vendredi 29 mai 2009

Simon Vouet les années italiennes (1613-1627) : exposition à Besançon, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie

L'historiographie traditionnelle a fait de l'année 1627 une date charnière pour le développement de l'art français, avec le retour de Simon Vouet à Paris et l'épanouissement d'une grande école de peinture capable de rivaliser avec la manière italienne. C'est justement parce qu'il avait passé une grande partie de sa jeunesse de l'autre côté des Alpes, que Vouet fut capable d'assimiler les courants les plus appréciés de son époque pour en tirer un style riche et séduisant. Cette période de maturation reste toutefois encore mal connue : des points essentiels divisent toujours la critique, entre autres la datation de la plupart des œuvres et la répartition des tableaux entre Vouet et ses collaborateurs. Des questions cruciales très bien traitées par cette exposition qui, à bien des égards, se révèle une grande réussite sur les plans scientifique et pédagogique. Alors que les familiers de la peinture ancienne pourront discuter de tel argument ou hypothèse, ceux qui s'initient à l'art du XVIIe siècle en apprendront beaucoup grâce aux cartels, exemplaires, explicitant les subtilités iconographiques et les caractéristiques stylistiques avec autant de concision que de sérieux. Le parcours s'articule clairement de façon chronologique, et inclut aussi une section réservée à l'atelier, autour d'un choix d'œuvres bien justifié. Certaines toiles de l'étape nantaise n'ont pas été retenues, mais Besançon ouvre sur la période parisienne de Vouet grâce à la vingtaine de dessins conservés par le musée et accrochés à cette occasion dans sa salle d'arts graphiques.

Alors que la présence de Vouet dans la péninsule est attestée dès 1613, les premiers tableaux italiens ne semblent remonter qu'aux années 1615-1616. Suivant la même voie que de nombreux autres peintres européens de l'époque, Vouet témoigne d'une dette évidente à l'égard de Caravage, mort peu de temps auparavant. Jeunes gens à l'air trouble, cadrés à mi-corps, dépeints avec une palette sombre, l'héritage du maître est repris consciencieusement. Y compris dans son érotisme latent_ainsi La Madeleine pénitente (cat. 14, vers 1616, collection particulière) prête à embrasser le crucifix, ou encore le geste ouvertement obscène du pouce entre deux doigts, commun au Jeune homme à la figue (cat. 9, vers 1615, Caen, Musée des Beaux-Arts) et à la Jeune femme jouant du tambour de basque (cat. 8, Lons-le-Saunier, Musée des Beaux-Arts), tous deux seulement attribués à Vouet. Ce problème de mains, soit très proches soit identiques, concerne aussi des figures d'apôtres : malgré une facture comparable des deux tableaux, le Saint Simon de Nantes (cat. 22) se caractérise par une structure synthétique, qui le différencie d'un Saint André en collection privée (cat. 23, vers 1618), au traitement plus graphique et probablement postérieur. Seraient-ce des tableaux autographes reflétant la versatilité picturale de Vouet, ou bien une création d'un maître et celle d'un disciple visiblement aussi doué ? En tout cas, cette production est à rapprocher des séries contemporaines de Ribera et Greco sur les disciples du Christ, avant que Georges de La Tour ne s'y consacre. Tout aussi virtuose que ses célèbres contemporains, le peintre se concentre sur l'intériorité du saint personnage et creuse les reliefs de l'épiderme par une modulation de l'éclairage, d'où cette impression de visage caractérisé et non d'image pieuse générique. Avant même le séjour romain, Vouet avait voyagé à Londres et Constantinople en qualité de portraitiste. Ces données biographiques soulignent la virtuosité du peintre dans le genre, où il se contente de touches brunes et blanches pour donner la sensation d'une présence qui passe par un regard furtif, le froissement d'une fraise ou les lèvres à peine ouvertes.

Finalement, le caravagisme n'est qu'un des modes adoptés par Vouet pour forger sa personnalité artistique ; la clarté formelle des Bolonais et la chaude couleur vénitienne lui conviennent tout autant, ce qui explique la diversité des tableaux sur une même période. Toutes ces influences parviennent à une heureuse synthèse autour de 1620. Dans le tondo de La Charité romaine (cat. 19, vers 1620, Bayonne, Musée Bonnat), les courbes se répondant et le visage idéalisé de la jeune femme puisent au classicisme émilien de Guido Reni, associé à une déclinaison coloriste recherchée. De style plus ténébriste, l'allégorie de L'Intellect, la Mémoire et la Volonté (cat. 20, vers 1620, Pinacothèque Capitoline) donne corps à des concepts de l'esprit, grâce au découpage des chairs nues par l'ombre dense. Vouet fait autant appel à la théâtralité des premiers maîtres baroques qu'à la couleur large et vive de Tintoret lorsqu'il exécute La Nativité de la Vierge (cat. 18, vers 1620), destinée à une chapelle de l'église romaine de San Francesco a Ripa, où elle est normalement conservée. Approximativement datée, la toile est néanmoins considérée comme la première réalisation publique de Vouet, déjà soutenu par l'entourage du pape francophile Urbain VIII_ appui qui lui vaudra, quelques années plus tard, une importante commande pour San Lorenzo in Lucina.


