lundi 9 février 2009

Heureux qui comme Zeuxis... : exposition à Paris, Galerie Mendes

Heureux qui comme Zeuxis...a peint de beaux raisins ! D'après Pline l'Ancien, qui raconte l'anecdote dans sa fameuse Histoire naturelle, le peintre grec de l'Antiquité aurait peint un tableau avec des fruits si réalistes que les oiseaux tentaient de les picorer sur son œuvre. Si ledit tableau a malheureusement disparu depuis bien longtemps, les peintres des Temps modernes ont su renouveler le genre de la nature morte avec un brio pareil à celui des Anciens. Le talent n'a toutefois pas toujours suffi pour que ces artistes soient apprécié à leur juste valeur, cette production étant reléguée à un rang bien inférieur à celui du portrait ou de la peinture d'histoire. Une telle hiérarchie n'empêcha guère un développement international de la nature morte, en France comme en Espagne, dans les Flandres ou en Italie, ni une diversification du sujet, tantôt purement décoratif, tantôt allégorique.


De là à établir la genèse de la nature morte moderne, on ne saurait rester que dans l'hypothèse en attribuant à Caravage le premier tableau décrivant de façon autonome des objets animés, la fameuse Corbeille de fruits (Milan, Pinacoteca Ambriosana). Quoi qu'il en soit, l'attention très poussée du maître pour l'aspect véritable des choses trouve des échos ultérieurs chez les peintres de Milan, Rome ou Naples, autant de lieux où séjourna Caravage. A ces débuts de la nature morte correspond l'œuvre d'un Michelangelo Cerquozzi, actif dans la ville éternelle, et son Raisins, grenades et raves posés sur un entablement historié : la lumière semble y caresser les surfaces, faisant briller les chairs juteuses qu'un oiseau s'apprête à dévorer, une allusion possible au récit de Pline, et plus généralement à la rivalité entre Anciens et Modernes. Le devant de la table où repose les fruits est orné de quelque bataille pétrifiée_ mise en image de la prééminence de la nature sur les artifices de l'art ? Le ressort symbolique est en tout cas évident dans l'audacieuse Allégorie des sens, attribuée à Cristoforo Munari. S'y entassent des éléments immédiatement rattachables à telle ou telle perception, ainsi les instruments de musique liés à l'ouïe, les agrumes pour le goût ou encore le toucher représenté par ce ce geste du jeune homme prenant un marbre qu'il contemple avec gravité. Comme il s'agit de peinture, n'est-ce pas la vue qui est en majesté ? A défaut défaut d'entendre ou de manger, on ne peut que reconnaître la qualité visuelle très aboutie de chaque détail_ le bois lisse de la viole de gambe, la délicatesse des fragiles pétales de roses, l'extraordinaire ouvrage chatoyant du tapis. Ce type d'œuvre n'est pas totalement neuf, si l'on en juge par une toile antérieure, du milieu du XVIIe siècle, peinte par un artiste anonyme d'Italie du Nord et justement intitulée Nature morte aux instruments de musique et tapis de Turquie. Un rideau est tiré pour dévoiler la composition, comme si l'illusionnisme abouti du jeu de reflets et d'ombres nous empêchait de discerner la fiction peinte de l'environnement réel.

Si l'on peut être impressionnés par le nombre de tableaux inédits, la surprise n'est pas moindre avec la véritable redécouverte de deux artistes. Ainsi le lombard Gilardo Lodi, dont Raisins, pommes et grenades sur un entablement de pierre vient considérablement enrichir un catalogue d'œuvres aussi réduit que discuté. Le sujet a beau être redevable à l'anecdote de Pline l'Ancien comme un certain nombre de toiles analogues, le traitement en est sublimé par le clair-obscur. La pénombre fait ressortir les fruits en leur donnant une vraie monumentalité et même une noblesse, avec cet esprit moderne qui magnifie ces objets du quotidien jusqu'alors boudés par les Beaux-Arts. L'autre nom entièrement révélé (ou presque) est celui de Francesco Bona, jusqu'alors seulement connu par quelques critiques mais sans qu'on puisse lui attribuer avec certitude de toile autographe. La Nature morte aux chardons, citrons et roses dans un vase ne pose guère de problème de paternité puisque le tableau est signé et constitue donc, à ce jour, le point de départ du corpus de ce peintre napolitain actif autour de 1700. On ne peut qu'espérer une meilleure connaissance du peintre dans les années à venir, car Bona est un artiste pour le moins talentueux, décrivant avec une grande précision optique les moindres accidents et reliefs de la flore_ comme si la lumière projetée sur ces éléments, ressortant sur un fond sombre, s'attardait sur chaque pli, bosse ou aspérité.

