mardi 30 septembre 2008

Andrea Mantegna, "primor pictor del mondo" : Le génie de Mantegna, par Keith Christiansen

L'exceptionnelle exposition Mantegna vient à peine de commencer que le Louvre entame une série de conférences complémentaires sur la personnalité artistique du peintre et le jugement de son œuvre à travers les siècles. On se souvient des précédents très positifs, autour de Primatice en 2005 puis de l’art vénitien du XVIe siècle l’année suivante, aussi bien par la diversité des intervenants que la qualité pédagogique de leurs propos. Le nouveau cycle, commencé lundi 29 septembre pour se terminer le 27 octobre 2008, s’annonce tout aussi prometteur_ et d’ailleurs, l’auditorium du Louvre a fait salle comble...

C’est à Keith Christiansen qu’est revenu l’honneur de prononcer la première conférence. Conservateur de longue date au Metropolitan Museum of Art de New York, ce spécialiste reconnu de l’art des Temps modernes a participé à de nombreux grands projets du musée américain ces dernières décennies, le dernier en date étant l’exposition Poussin and Nature Arcadian vision au printemps dernier (en collaboration avec l’incontournable Pierre Rosenberg pour un tel sujet). On lui doit aussi des travaux sur Caravage, la peinture siennoise du XVe siècle ou Orazio et Artemisia Gentileschi, ainsi qu’un article fouillé sur l’iconographie déroutante d’une Vénus et Cupidon de Lorenzo Lotto, entrée dans les collections du Metropolitan en 1986. Concernant Mantegna, Keith Christiansen est l’auteur d’un ouvrage publié en français sous le titre Andrea Mantegna Padoue et Mantoue, chez Hazan en 1995, faisant suite à son commissariat de la dernière rétrospective Mantegna organisée à Londres et New York en 1992.


L’exposé de Christiansen a porté sur la spécificité de l’artiste à son époque, notamment par les réactions de ses contemporains devant ses créations. Avec Giovanni Santi (père de Raphaël) exaltant un artiste universel, le poète napolitain Sannazaro décrivant un peintre génial au-dessus des autres ou le duc d’Urbino Federico de Montefeltro se trouvant « stupefatto » devant ses œuvres, il est clair que l’excellente fortune critique de Mantegna commença de son vivant.

Mais quelles sont donc les raisons précises d’un tel engouement ? Le spécialiste américain décèle dès les premières œuvres de Mantegna les dispositions ingénieuses qui lui vaudront son renom. Dans les fresques de la chapelle Ovetari (hélas ruinée pendant la seconde guerre mondiale, et qui fera l’objet d’une conférence lundi prochain) lors des débuts à Padoue, le peintre se livre à une véritable mise en scène cinématographique, si l’on en croit Christiansen : la tête de saint Jacques sur le point d’être décapitée est placée de telle sorte que le spectateur s’attende à ce qu’elle tombe à ses pieds après l’exécution, tandis la scène de la conversion de Josias rappellerait le plan de caméra fixe des plus grands cinéastes. Il y a une certaine tendance, parfois irritante, de comparer les génies de la Renaissance aux grands noms du septième art, mais l’analogie marche plutôt bien dans le cas de fresques prenant toujours en compte la position du spectateur.


Toujours dans le domaine de la peinture décorative, Christiansen n’a pu faire l’impasse sur la Chambre des époux, véritable mise en scène de la famille Gonzaga dans leur palais ducal de Mantoue : cette célébration habilement orchestrée d’aristocrates a fait l’objet d’une comparaison pour le moins audacieuse avec Les Ménines de Velázquez. Bien qu'ils participent à des événements imaginaires, tous les personnages sont reconnaissables, même le chien Rubino sous le siège de son maître... Là encore, la question du spectateur est primordiale, car entrer dans cette pièce revient à se trouver dans un pavillon fictif d'où l'on regarde vers l'extérieur (c'est-à-dire les représentations sur les murs).


L'une des autres grandes qualités artistiques de Mantegna, c'est bien sûr sa capacité à repenser les formules plastiques de la sculpture antique. Ont ainsi été cités la Sainte Famille (Dresde) et l'Ecce Homo (Paris, Musée Jacquemart-André), tous deux présents dans l'exposition, pour leur composition rappelant les portraits funéraires romains. L'un des cas les plus explicites d'hommage à l'antiquité reste le Saint Sébastien de Vienne, avec notamment l'architecture en ruine révélant la grande connaissance qu'avait Mantegna des techniques de constructions des anciens.