Peu avant ou après son séjour génois de 1621, Vouet peint quelques tableaux religieux où il médite avec finesse l'œuvre de Caravage. Variante réfléchie du Saint Matthieu et l'ange de la chapelle Contarelli à Saint-Louis-des-Français, son Saint Jérôme et l'ange (cat. 21, vers 1620-1621, Washington, National Gallery of Art) s'articule autour de l'acceptation par le père de l'Église d'une mort imminente ; le pathétique de l'instant se fond dans la relation intimiste entre les deux protagonistes, et cette virtuosité sans pareille pour traduire avec la même beauté jeunesse et grand âge. La sublimation de la mort par la confiance sereine en la vision est aussi au cœur du Martyre de sainte Catherine d'Alexandrie (cat. 24, vers 1621-1622, Suisse, collection particulière). La jeune femme, sur le point de mourir, reçoit la palme du martyre des mains d'un ange : la mise en page de l'envoyé céleste, en train de se baisser sur le monde terrestre, cite littéralement Le Martyre de saint Matthieu de la chapelle Contarelli (comme le fera ultérieurement Valentin de Boulogne dans son Martyre de saint Procès et saint Martinien, peint pour la basilique Saint-Pierre et aujourd'hui dans la Pinacothèque Vaticane). Néanmoins, Vouet a aussi conçu cet ange par le dessin d'après nature, puisque l'on conserve une étude à la pierre noire (cat. 59, Paris, collection particulière) pour cette figure, afin de préciser l'articulation anatomique. La sainte Catherine du tableau affiche un pareil naturalisme, avec ses seins lourds et son ventre rond...Rare toile signée et datée de cette époque, La Circoncision (cat. 30, Naples, Musée de Capodimonte, dépôt de la Congrega de Sant'Angelo a Segno) rappelle les créations ambitieuses du dernier Caravage : Vouet s'essaye ici à la composition à nombreux personnages dans une architecture complexe ; la liaison fluide des attitudes permet de concilier équilibre et dynamisme. La grande manière parisienne est déjà en germe, par cet élan baroque, et La Circoncision trouvera d'ailleurs un certain écho de sa construction dans La Présentation au temple du maître-autel de l'église Saint-Paul-Saint-Louis_ destinée aux jésuites, comme ce fut probablement le cas pour l'œuvre napolitaine.

Les commandes passées par les mécènes génois témoignent d'un moment de transition stylistique. Au sein des toiles religieuses s'affirme une tendance ouvertement décorative (y compris dans l'impérieuse Crucifixion du Gesù de Gênes, qui n'a pas été déplacée). Les sublimes accords bleu-orangé ou bordeaux-azur des draperies des femmes dans Saint Sébastien soigné par sainte Irène et une de ses suivantes (cat. 28, vers 1622, Naples, collection Condorelli) trahissent la leçon de Véronèse, tandis que le charme doucereux de Corrège s'invite dans Un ange expliquant les mystères divins à Marie-Madeleine auprès du tombeau du Christ (cat. 29, 1621, Rome, collection particulière)_ d'une qualité indiscutable, contrairement à son attribution qui laisse sceptiques certains historiens de l'art. Le réalisme perdure par contre très nettement dans le portrait, comme celui monumental de Giovan Carlo Doria (Cat. 26, 1621, Louvre) dont le coup d'éclairage n'épargne ni le nez un peu rougeaud ni le regard perdu dans le vide. Vestiges du travail initial de l'artiste avant sa "correction" idéalisante du motif sur la toile, de rares esquisses à l'huile prouvent que Vouet prenait d'abord appui sur la nature, au point qu'on peut parler non plus de type mais d'individu dans une Tête de la Vierge (cat. 32, vers 1623, collection particulière) ou une Tête de jeune femme (cat. 31, vers 1621, France, collection particulière).

En 1624, le succès de Vouet est tel qu'il devient le premier français non seulement à la tête de l'Académie de Saint-Luc mais aussi à recevoir une commande pour Saint-Pierre de Rome. Et pas n'importe quelle commande : un décor pour le fond de la chapelle accueillant la Pietà de Michel-Ange, rien que ça ! Le groupe sculpté dicte l'iconographie retenue par l'artiste, auteur d'une Adoration de la croix et des instruments de la Passion, malheureusement détruite au XVIIIe siècle. Quelques fragments d'études peintes ont néanmoins subsisté, l'un d'entre eux n'étant réapparu qu'en 2006 et d'autres pourraient être redécouverts tôt ou tard...Un petit bozzetto (cat. 40, 1625, collection particulière) montre la partie supérieure de ce décor, dont certains détails seront sensiblement modifiés dans les divers modelli de grandes dimensions actuellement connus. S'élançant dans les cieux, les anges s'appuient sur des nuages bien matériels, selon une formule mise au point par les Carrache. Une lumière claire inonde la composition et avive les couleurs légères des drapés : parvenu à maturité, Vouet assimile parfaitement la force persuasive de l'art de la Contre-Réforme pour donner une forme tangible à ce qui ne peut être ressenti par les sens.



