanello, Portrait de Lionello d'Este, 1441 ?, tempera sur panneau, 28x19 cm, Bergame, Accademia Carrara
- Giacomo Ceruti, Portrait d'une jeune fille avec un éventail, vers 1740, huile sur toile, 65x54 cm, Bergame, Accademia Carrara
- Cariani, Portrait d'un gentilhomme, huile sur toile, vers 1535, Bergame, Accademia Carrara
- Fra'Galgario, Portrait d'un jeune peintre, vers 1732, huile sur toile, 76x65 cm, Bergame, Accademia Carrara
-Pietro Longhi, Le Ridotto, vers 1757-1760, huile sur toile, 61x49 cm, Bergame, Accademia Carrara