En abordant la gravure, Christiansen n'a pas esquivé les querelles sur la part de participation de Mantegna à l'exécution des gravures. L'artiste donnait-il seulement les dessins à des professionnels ou a-t-il manié le burin ? Bien qu'il ne l'ait pas explicitement déclaré, Keith Christiansen a plutôt penché pour la seconde hypothèse, en s'appuyant sur des considérations esthétiques. Comme il est très bien montré dans l'exposition, les gravures mantegnesques sont de qualité très inégale, et peuvent se diviser entre les copies gravées de tableaux du maître et les estampes réalisées sous le contrôle de Mantegna, voire par lui-même. Le chercheur a en effet soutenu sa démonstration par le fait que les plus belles épreuves révèlent une véritable ductilité dans le travail du burin, trahissant la main d'un peintre-dessinateur plutôt que celle d'un graveur professionnel.


Quoi qu'il en soit, la paternité de Mantegna est indiscutable quant à l'invention de motifs et de sujets moralisateurs très critiques. La fameuse double gravure en frise du Combat de dieux marins ne serait rien d'autre qu'une vision de l'envie menant à la folie, tout comme les images de Bacchanales. Dans un dessin autographe inachevé (Londres, British Museum) mais connu sous une forme développée par une gravure, Mantegna livre une vision dure de l'humanité sous le règne de l'ignorance. Keith Christiansen termine ainsi son brillant exposé en soulignant combien le cas de Mantegna (comme d'ailleurs celui de Léonard, a-t-il justement rajouté) montre que notre considération de la Renaissance comme un âge d'or humaniste et optimiste doit être relativisée par des oeuvres aussi critiques sur la société de cette époque, menacée par la bêtise.

lundi 29 septembre 2008

Antonio Pinelli, La Belle Manière

Voilà un ouvrage qu'on devrait recommander à tout étudiant en histoire de l'art italien, tant le propos de cet essai apporte un éclairage limpide, érudit et peu contestable sur une période des plus difficiles à appréhender. En un peu plus de 300 pages, cette synthèse permet à peu près d'en finir avec les inexactitudes et les raccourcis traînant ici ou là sur l'histoire globale de l'art italien du XVIe siècle. Professeur d'histoire de l'art à l'université de Pise, Antonio Pinelli est un véritable touche-à-tout, qui passe avec aisance d'une question ardue à une autre. Les grands concepts d'anticlassicisme, de seconde Renaissance, de maniérisme ne lui font pas peur, et c'est bien là son principal mérite : rendre à ces termes parfois un peu vides tout leur sens et articuler une histoire de l'art trop longtemps perdue dans une vision floue face aux tendances nombreuses et parfois opposées du Cinquecento.

Depuis les travaux fondateurs des spécialistes anglais et germaniques dès la fin du XIXe siècle, le maniérisme a connu un retour en grâce pour le moins mérité. Cette revalorisation avait toutefois été largement conditionnée par une quête implicite des racines "préhistoriques" des avant-gardes modernes : le XVIe siècle s'ouvrait avec le génie névrosé mais superbe de Michel-Ange pour se terminer avec l'art fiévreux et délicieusement irrationnel de Greco. Entre ces deux extrémités chronologiques, un ensemble hétéroclite d'oeuvres, de talents et d'inventions trouvait une unité artificielle sous le vocable très convenu de "maniérisme". Il y a bien sûr eu quelques nuances, largement discutées dans les années 1960 à 1980 par les historiens de l'art anglais et américains, avec des ruptures liées entre autre à la mort de Raphaël en 1520 ou au sac de Rome en 1527. On parlait, et l'on parle encore dans un certain nombre de livres généralistes sur la question, de premier puis de second maniérisme, point. A partir de cette vision forcément biaisée, Antonio Pinelli décortique l'historiographie précédant ses recherches, en en pointant les apports et les carences, pour proposer une thèse bien plus intéressante. Et force d'admettre que, sur la base des témoignages contemporains et de l'examen d'oeuvres issues des grands centres de la péninsule au XVIe siècle, la démonstration convainc aisément et se montre difficile à affiner davantage.