Entouré, Vouet l'était à l'instar de n'importe quel maître de son temps, à la tête d'un atelier où les collaborateurs occasionnels ou durables subissaient l'influence variable de sa peinture. C'est d'abord une histoire de famille. Faisant contraste avec la sombre et lourde dépouille de Goliath, un ragazzo prête son corps imberbe et ses traits lisses à un David (cat. 84, vers 1620-1621, Bordeaux, Musée des Beaux-Arts) dû à Aubin Vouet, frère cadet de Simon. Autre personnage tiré de l'Ancien Testament et mêlé à une histoire de décapitation, une Judith avec la tête d'Holopherne (cat. 91, vers 1624-1626, Nantes, Musée des Beaux-Arts) est la seule toile qu'on peut aujourd'hui donner à Virginia de Vezzi, épouse et modèle favori de Vouet, où madame se montre à peine moins talentueuse que son mari. D'autres artistes, promis à une belle carrière, gravitent autour de cet atelier : ainsi Claude Vignon et ses jeunes hommes à la pose théâtrale, ou Claude Mellan, davantage connu pour son activité de graveur, mais capable d'exceller dans le domaine pictural, comme le démontre un Samson et Dalila (cat. 88, vers 1624-1626, collection Koelliker) centré sur l'instant silencieux précédant la fureur. Sont également représentés des noms bien moins connus, mais tout aussi estimables. Citons Jacques de Létin (dont l'œuvre est surtout conservé au Musée d'Art et d'Histoire de Troyes ainsi que dans les églises de la région champenoise) et l'obscur Henri Traivoel avec son probable Autoportrait (cat. 86, vers 1622, Paris, collection particulière)...à vrai dire son seul tableau connu !

A voir les dernières toiles peintes par Vouet à Rome, on comprend aisément que Louis XIII (qui fera partie de ses élèves) ait tenu à le rappeler en France. Alors que le jeune Poussin commence à se faire connaître dans le milieu romain, Vouet possède une aisance alors indiscutable, en faisant le chef de file de la peinture française. La séquence des images de saintes, isolées et cadrées aux trois-quarts, offre un panorama éloquent de ce style, généreux dans la couleur et gracieux dans la forme. Même une œuvre d'atelier comme la Sainte Cécile (cat. 18, Nantes, collection particulière ; l'originale est conservée au Texas, au Blanton Museum of Art d'Austin) ravit l'œil, apothéose chromatique par ses mordorés de bleus et roses coulant dans les plis du vêtement. La typologie caravagesque perdure quelque peu dans une Sainte Madeleine (cat. 51, vers 1627, Los Angeles, The County Museum of Art) où des commentateurs ont reconnu la femme de Vouet. Une hypothèse convaincante, au regard de la beauté épanouie de cette femme jouant avec sa chevelure et au regard légèrement malicieux, pas très catholique...Le séjour romain s'achève avec Le Temps vaincu par l'Espérance, l'Amour et la Beauté (cat. 52, signé et daté 1627, Prado), assez étrange par sa violence (rare chez Vouet) et ses physionomies peu attirantes, rendues avec une touche aérienne : la toile madrilène se révèle être un compromis génial entre la rigueur du langage allégorique et la vérité du détail observé. Ce parcours Vouet pourra se prolonger par les années parisiennes, grâce aux collections permanentes. Aux cimaises se succèdent les disciples : Eustache Le Sueur (Junon répandant ses bienfaits sur Carthage), Aubin Vouet (L'Archange saint Michel terrassant le dragon), ou encore Charles Le Brun (Allégorie tête casquée). Sans oublier une toile du maître, Le Ravissement de sainte Madeleine, où subsistent encore des souvenirs de Bologne et Rome...

Simon Vouet les années italiennes (1613-1627) du 26 mars au 29 juin 2009 Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon 1 place de la Révolution (place du marché), 25000 Besançon. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 09H30 à 12H00 et de 14H00 à 18H00 ; le week-end de 09H30 à 18H00 ; nocturne le jeudi jusqu'à 20H00 (uniquement pour les expositions temporaires). Tarif plein : 5 euros ; tarif réduit : 2,50 euros (pour le samedi et une heure avant la fermeture du musée) ; gratuit pour les moins de 18 ans (le billet donne aussi accès aux collections permanente et au Musée du Temps). Catalogue collectif (Éditions Hazan, 2008, 208 pages, 30 euros).

Références photographiques :
- Simon Vouet, Saint Simon, Nantes, Musée des Beaux-Arts © Photo. a. guillard
- Simon Vouet, Saint Jérôme et l'ange, Washington, National Gallery of Art, Samuel H. Kress Collection © Image courtesy of the board of trustees, national gallery of art, washington.
- Simon Vouet, Saint Sébastien soigné par sainte Irène et une de ses suivantes, Naples, collection Condorelli © Crédits réservés
- Simon Vouet, Les Anges portant les instruments de la Passion, Besançon, Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie © Charles Choffet

lundi 25 mai 2009

Dessins de l'école de Parme 1515-1550 Hommage à Mario Di Giampolo : accrochage à Paris, Musée du Louvre

Pour saluer l'action du spécialiste d'art parmesan, décédé en juillet 2008, sont réunis 21 dessins qu'il a étudiés_ le département des arts graphiques avait déjà eu ce type d'initiative avec Véronèse et le dessin vénitien, afin d'honorer la mémoire de William R. Rearick. Les quatre grands noms du XVIe siècle dans la cité émilienne ont en effet été réévalués par Mario Di Giampolo, auquel on doit de nouvelles attributions pour certaines feuilles du Louvre. A l'origine de cette vitalité artistique, le siennois Michelangelo Anselmi s'installe en 1516 à Parme, où il acclimate la sophistication formelle de l'Italie centrale à la délicatesse du sfumato et du contour moelleux, en faveur dans ce foyer artistique. D'un érotisme troublant, sa Léda et le cygne reprend un prototype perdu de Léonard (mais connu par des copies peintes et un dessin autographe) en jouant sur la sensualité charnelle, et annonce en cela le traitement de ce même thème par Corrège dans son tableau de Berlin. De ce dernier, deux sanguines préparatoires à des fresques religieuses démontrent l'aisance de trait et la grâce innée de celui qui fut considéré comme une référence classique pour de nombreux peintres européens jusqu'au XIXe siècle.