La longue tradition d'un regard porté sur la réalité du quotidien, entretenue par les peintres flamands depuis le Moyen Âge, n'a guère tari au XVIIe siècle. On peut même dire qu'elle s'est diversifiée grâce à la collaboration des artistes mettant leurs dispositions pour tel ou tel sujet au service d'une composition outrepassant la hiérarchie des genres. Ainsi en va-t-il du Vase d'argent et putto arrangeant des fleurs, dû à deux étrangers actifs en Italie, le français Guillaume Courtois et le flamand Abraham Brueghel. Ce dernier avait de qui tenir puisqu'il n'était autre que l'arrière-petit-fils du génial Pieter Brueghel, fondateur de la fameuse lignée qui comptera aussi un autre grand peintre de fleurs, Jan Brueghel le jeune, collaborateur de Rubens...et grand-père d'Abraham. Dans ce tableau à deux pinceaux, chacun s'est surpassé dans sa spécialité, au point qu'il est difficile de dire qui, du putto ou de la composition florale, nous apparaît le plus réaliste, le plus vivant, le plus sensible...Car, à part le bambin dodu courant vers le bouquet, un autre enfant presque aussi vivace anime le tableau : il s'agit de la petite figure ailée, juchée sur l'anse du vase et qui se tourne vers son confrère de chair. A l'instar du petit être de métal, le vase est une symphonie scintillante et sonore d'aplats gris, de rehauts blancs, de reflets légers entre les ombres. Qu'y a-t-il qui mérite l'appellation de "nature morte" dans un tel tableau ? Le constat ne diffère guère face au panache coloré de Roses trémières, roses mousseuses, capucines et tournesol dans un vase. Son auteur, Karel Van Vogelaer, était un néerlandais qui passa l'essentiel de sa carrière à Rome, où il ne vola pas son surnom de Carlo dei Fiori, tant il savait faire d'un bouquet de fleurs un tourbillon festif. Minutieuse dans le rendu des pétales, la toile est aussi extrêmement bien organisée par son équilibre entre les différentes formes et teintes de corolles : les rosés alternent avec les taches bleu, le lisse se marie bien avec le rugueux . Et en bas, à moitié plongée dans l'ombre, une fleur donne une forte note solaire dans ces tranquilles variations. Le touffu tournesol réchauffe et s'impose tel un monarque radieux, évoquant un célèbre autoportrait de Van Dyck, bien avant que le motif ne soit bien sûr multiplié, sublimé et consacré par Van Gogh.


La nature morte du XVIIIe siècle est indéniablement marquée par une plus grande légéreté et clarté dans les modes de représentation, qui va bien sûr de pair avec l'évolution de la peinture d'histoire vers le style rococo. Malgré l'emploi d'un clair-obscur encore très dramatique, Gaspare Lopez procure une tendresse nouvelle à des motifs déjà traditionnels. Sous son pinceau, la fleur a quelque chose de cette douceur mélancolique chère à son contemporain Watteau, où le romantisme de la nature comme des sentiments échappe à la mièvrerie par une tristesse inéluctable, lourde en regrets et éclats. Si l'on se cantonne au seul domaine végétal, les affinités peuvent se rencontrer avec le français Jean-Baptiste Monnoyer, qui peint sous Louis XIV des compositions florales toutes aussi ambitieuses dans leur souci décoratif. Chez les Vénitiens, la forte identité picturale réussit même à se percevoir dans la nature morte, qui n'échappe pas à l'effervescence baroque caractérisant la Sérénissime dans les décennies précédant le baiser de mort de Bonaparte. Une paire de "caprices floraux" a ainsi été donnée au célèbre Francesco Guardi, à cause de la manière elliptique et tremblante pouvant rappeler en effet les fameuses vedute de l'un des derniers grands peintres vénitiens. En dépit d'une activité artistique s'étendant à la gravure et aux projets décoratifs, Guardi n'est guère documenté pour s'être essayé à la nature morte. C'est donc avec une prudence honnête que le catalogue attribue ces deux toiles à un "Maître Guardesco", appellation générique qui a l'avantage de cerner une production due à un ou plusieurs anonymes proches de Guardi...Peu importe, à l'extrême limite, l'auteur de telles œuvres, l'atmosphère si propre à la cité lagunaire est bel et bien là. La touche glissant sur la toile reflète un monde festif, exubérant dans le moindre détail où une vie effrénée s'engouffre, comme pour oublier un déclin inexorable. Une apparence de joie dans un monde à l'agonie, comme ce carnaval durant alors six mois l'an et ses masques somptueux, innombrables, cachant à peine la déchéance d'une ville, d'un peuple, d'une civilisation.