Ainsi, le Pontormo de Pinelli est moins maniériste qu'anticlassique. Le grand peintre toscan appartient à cette génération d'artistes qui, comme Rosso ou Beccafumi, rompt violemment avec l'esthétique sereine et idéale triomphant dans la Florence des années 1500-1510 avec Andrea del Sarto, Fra Bartolommeo et le jeune Raphaël. Pontormo est d'ailleurs âprement jugé par Vasari, le chantre du maniérisme, qui considère avec un dédain mêlé d'incompréhension les oeuvres de son aîné. La démonstration s'appuie d'abord, en effet, sur Florence qui a l'avantage de présenter de précieux témoignages sur l'interprétation contemporaine des oeuvres de la Renaissance_ mais l'on pourra regretter que Pinelli ne fait que survoler les cas moins connus, mais loin d'être moins passionnants, de Girolamo Genga à Urbino ou d'Amico Aspertini à Bologne (ce dernier fait d'ailleurs actuellement l'objet d'une exposition monographique, sur laquelle nous reviendrons peut-être).
Malgré tout, cette "insurrection anticlassique", ainsi que l'appelle l'auteur, touche de nombreux foyers artistiques avec à la fois certaines caractéristiques communes_ discontinuités de la perspective, exacerbation des expressions, contrastes tranchés des couleurs_ et des variations très fortes d'un artiste à l'autre. Comme un certain nombre de commentateurs avant lui, Pinelli décèle très clairement dans les années 1520-1530 une nette inflexion de ces expériences : aux tendances exubérantes s'ajoute l'élégance classique, recherchée et souvent virtuose qui donne presque naturellement naissance au maniérisme. Dans ce mouvement progressif mais presque uniforme, la puissante recherche personnelle (et parfois solitaire!) se fond souvent dans un art de cour à la désinvolture bien maîtrisée. Désormais, le style, ou plutôt la "maniera" énoncée par Vasari, fait l'art. Et contrairement à la définition que Patricia Falguières donne au maniérisme dans son Découvertes Gallimard, le maniérisme n'est en rien une avant-garde, mais bien la tendance intellectuelle dominante dans l'Europe entière entre 1530 et 1600. Sans surprise, Antonio Pinelli fait remonter les origines de cette manière à la diaspora des élèves romains de Raphaël dans les années 1520. Le séjour de Perin del Vaga à Gênes ou l'établissement de Giulio Romano à Mantoue sont autant d'épisodes bien connus, tout comme le centre artistique de Fontainebleau voit triompher au milieu du XVIe siècle un art à l'artificialité séduisante avec la venue en France de Cellini et Primatice. Les extensions de la manière sont, dans la suite de l'ouvrage, moins envisagées d'un point de vue géographique que conceptuel et chronologique.

La seconde partie de La Belle Manière tente de donner des contours et des principes à des lignes floues et des idées facilement antagonistes. Vasari lui-même arrivait à se contredire dans la définition du maniérisme, qu'il considérait comme un équilibre subtil entre nature et culture_ et l'historiographe est resté finalement assez vague sur les applications pratiques de cette affirmation. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'une mouvance aussi alambiquée que le maniérisme, confinant parfois à une certaine forme d'abstraction, ait cherché ses repères dans le domaine non visuel de la littérature : chiasmes, oppositions et oxymorons sont autant de figures de style qui trouvent leurs correspondances figuratives dans les figures serpentines et autre corps soumis à des torsions peu naturalistes. A cette distance par rapport à l'imitation de la réalité s'ajoute une indéniable prégnance de la mise en scène décorative, qu'il s'agisse de l'exemple particulier des grotesques (rapidement mais correctement traité, à compléter par les études d'André Chastel et Philippe Morel) ou du cas plus général d'une théâtralité touchant peinture, sculpture et architecture comme pour mieux insister sur le côté factice de l'oeuvre d'art. Hélas, beaucoup de ces inventions géniales se cristallisèrent en stéréotypes répétitifs, dans le rapport nouveau_ et indéniablement moderne_ entre l'artiste et son commanditaire incarné par la figure du courtisan.
Finalement, c'est moins l'assèchement des ressources esthétiques que l'inadéquation de cette culture aux nouvelles mentalités émergentes, qui signent l'arrêt de mort du maniérisme. Les oeuvres aux multiples degrés d'interprétation, allant jusqu'à brouiller la compréhension du sujet, n'étaient plus de mise à l'heure où le Concile de Trente et les recommandations du cardinal Paleotti exigeaient un art immédiatement lisible, c'est-à-dire débarrassé de "fioritures" alambiquées au risque d'être incompréhensibles. Sans minimiser la dimension religieuse, évidemment incontournable, on pourra aussi évoquer la sphère profane, et en particulier l'essor des sciences. A la fin du XVIe siècle, notamment à la cour de Rodolphe II ou dans la Florence de Jacopo Ligozzi, les esquisses d'animaux et de plantes prétendent à une description précise et détaillée de l'être vivant, entre naturalisme artistique et pédagogie de l'image (pour de plus amples développements sur ces prototypes des planches d'histoire naturelle, on renvoit à la récente édition chez Macula de l'ouvrage fondamental d'Ernst Kris, Le style rustique, qui comporte aussi une nouvelle publication de son essai Georg Hoefnagel et le naturalisme scientifique). Ce n'est là qu'un des aspects de cette évolution de l'art de la Renaissance vers une certaine rationalité de la forme, que le XVIIe siècle a recherché en même temps qu'il a multiplié les tentatives de rendu de l'invisible dans le visible.