Prenant le relais de ce bref moment que fut la Haute Renaissance, le maniérisme trouve en Parmesan un de ses plus brillants hérauts : tandis que ses compositions sacrées à nombreux personnages évitent l'encombrement grâce à une fluidité du lavis et une harmonie des torsions, ses dessins profanes isolent des figures artificiellement allongées, non sans une suavité précieuse dans l'élongation des membres. Les séductions de ce style ne pouvaient que charmer ses contemporains, en commençant par le cousin de l'artiste, Girolamo Bedoli : citant parfois textuellement les créations de Parmesan, Bedoli s'en inspire avec davantage de liberté dans des esquisses très finies de retables, où les rehauts au blanc de plomb accusent la structure sinueuse de personnages en déséquilibre. Longtemps sous-estimé, l'artiste a bénéficié d'études fondamentales de la part de Mario Di Giampolo.

Dessins de l'école de Parme 1515-1550 Hommage à Mario Di Giampolo, du 17 mars au 20 juin 2009, Paris, Musée du Louvre (aile Denon, 1er étage, salle d'actualité du département des arts graphiques ou salle 33), 99 rue de Rivoli, 75001 Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 9 h 00 à 18 h 00, nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 30. Tarif : accès avec le billet pour les collections permanentes. Feuillet gratuit (à demander à l'accueil sous pyramide).

Références photographiques :
- Girolamo Bedoli, La Vierge et l'Enfant Jésus adorés par plusieurs saints, vers 1540-1545, plume, rehauts de blanc, encre brune, lavis brun et pierre noir sur papier bleu, 26,9x19 cm, Paris, Musée du Louvre © R.M.N.

jeudi 21 mai 2009

Les primitifs italiens La collection d'Altenbourg : exposition à Paris, Musée Jacquemart-André

Par un étrange hasard de calendrier, Rome et Paris programment en même temps des expositions consacrées à la peinture italienne des XIVe et XVe siècles. Alors que la Ville éternelle organise deux rétrospectives consacrées respectivement à Giotto (Complesso del Vittoriano) et Fra Angelico (Musei Capitolini), le Musée du Luxembourg s'intéresse au XVe siècle à Prato et le Musée Jacquemart-André à un choix de tableaux provenant du musée d'Altenbourg, en Allemagne. Concernant cette dernière exposition, son titre peut donner l'impression d'une sélection tapageuse de chefs-d'œuvre, alignant les grands noms sans souci de réflexion. Heureusement, rien de tout ça, bien au contraire ! Comme d'habitude, dans le magnifique hôtel particulier du boulevard Haussmann, le contenu est à la hauteur du cadre. D'abord, cinquante œuvres à peine offrent un panorama très convaincant de la peinture à Sienne et Florence du XIIIe siècle au milieu du XVe siècle. Il faut souligner la qualité des textes introduisant chaque section : la finesse de l'analyse est méritoire pour une période particulièrement complexe de l'histoire de l'art européen, à la jonction entre Moyen-Âge et Renaissance, dont les frontières chronologiques et esthétiques ne sont pas clairement définies. Cette clarté et cette concision du discours se basent sur un choix très ciblé de panneaux du musée allemand, auxquels s'ajoutent des œuvres de prestigieuses collections : le Louvre, la pinacothèque vaticane et la Gemäldegalerie de Berlin ont accordé des prêts judicieux, permettant parfois de reconstituer en partie des polyptyques aujourd'hui démembrés. Si cette confrontation est pertinente, l'absence de données contextuelles dans les salles risque de laisser plus d'un visiteur sur sa faim, d'autant que ces reconstitutions sont souvent inédites, et peuvent donc provoquer de vives discussions chez les spécialistes...Cette carence est vite comblée par la lecture du catalogue, tout aussi rigoureux et agréable que la muséographie. L'exposition constitue, au final, un bel hommage à Bernhard-August von Lindenau (1779-1854) qui légua à sa ville natale une collection inégalée de peinture italienne ancienne. Scientifique, homme politique et esthète, Lindenau est le prototype de l'intellectuel éclairé, encore lié aux idéaux des Lumières : cette ouverture d'esprit lui permit d'orienter son goût vers des artistes alors méconnus, à une époque où la peinture italienne digne de ce nom était censée commencer avec Raphaël_ une conception qui a malheureusement perduré avec le terme de primitifs, si peu approprié pour les pionniers de la peinture moderne.