Le saut chronologique est immense, mais le lien n'est pas si éloigné quand on aborde, après les Temps modernes, la période contemporaine par le biais de Giorgio de Chirico. S'il y a un artiste du Novecento saisi par le vertige terrible d'une tradition et d'une histoire impressionnantes, si ce n'est écrasantes, c'est bien le maître de la "peinture métaphysique" (d'ailleurs bientôt célébré par une rétrospective parisienne sur laquelle nous reviendrons). Peint vers 1960, son Fruits dans un village apparaît comme une sorte de passerelle entre un répertoire bien établi et son langage éminemment moderne. Posé sur un rebord de fenêtre, sous un rideau, devant un fond de paysage, le motif fruitier nous ramène aussi bien à Caravage qu'aux artifices baroques décoratifs et à un illusionnisme spatial où la peinture encore et toujours brouille les pistes entre fiction et réalité. Cette même ambiguïté spatiale traduit un sentiment aussi personnel que significatif de l'auteur par rapport à l'art italien. Isolé dans un lieu incertain, troublant et même fascinant, le motif de la corbeille de fruits peut être comparé aux vestiges antiques peuplant les nuits solitaires des "peintures métaphysiques": Giorgio de Chirico rend hommage à une culture certes passées, mais dont l'empreinte paraît indélébile. Ancien et moderne se rejoignent dans un lieu incertain, porteur de rêves, d'interrogations mais aussi de plaisirs.


On dit la nature morte répétitive et ennuyeuse, alignant les mêmes poncifs sur des siècles. Voilà le genre de manifestation qui va, avec un certain courage, à l'encontre de ces préjugés et autres sentiers battus, pour affirmer comme il se doit que le génie de l'Italie des XVIIe et XVIIIe siècles outrepassait les limites pourtant très larges de l'œuvre de la "grande" peinture d'histoire. Après s'être attardé sur cette présentation brève mais remarquable de l'ère baroque à l'art moderne, il faut se rendre à l'évidence que le genre ici traité regroupe deux termes pour le moins antithétiques : nature morte est encore un de ces noms de convention à définitivement bannir de l'histoire de l'art !

Je remercie la Galerie Mendes pour leurs visuels aimablement transmis.

Heureux qui comme Zeuxis..., du 20 novembre 2008 au 21 février 2009. Galerie Mendes, 36, rue de Penthièvre, 75008 Paris. Ouvert lundi et samedi de 14H30 à 19H00 ; mardi, mercredi, jeudi et vendredi de 10H30 à 19H00. Entrée libre. Catalogue de Claudia Salvi (Paris, Galerie Mendes, 2008, 47 pages).

Références photographiques :
- Anonyme de l'Italie du nord, Nature morte aux instruments de musique et tapis de Turquie, milieu du XVIIe siècle, huile sur toile, 75x110 cm
- Abraham Brueghel et Guillaume Courtois, Vase d'argent et putto arrangeant des fleurs, vers 1670-1675, huile sur toile, 101,5x68 cm
- Maître Guardesco, Caprice floral avec un perroquet, XVIIIe siècle, huile sur toile, 71x94,5 cm
- Maître Guardesco, Caprice floral avec un plat cardinal, XVIIIe siècle, huile sur toile, 71x94,5 cm