Aussi étrange que cela puisse être, Antonio Pinelli est l'un des rares auteurs italiens à s'être penché sur "Anticlassicisme et maniérisme dans l'art du XVIe siècle"_ c'est le sous-titre de son essai_, dont les différentes étapes ont pourtant été principalement élaborées dans les laboratoires artistiques de Florence et Rome avant d'essaimer dans toute l'Italie et au-delà. On pourra d'ailleurs reprocher à Pinelli un trop grand "italocentrisme", par son traitement succint des modèles bellifontains, son peu d'allusions aux Flandres et à Prague, et son silence total sur le monde germanique. Et pourtant, c'est bien là où l'aventure du maniérisme avait commencé qu'elle se termine : avec les révolutions des Carrache et de Caravage, l'Italie ouvrait un nouveau chapitre de son histoire de l'art et offrait à l'Europe d'autres modèles auxquels se référer.

Antonio Pinelli, La Belle Manière Anticlassicisme et maniérisme dans l'art du XVIe siècle, traduit de l'italien par Béatrice Arnal, Paris, Le Livre de poche, 1996 [édition originale : Turin, Giulio Einaudi Editore, 1993], 316 p.

Comme son nom l'indique...

...Ce blog sera consacré non seulement aux productions artistiques propres à l'Italie, mais aussi à leur influence à l'étranger.

Dire que l'Italie est un pays hautement artistique relève du pléonasme. Les formes qu'ont pu revêtir les différentes expressions esthétiques, par leur portée intellectuelle et leur longévité, relèvent d'un domaine pour lesquelles les études critiques semblent infinies. Modestement, mais avec une passion véritable, ce blog s'efforcera donc d'apporter sa pierre à l'édifice de la connaissance et du partage du goût. Des étrusques à Pennone, de Turin à Palerme en passant par Milan ou Florence, de la statuaire antique à l'architecture baroque sans oublier la peinture du Novecento ou le dessin à la Renaissance, le champ abordé offre bien plus de pistes que celles qui pourront être véritablement traitées. Ce à quoi s'ajoute, par-delà les Alpes, une fascination quasi amoureuse entretenue depuis déjà quelques millénaires, traduite par les séjours ou voyages d'artistes étrangers (Greco, Duquesnoy ou Poussin, pour ne citer qu'eux), et leurs corollaires que sont les déplacements féconds des italiens hors de leurs frontières_ tel Bernin en France, Bellotto en Pologne, Tiepolo à Würzburg et Madrid, en s'en tenant encore aux cas les plus connus...

Cette démarche s'inscrit dans le prolongement de mon activité de publication sur le web, entamée en 2005 sur différents sites et sujets. Malgré mon intérêt éclectique, l'attrait pour la culture transalpine reste le plus fort, et il m'a semblé tout naturel de dédier un blog uniquement consacré à la thématique qui me tient le plus à cœur. Avec ce support forcément personnel et ciblé, c'est aussi une façon de rendre hommage non seulement aux artistes qui ont su formidablement entretenir la vitalité de la création dans la variété et la durée, mais aussi à tous ceux qui, à un moment ou un autre, ont su faire porter mon intérêt sur tel ou tel aspect de l'art italien. A l'heure où l'Europe s'affirme tout en questionnant ses fondements, et_ qu'on le veuille ou non_ les cultures se mondialisent dans des échanges constants parfois ambigus, la question de notre rapport à la culture transalpine reste, malgré son histoire bien établie dans une sorte de classicisme intemporel, d'une troublante actualité.

Concrètement, ce site sera enrichi, de façon plus ou moins régulière, de textes portant sur des oeuvres, des artistes, des expositions, des musées, des collections, des ouvrages, des articles, etc...Le point de vue sera forcément partiel, voire partial, et j'espère donc créer un échange permettant la confrontation des opinions, la construction de débats et l'apport d'informations. J'accepterai donc, avec grand plaisir, invitations aux vernissages, envois de livres, participations à des rencontres, etc, me permettant plus facilement de dynamiser ce site en l'ancrant aussi bien dans les faits contemporains qu'au contact de diverses personnalités et institutions. Dans le même ordre d'idée, donner la parole à ceux qui créent, diffusent, protègent ou font vivre ces arts aurait toute son utilité, notamment par le biais d'interviews voire de tribunes.

Voilà les quelques pistes envisagées, toujours foisonnantes et multiples quand il s'agit d'aborder la vertigineuse richesse esthétique du monde italien. Comme disait l'homme d'état autrichien Metternich : "L'Italie est comme un artichaut qu'il faut manger feuille à feuille". On n'a donc pas fini d'effeuiller cet objet fascinant qui, je le souhaite, réunira ici même amateurs, curieux, créateurs, professionnels, néophytes et autres italianophiles. Arrivedeci !