L'intuition du collectionneur allemand, particulièrement révolutionnaire pour l'époque, l'amena à acquérir des tableaux remontant au Trecento, soit d'un style fort éloigné du canon à la grecque défendu par les émules de Winckelmann...il y a pourtant quelque chose d'Europe orientale chez Guido da Sienna, pétri d'une culture byzantine omniprésente dans l'Italie médiévale : sa production autour de la vie du Christ (vers 1270) suit les schémas des images orthodoxes avec des plis artificiellement décoratifs et une anatomie réduite à des signes. Toutefois, dans une recherche de souplesse formelle et un vrai souci narratif, s'amorce une orientation vers le vraisemblable et le rendu du mouvement : une telle innovation fait de l'artiste, pour le foyer siennois, l'équivalent de Cimabue en Toscane et de Pietro Cavallini à Rome. Les schémas byzantins survivent jusque vers 1300, comme l'atteste La Vierge à l'Enfant trônant entre deux archanges de Deodato di Orlando, dont la rigueur géométrique et la construction spatiale schématique peuvent évoquer les Maestà de Cimabue.
Il faut attendre le courant du XIVe siècle pour que soit consommée la rupture avec l'art byzantin, grâce entre autres à Simone Martini (hélas absent) et son beau-frère Lippo Memmi, dignement représenté : si ses panneaux avec des saints conservent quelque chose du statisme de l'icône, sa capacité à faire de la couleur un élément dynamique procure une présence plus palpable à ses figures. En sont représentatives sa Sainte Marie-Madeleine à la palette délicatement chatoyante, ou sa Vierge à l'Enfant dont le manteau bleu nuit crée un contraste audacieux avec le dais doré et fleuri. Le croisement des jambes d'un Saint Jean-Baptiste est suggéré par la densité chromatique d'une draperie rouge, modulée par la lumière. Autres protagonistes de cette autonomisation de la peinture siennoise, les frères Lorenzetti : de Pietro, un Christ de pitié s'inscrit dans une évolution de la foi focalisée sur la douleur du Christ, avec une sobriété de moyens propre à cette approche intimiste de la dévotion.

L'Histoire a beau transcender des dates trop précises, l'année 1348 marque un tournant pour le monde occidental : une terrible épidémie de peste décime alors l'Europe entière, emportant sur son passage des artistes novateurs, stoppés net dans leur élan créateur. Non seulement démographique, la catastrophe est aussi culturelle : André Chastel estimait même que, sans cette peste de 1348, la Renaissance aurait pu éclore une génération plus tôt...Quoi qu'il en soit, la seconde moitié du XIVe siècle est dominée par des artistes soucieux de prolonger l'art des pionniers des années 1300 : ainsi Andrea Vanni et ses saints dont les yeux mi-clos, issus de Memmi et Martini, confèrent une certaine douceur aux personnages à l'expression toute intériorisée. La Vierge et l'Enfant entourés d'anges et de saints avec Ève et le serpent d'Angello Puccinelli suit un schéma iconographique particulièrement complexe, qu'il convient d'expliciter : dans la partie supérieure, un Christ longiligne expire sur la croix, et de ses plaies coule le sang jusqu'au crâne, placé au sommet du Golgotha_ un élément à la fois géographique, puisque le Golgotha (" crâne" en araméen) abrite le tombeau d'Adam (enterré sous une branche de l'arbre de vie, dont le bois servit aussi à façonner la croix du Christ), et symbolique car le sang coulant sur les restes du premier homme signifie que le Christ rachète par son sacrifice l'humanité toute entière depuis le péché originel. Cette idée de rédemption se confirme dans le panneau principal, où la Vierge, nouvelle Ève épargnée par la faute grâce à sa pureté, trône au-dessus de la première femme tentée par Satan.


A l'aube du XVe siècle surgissent des personnalités très originales, parvenant à un compromis entre la tradition locale et la révolution picturale florentine des années 1420. L'art de Giovanni di Paolo privilégie un rendu du sentiment que l'on peut qualifier d'expressionniste, comme le démontrent ses panneaux autour de la Passion avec ses visages bouleversés, mais non caricaturaux. Même une paisible Vierge à l'Enfant n'échappe pas à cette veine dramatique, sensible dans les regards tristes et la main douloureusement tendue de Marie soutenant son fils. Auteur d'un ensemble consacré à la vie de la Vierge, Sano di Pietro repense le récit sacré avec des moyens très différents ; au sein de la série se distingue Marie retournant au temple, seul panneau où le fond d'or est remplacé par un ciel bleu joliment dégradé. La tendance naturaliste, revendiquant une plus grande objectivité dans la représentation religieuse, ne va pas à l'encontre d'une tonalité lyrique : bien au contraire, l'azur apporte sa note harmonieuse à une palette raffinée, nouveau témoignage de l'invention poétique de la couleur chère aux Siennois.
L'exigence plastique et la logique spatiale de Masaccio rencontrent un accueil favorable à Sienne, notamment chez Sassetta et son entourage. L'absence du maître est compensée par une sélection représentative d'un de ses disciples, Pietro di Giovanni d'Ambrogio. Dans les panneaux de prédelle, il excelle à conférer une saveur bien piquante à ses scènes, autant par une couleur joyeusement vive que par un détail poussé dans ses plus attendrissants raffinements_ ce que d'aucuns appellent une "bande dessinée sacrée". Le Musée Jacquemart-André conserve de sa main une œuvre remarquable par la facture et la nature : datée de 1444, cette bannière dépeint la Vierge couronnée par des anges avec une recherche de frontalité et une géométrie formelle absolument fascinantes. S'il n'atteint pas la force majestueuse du Saint François en extase du polyptyque de Borgo San Sepolcro achevé par Sassetta la même année, Pietro di Giovanni d'Ambrogio n'est pas loin d'égaler son maître, en s'imposant comme un des interprètes les plus talentueux du nouveau style toscan.
Dans le même temps, des artistes étrangers s'installent dans la cité siennoise, tel le vénète Liberale da Verona qui y séjourne durant sa jeunesse. Il est peu étonnant que sa Vierge à l'Enfant, peinte vers 1470, fasse la promotion de l'exposition. Certes, s'y ressent encore une simplification des gestes dans la composition, lointain écho des madones byzantines ou bien influence des nombreux tableaux de Sano di Pietro sur la maternité mariale. C'est pourtant l'œuvre d'un artiste déjà habile, maîtrisant tous les ressorts expressifs de la ligne_ Liberale fut davantage enlumineur que peintre de chevalet_ pour matérialiser la présence charnelle des deux figures dans ce doux moment d'intimité. Ce contact tactile entre Jésus et Marie prouve également le regard porté par Liberale sur la sculpture de Donatello, avant même son retour à Vérone : par son schéma général et son modelé peu prononcé, cette Vierge à l'Enfant trouve des parallèles évidents avec un relief du maître florentin, la Madone Pazzi.

Florence, justement, donne le ton dès les débuts du Trecento avec le rayonnement de Giotto, dont est exposé le Saint Jean de l'abbaye royale de Chaalis (où est conservée une autre partie de la collection Jacquemart-André). A sa suite, Bernado Daddi cherche à imposer la silhouette palpable et massive de la figure dans des œuvres de petit format, par le biais d'une approche synthétique du drapé et du geste : cette prééminence du volume n'exclut pas une animation de l'espace par la couleur, offrant même quelque affinité avec l'école siennoise contemporaine. La tendance se poursuite dans la seconde moitié du XIVe siècle, par exemple chez Agnolo Gaddi, dont La Cène se construit par des camaïeux de rouge et de bleu, qui créent un fort contraste des teintes pour isoler Judas.
L'environnement esthétique était donc des plus favorables pour accueillir les acteurs éminents du gothique international, Lorenzo Monaco en premier lieu. Moine itinérant, il a notamment peint une Fuite en Égypte d'une musicalité exquise : la marche de l'âne crée un jeu de diagonales qui s'oppose à la masse ordonnée des arbres à l'arrière-plan. Quant aux personnages, ils sont exécutés avec une préciosité aux limites du féérique, le moindre de leurs contours évoque les productions sculptées ou orfévrées de l'art courtois, et la palette ose des variations tonales et des confrontations entre les complémentaires qu'on ne retrouvera qu'avec le maniérisme.


Avec la leçon monumentale de Masaccio, le milieu florentin ne pouvait longtemps entretenir les derniers feux de la tradition médiévale ; encore que Fra Angelico assure une véritable transition, ainsi que l'illustre La Preuve par le feu de saint François devant le sultan. Dans un grand mouvement circulaire creusant un espace illusionniste convaincant, l'étagement des plans sert autant que le rythme coloriste à suggérer une profondeur. La répartition des couleurs primaires, dévolues au sultan et ses proches, donne un équilibre presque classique à cette composition, sans pour autant abandonner totalement l'harmonie artificielle du gothique finissant. Avec Fra Filippo Lippi et son Saint Jérôme pénitent et un jeune frère carme, s'affirme la construction solide des éléments, facilitée par l'atmosphère sévère de l'action et du décor. Il y a toutefois un charme fantaisiste dans cet environnement dépouillé, avec la masse rocheuse presque fantastique : cette chimère géologique, avec ses contours étrangement découpés et ses proportions irréelles, semble signifier que le monde rêveur et éternel des "primitifs" n'avait pas dit son dernier mot...

Les primitifs italiens La collection d'Altenbourg, du 11 mars au 21 juin 2009 Musée Jacquemart-André 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris. Ouvert tous les jours, de 10H00 à 18H00. Tarif plein : 10 euros ; tarif réduit : 7,50 euros. Catalogue sous la direction de Nicolas Sainte Fare Garnot (Paris, Mercator, 2009, 191 pages, 44,95 euros).
Mini-site de l'exposition

Références photographiques :
- Guido da Siena, L'Adoration des mages, vers 1270-1280, détrempe sur panneau de bois, 33,9x45,8 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Lippo Memmi, Sainte Marie Madeleine, Avignon, Musée du Petit Palais © René-Gabriel Ojéda
- Sano di Pietro, Marie retournant au temple, 1448-1452, détrempe sur panneau de bois, 31,7x47,4 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Liberale da Verona, Vierge à l'Enfant, vers 1470, détrempe sur panneau de bois, 47x38 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Agnolo Gaddi, La Cène, vers 1395, détrempe sur panneau de bois, 61x41,5 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernrd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008
- Lorenzo Monaco, La Fuite en Égypte, vers 1405-1410, détrempe sur panneau de bois, 39,4x24 cm, Altenbourg, Lindenau Museum © Bernd Sinterhauf, Lindenau Museum, Altenburg, 2008

samedi 2 mai 2009

Giorgio de Chirico la fabrique des rêves : exposition à Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris


Généralement, le nom de Giorgio de Chirico est associé au terme de peinture métaphysique, en limitant l'œuvre de l'artiste non seulement à cette production mais aussi à la période couvrant les seules années 1910. L'opprobre jeté par les surréalistes sur De Chirico a largement réduit notre vision d'une carrière qui couvre pourtant près des trois quarts du XXe siècle ! Comme pour réparer cette injustice, la rétrospective parisienne donne un aperçu généreux de la production du peintre, des premières années italiennes au dernier séjour romain, en s'attardant aussi bien sur les périodes fécondes que sur les moments de redite. Peut-être l'accrochage aurait-il gagné en diversité en troquant quelques toiles un peu répétitives sur la fin contre des dessins, hélas totalement oubliés des cimaises. Par contre, on excusera l'absence du dernier tableau de l'artiste acquis par un musée français, Il Ritornante, préempté par le Musée national d'art moderne lors de la vente Yves Saint-Laurent/Pierre Bergé.

Si De Chirico s'est imposé comme l'un des plus grands peintres figuratifs du début du XXe siècle, difficile toutefois de retracer sa jeunesse, dont les œuvres furent largement détruites par l'artiste lui-même_ on pense alors au cas analogue de Francis Bacon. Nourri par le symbolisme sur le déclin, il peint à Munich un Combat de centaures à la violence déchaînée sous un ciel d'orage, où l'élan de Wagner côtoie les noirceurs de Böcklin. Pourtant, c'est bien l'Italie "classique" qui lui inspire, lors de séjours à Milan et Florence en 1909-1911, des portraits d'une facture léchée, déjà baignés d'une atmosphère mystérieuse : qu'il peigne sa mère, son frère ou lui-même, De Chirico s'attarde sur la calme dignité des êtres pour en faire surgir un sentiment qui les dépasse. Certes, Degas s'était lui aussi inspiré du Quattrocento pour élaborer sa modernité mais, pour De Chirico, ce passé illustre n'est qu'un point de départ vers une création qui, bientôt, rejette l'homme et sa mesure. Le "basculement" se produit justement dans ces mêmes années, avec une suite de paysages urbains improbables, construits avec la rigueur géométrique des villes idéales du XVe siècle : De Chirico conçoit ses espaces abstraits autour de la célèbre Ariane endormie du Vatican, marbre rêveur qui cristallise à la fois son vertige du passé et sa quête d'un ailleurs purement intellectuel. Ces peintures métaphysiques ne sont, en effet, que l'élaboration spatiale de désirs de l'esprit, s'appuyant sur des éléments tangibles pour suggérer une réalité qui ne surgira que sur la toile : en ce sens, l'art de Giorgio de Chirico avant la première guerre mondiale se hisse au même niveau que les expériences des pionniers du cubisme ou de l'abstraction. C'est aussi un développement de la grande tradition des peintures de ruines et autres caprices, élevée à un degré inédit de lyrisme et d'épure.


A cette rêverie sur des temps disparus et des lieux impossibles, s'ajoute la nostalgie de l'Italie quand le peintre s'installe à Paris de 1911 à 1915 : des trains roulant vers nulle part, comme autant d'appels au retour, ponctuent alors ses toiles, où s'installent aussi d'inattendus régimes de bananes, tandis que la présence humaine est réduite à apparaître pétrifiée. Tantôt Ariane alanguie, parfois des fragments d'antique, et puis cette sombre statue de militaire, dont l'ombre projette comme de funestes desseins en cette année 1914...Ces rébus hermétiques, surréalistes avant l'heure, ne pouvaient manquer d'attirer les louanges d'Apollinaire. Témoignage d'un respect réciproque, un portrait du poète juxtapose un passé louangeur à un futur prémonitoire : au-dessus d'un buste "relooké" en Homère moderne, le profil d'Apollinaire se détache avec une marque sur la tête, tel un présage de la blessure reçue sur le front par l'auteur des Poèmes à Lou.

Mobilisé en Italie durant la première guerre mondiale, De Chirico est affecté à un hôpital à Ferrare. Il invente alors de nouveaux motifs, diversement associés dans ses œuvres jusqu'en 1918. Équerres, gâteaux secs et cartes côtières prennent place dans d'intrigants intérieurs à la composition déstructurée, entre le cubisme et le constructivisme. Toujours aussi bridée, la figure humaine se métamorphose en mannequin de bois, désincarné au possible : cet élément faussement anthropomorphe n'est qu'un fragment de ces natures mortes hasardeuses, dépouillant les objets de leur signification première pour les muer en vestiges d'une énigme.

Alors que les bombes se sont tues, d'autres bruits grondent : c'est la clameur des protestations d'Aragon et Breton contre une prétendue régression de De Chirico, accusé d'avoir trahi son talent initial. Après s'être enflammée pour les peintures métaphysiques, la jeune garde fustige un art qui, désormais, réinvestit la figure humaine au centre de l'œuvre. Solitaires, des géants sans visage expriment une lassitude aussi pesante que leurs membres sans mouvement : De Chirico ne fait qu'employer de nouveaux moyens plastiques pour traduire son insaisissable mélancolie. Ce qui fâche le plus les surréalistes prend la forme de grands nus d'un calme absolu, dont le canon épanoui et le contour sculptural méritent l'appellation de classique, sans verser non plus dans la révérence réactionnaire. De Chirico ne participe-t-il pas à ce retour à l'ordre des années 1920, véritable remise en question pour les grands acteurs de l'avant-garde d'avant 1914 ? La comparaison avec le Picasso des Trois femmes à la fontaine (1921) s'impose et relativise les piques des surréalistes.

L'intérêt nouveau pour le nu se conjugue avec la recherche d'autres sujets métaphysiques dans l'ensemble pictural et graphique intitulé Les Bains mystérieux (1929-1937). Ces mises en scène au bord de la mer sont crées à peu près au même moment où, pure coïncidence, Picasso trouve à la plage de nouveaux sujets d'inspiration...Chez De Chirico, les personnages évoluent au sein de juxtapositions de cabines et de bassins, dans des situations frisant souvent l'absurde. Si l'artiste donne des traits plus distincts à ses personnages, ces derniers n'en restent pas moins étrangers à toute action logique, comme coupés du monde, des autres et d'eux-mêmes. De Chirico s'engage ainsi sur une voie proche des grands surréalistes belges Magritte et Delvaux.
La tentation de la grandeur antique se fait toutefois ressentir à la même époque, quand Giorgio peint des chevaux nerveux courant sur des ruines au bord de la mer ou des combats de gladiateurs aux airs de mêlée anarchique. On sait combien ces sujets furent exploités par certains contemporains italiens de l'artiste, enclins à flatter le nouveau régime fasciste en inscrivant Mussolini à la suite de Romulus et César. Heureusement, rien de tout cela chez De Chirico, qui passe d'une vision d'une élégante tristesse des éphèbes sur la plage (Picasso s'y mit aussi...) à une représentation presque grotesque de lutteurs maniérés à l'excès. On est plus du côté du Satyricon de Fellini que des statues ornant le Palazzo della Civiltà Italiana !



Assurément, De Chirico fut l'un des artistes modernes les plus portés vers le musée. A côté de copies d'œuvres illustres de la Renaissance ou de l'ère baroque, il réinvente l'héritage ancien en assumant pleinement le pastiche. Dans ses autoportraits en pied, sa mine grise et sévère contraste singulièrement avec la richesse du costume et l'élégance de la pose, dans un effet théâtral digne d'un modèle de Van Dyck. Inspiré par la nature morte du XVIIe siècle, il peint des fruits devant un fond de paysage_ une mise en scène où sa peinture métaphysiques et la rhétorique baroque se télescopent. L'épouse du peintre sert de modèle pour des toiles qui sont des hommages autant à sa beauté qu'aux grands maîtres. Madame De Chirico devient une gracieuse Vénus callipyge dans Automne et prête ses traits et son corps à de charnelles femmes en péril, attendant dans une pose soignée qu'un héros vienne la délivrer...Giorgio réactive ainsi les charmes artificiels de la grande peinture d'histoire, notamment de la manière décorative vénitienne, qu'il met à l'honneur dans Caprice vénitien à la manière de Véronèse : y éclate une sensibilité atmosphérique à grande échelle qui, quoiqu'un peu pompeuse, dénote une joie finalement assez rare dans son œuvre.



A partir des années 1950, l'invention cède la place à la reprise de sujets et de compositions antérieurs. Places désertes, bains mystérieux et mannequins sans visage refont leur apparition, parfois avec des changements à peine perceptibles. Cette phase de production, qui couvre tout de même près de 30 ans, a été diversement interprétée_ depuis le radotage pictural d'un artiste vieillissant en perte de vitesse, jusqu'à une destruction consciente de son art par le remploi incessant de motifs symptomatiques. La volonté de Giorgio se trouve probablement entre ces deux extrémités, d'autant qu'il renoue avec une certaine créativité dans sa dernière décennie. Résolument surréalistes, les ultimes toiles sont empreintes d'un style faussement enfantin, telle la silhouette mystérieusement hérissée de Cheval et cavalier au clair de lune. Avec Place d'Italie au soleil mort, surgit la fuite du temps, lourde de menaces, où s'annonce une inéluctable et proche disparition. Cette tension culmine dans Méditation (Il Meditatore), curieuse représentation d'un homme assis dans une pièce, qui peine à émerger d'un fatras hétéroclite. Serait-ce l'un des derniers autoportraits de De Chirico ? L'image correspondrait tout à fait à cet artiste, confrontant sans cesse les traces du réel à sa propre mythologie, au risque de se perdre dans des mondes fascinants de doutes...

Giorgio de Chirico la fabrique des rêves, du 13 février au 24 mai 2009 Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris. Ouvert du mardi au dimanche, de 10H00 à 18H00 ; nocturne le jeudi, jusqu'à 22H00. Tarif plein : 11 euros ; tarif réduit : 8 euros ; tarif jeune : 5,50 euros. Catalogue sous la direction de Fabrice Hergott (Paris, Paris-Musées, 2009, 360 pages, 39 euros).

Références photographies :
- Portrait du frère de l'artiste, 1909, huile sur toile, 119x75 cm, Berlin, Neue Nationalgalerie © BPK, Berlin, Dist. R.M.N./ Jürgen Liepe Giorgio De Chirico
- L'Enigme d'un jour, 1914, huile sur toile, 83x130 cm, Sao Paulo, Museu de Arte contemporanea da Universidade de Sao Paulo © Museu de Arte contemporãnea da Universidade de São Paulo, Brésil
- La Salut de l'ami lointain, 1916, huile sur toile, 48,2x36,5 cm, Italie, collection particulière © Courtesy Galleria dello Scudo, Vérone
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Le Poète et sa muse, 1925, huile et tempera sur toile, 91,1x73,7 cm, Philadelphia, The Philadelphia Museum of Art

© 2005. Photo The Philadelphia Museum of Art/ Art Resource/ Scala, Florence

- Il Meditatore, 1971, huile sur toile, 149x147 cm, Rome, Fondazione Giorgio e Isa de Chirico © Fondazione Giorgio et Isa de Chirico, Rome/ Giuseppe Schiavinotto